Le 12 avril 2014, à la Maison des Mines et des Ponts et Chaussées de Paris s'est tenu le troisième colloque international sur la Corée, intitulé "Démocratie et paix : analyse et perspectives de la situation en Corée et en Asie de l'Est". Alors que les deux précédents colloques internationaux sur la Corée avaient été organisés à Paris à l'initiative de l'Institut de recherches coréennes du XXIe siècle - Forum coréen international, avec les interventions de membres de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC), le colloque du 12 avril 2014 était pour la première fois co-organisé par le Forum coréen international et l'AAFC. Au moment où la défense de la démocratie au Sud de la péninsule constitue un objectif prioritaire tant pour l'AAFC que pour les militants progressistes sud-coréens en France, le colloque a réaffirmé la nécessité d'agir pour la paix et la démocratie dans la péninsule coréenne, les deux thématiques apparaissant intimement liées.
Après l'ouverture des travaux par Patrick Kuentzmann, secrétaire général de l'AAFC, la première table ronde a été consacrée à la défense de la démocratie en Corée du Sud en tant qu'exigence pour la paix et la réunification.
Ji Young-chul, ancien coprésident de l’Alliance coréenne pour la réunification indépendante et la démocratie, ancien coprésident du Centre pour l’économie alternative, a tout d'abord présenté les implications du changement politique opéré par la présidente sud-coréenne Mme Park Geun-hye, élue en décembre 2012 et entrée en fonctions en février 2013, comme traduisant le risque d'une dérive fasciste et une montée du danger de guerre. La crise politique a été précipitée par une intervention massive des services de renseignement (NIS) dans la campagne électorale présidentielle. Au plan social, la répression de la grève des cheminots de Korail a traduit le franchissement d'un degré supplémentaire dans l'offensive contre les travailleurs, entraînant par ailleurs une division du camp conservateur - le comportement du pouvoir ayant été critiqué par Kim Hyun-chol, fils de l'ancien président Kim Young-sam, l'expert des questions économiques du Parti Saenuri Kim Jong-in, ou encore Lee Jae-oh et Chung Mong-joon. Au plan économique, la crise se manifeste par une soumission du pouvoir aux intérêts des chaebols (comme en témoigne notamment la poursuite, contre l'opinion publique, du projet d'aménagement des quatre principaux fleuves sud-coréens) et une explosition de la dette publique et privée. Enfin, dans les relations internationales, Mme Park Geun-hye a choisi l'alignement sur les Etats-Unis, y compris dans la critique du Nord. Les choix gouvernementaux qui ont été opérés vise à la suppression brutale des forces d'opposition, conduisant à faire revivre la dictature fasciste de l'ère Yusin, tout en accélérant les préparatifs d'une guerre contre la Corée du Nord dans le cadre des exercices militaires menés conjointement avec les Etats-Unis. Dans ce contexte, l'unité s'impose pour permettre l'établissement d'un nouveau régime réformateur et démocratique.
Puis Lee Sang-hun, coprésident de l’Alliance coréenne pour la réunification indépendante et la démocratie, ancien vice-président du Parti démocratique du travail, a souligné les implications de la grève générale et de la nécessité d'une démocratie progressiste. Revenant sur la grève des cheminots de décembre 2013 contre la privatisation, qui a été la plus longue (23 jours) de l'histoire des chemins de fer sud-coréens, il a souligné le lancement le 25 février 2014, par le syndicat KCTU, d'une grève générale alliant les revendications sociales et les exigences démocratiques. Resituant ce mouvement social dans la tradition des luttes coréennes, depuis le soulèvement du 1er mars 1919 jusqu'à celui de juin 1987, il a mis en exergue la convergence des revendications dans un front uni des luttes sur le mot d'ordre de démission de la Présidente Park Geun-hye. Les militants progressistes combattant en ce sens subissent une répression sans précédent, dont témoignent la procédure d'interdiction en cours du Parti progressiste unifié (PPU) et la condamnation à douze ans de prison du député du PPU Lee Seok-ki.
Enfin, Benoît Quennedey, vice-président de l'AAFC chargé des actions de coopération, a mis en exergue les condamnations internationales de l'actuelle dérive autoritaire en Corée du Sud. Le rapport 2013 sur les droits de l'homme du département d'Etat américain dresse un bilan critique sans précédent, depuis la mise en place d'un régime de démocratie parlementaire à Séoul, des évolutions en cours en Corée du Sud. La loi de sécurité nationale (LSN), qui permet les arrestations arbitraires d'opposants, a conduit à 102 arrestations en 2013, soit un niveau record au cours de ces dix dernières années, tandis que s'étend la surveillance illégale de professionnels des médias, d'hommes politiques et de simples citoyens. La procédure de déclaration préalable des manifestations a été dénoncée en juin 2013 comme une atteinte à la liberté de réunion par Mme Margaret Sekaggya, rapporteure des droits de l'homme pour les Nations Unies, qui a également critiqué le manque d'indépendance politique de la Commission nationale des droits de l'homme (CNDH), dépourvue de pouvoirs contraignants. Enfin, l'interdiction le 24 octobre 2013 du syndicat des enseignants a méconnu les principes de l'Organisation internationale du travail (OIT). Dans ce contexte une mobilisation internationale, que relaie l'AAFC, s'organise, comme en ont témoigné l'ampleur des manifestations en France contre la visite de Mme Park Geun-hye, puis pour le premier anniversaire de son élection. Le gouvernement américain a choisi d'exercer des pressions directes sur la Corée du Sud en matière de droits de l'homme, mais d'autres gouvernements - dont celui français - ont préféré cédé aux pressions économiques de Séoul.
Les débats ont porté sur la qualification du régime sud-coréen, traduisant aussi les différences de cultures politiques : en Corée du Sud, la référence au fascisme renvoie explicitement à la période de colonisation japonaise puis au régime militaire du Président Park Chung-hee, père de l'actuelle présidente. Stephen Cho, directeur de l'Institut de recherches coréennes du XXIe siècle, a souligné le caractère répressif, ouvertement fasciste, de la LSN, en application de laquelle il a été emprisonné pendant sept ans. Sur la grève des cheminots, Lee Sang-hun a observé que d'ores et déjà 140 licenciements de dirigeants syndicaux avaient été prononcés et que des poursuites étaient en cours à l'initiative de l'entreprise, contre les cheminots ayant fait grève, notamment pour obtenir un dédommagement des pertes subies par Korail. Dans la mesure où l'accord de fin de grève n'a pas été respecté par la direction de Korail, 100 cheminots ont engagé, le 9 avril 2014, une grève de la faim.
La seconde table ronde a été consacrée à la situation diplomatique et militaire en Asie de l'Est et aux perspectives d'un système pour la paix.
Patrick Kuentzmann, secrétaire général de l'Association d'amitié franco-coréenne, a souligné l'enjeu coréen au coeur du "pivot asiatique". Le contrôle de l'Eurasie permet d'assurer une suprématie mondiale - hier de l'Angleterre, aujourd'hui des Etats-Unis, puissances maritimes - dessinant un pivot autour duquel s'organise la recherche de l'hégémonie sur la planète. Théorisé par Zbigniew Brzezinski, conseiller à la sécurité nationale du Président Jimmy Carter puis conseiller de Barack Obama, candidat à l'élection présidentielle en 2008, le maintien de l'hégémonie américaine se traduit par des interventions des Etats-Unis aux confins de "l'île-monde" (Corée 1950-1953, Vietnam 1955-1975) et dans un "arc des crises" s'étendant des Balkans à l'Asie centrale en passant par le Moyen-Orient. C'est dans ce cadre que s'est opéré, depuis 2000, un rééquilibrage des forces militaires vers la zone Asie-Pacifique qui doit concentrer, à l'horizon 2020, 60 % des unités de la marine américaine, tout en apparaissant également vitale pour le contrôle des flux d'approvisionnement en pétrole et en matières premières. Si la Chine a été identifiée dès le début des années 2000 comme le futur adversaire stratégique des Etats-Unis, elle est aussi devenue un créancier et un de ses fournisseurs majeur. La justification de la présence américaine en Asie Orientale implique d'entretenir un foyer de tensions dans la péninsule coréenne, la péninsule devenant un champ de bataille pour l'hégémonie mondiale. Le néoconservateur John Bolton, ancien sous-secrétaire d'Etat (2001-2005) chargé du contrôle des armements et de la sécurité internationale, a dressé la feuille de route de cette stratégie, consistant à accréditer l'idée que la Corée du Nord refuse de respecter ses engagements, à stopper les pourparlers à six, à renforcer les sanctions contre Pyongyang en y associant plus étroitement la Russie et la Chine et à l'étrangler économiquement. Le programme nucléaire nord-coréen apparaît ainsi comme la conséquence, et non la cause, de l'absence de traité de paix en Corée.
Puis Victor Hugo Jijon, membre de la Commission pour la défense des droits humains en Equateur, et par ailleurs membre du Mouvement de l'unité plurinational Pachakutik, a exposé l'importance de l'Asie de l'Est au plan géoéconomique et géopolitique, pour la recherche de la paix. Dans un contexte de crises simultanées - socio-économique, alimentaire, écologique, énergétique (la production d'hydrocarbures a atteint son maximum au début des années 2010) - les investissements globaux pour l'exploitation et la production de gaz naturel et de pétrole ont placé l'Asie de l'Est pratiquement au premier rang mondial. La raréfaction globale des ressources naturelles alimente les conflits en Asie de l'Est, parallèlement à un déploiement de la puissance économique chinoise qui ne correspond pas à une présence de confrontation (contrairement à celle des Etats-Unis) mais s'opère néanmoins au mieux des intérêts de la Chine. Les alternatives consistent à rechercher de nouvelles formes d'intégration régionale, économique et politique (sur le modèle de l'ALBA), à dessiner les contours d'une nouvelle architecture financière internationale (en Equateur, la FMI et la Banque mondiale ont été rejetés du pays), à renouveler les organisations multilatérales et à établir de nouveaux rapports directs entre les pays en développement du Sud.
Benoît Quennedey, vice-président de l'AAFC, a ensuite présenté l'économie nord-coréenne, composée de plusieurs "strates" économiques : une économie planifiée traditionnelle, marquée par l'autonomie des entreprises depuis 2002 et la fin de la planification impérative ; les marchés généraux de biens et de services ; les zones économiques spéciales. Alors que les structures et le niveau de développement sont ceux d'un pays à revenus intermédiaires, les autres indicateurs de développement que le PIB/habitant (santé, éducation) étant plus élevés, l'objectif affiché des autorités nord-coréennes est aujourd'hui l'élévation du niveau de vie de la population - ce qui implique des investissements étrangers accrus. Des sanctions économiques sans équivalent au monde handicapent l'atteinte de cet objectif, et ont ouvert la voie à la Chine comme partenaire économique et investisseur étranger privilégié. Compte tenu du potentiel de développement de l'économie nord-coréenne, notamment au plan minier (y compris les terres rares), les questions économiques et la situation diplomatiquement apparaissent étroitement imbriquées.
Enfin, Jean Salem, professeur de philosophie à l'Université Paris 1 (Panthéon-Sorbonne), a exposé les perspectives de paix en Corée au regard de la situation politique en Asie orientale. Revenant sur son voyage en Corée du Sud en 2013, il a souligné la puissance des luttes sociales mais aussi le climat de répression, dont témoigne notamment les poursuites engagées contre l'avocat Jang Kyung-uk pour sa participation à une conférence sur la paix en Corée (à laquelle l'AAFC était également présente). Balayant avec ironie les clichés sur les deux Corée, il a détaillé les erreurs commises par les partisans de la thèse - démentie depuis plus de 20 ans - de l'effondrement imminent de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) - désormais réduits à prophétiser l'idée de survie de la Corée du Nord. Dans un contexte d'affaiblissement de l'empire américain et de montée des périls, la Corée apparaît comme le seul endroit au monde où se croisent les intérêts de quatre grandes puissances : les Etats-Unis, qui ont diabolisé la Corée du Nord dans le concept d' "Axe du mal" et persistent sur la triple voie du fondamentalisme, de l'unilatéralisme et du militarisme ; la Russie, dont la situation actuelle - comme en Syrie - témoigne du retour sur la scène internationale ; le Japon, qui est engagé dans une montée du militarisme dont témoigne les positions du Premier ministre Shinzo Abe ; la Chine, encerclée par un chapelet de bases américaines, et qui tente de desserrer cet étau au travers d'alliances comme au sein de l'Organisation de coopération de Shanghaï. Dans un tel contexte, le devoir des militants français est de soutenir les camarades coréens et de défendre la paix et la réunification de la péninsule contre ceux qui, Gouvernement français en tête, bradent l'intérêt national en s'alignant sur les positions américaines.
Les débats, très riches, ont porté notamment sur le déploiement de la puissance chinoise, et les comparaisons entre les situations de pays ou régions périphériques, comme le Vietnam et l'Amérique latine.
En conclusion, Stephen Cho, directeur de l'Institut de recherches coréennes du XXIe siècle, a souligné les risques de la constitution autour des Etats-Unis d'une alliance militaire menaçant la paix, de type OTAN, en Asie de l'Est, compte tenu de l'intérêt stratégique que revêt la position de la Corée. Il a souligné que l'alternative était le renforcement de la coopération régionale, sur un modèle qui devrait sans doute plus s'inspirer de l'ALBA que de l'Union européenne.
Les discussions se sont achevées autour d'un buffet offert aux participants.
Photos : Alain Noguès