Dans la culture populaire, Gribouille est un personnage qui se jette dans l’eau par crainte de la pluie, subissant ainsi les ennuis mêmes qu'il voulait éviter. Gribouille inspire-t-il la politique des Etats-Unis à l'égard de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) ? On pourrait le croire depuis que l'administration américaine demande à la RPDC de renoncer à sa force de dissuasion nucléaire comme préalable à l'engagement de négociations… sur l'abandon du programme nucléaire de la RPDC. Parallèlement à ces exigences, le Gribouille américain ne semble disposé à prendre aucune initiative pour mettre fin à l'état de guerre qui perdure en Corée depuis 1953, ce qui serait pourtant le meilleur gage d'une dénucléarisation « complète, vérifiable et irréversible » de la péninsule coréenne - de toute la péninsule. Cette politique suivie par l'administration Obama depuis son entrée en fonction, en janvier 2009, a un nom : « patience stratégique ». Une telle politique, du propre avis d'experts américains, est parfaitement contre-productive et incohérente à la lumière du récent accord conclu par les Etats-Unis avec la République islamique d'Iran au sujet du programme nucléaire iranien.
En visite en Corée du Sud le 6 décembre 2013, le vice-président américain Joe Biden a déclaré dans un discours prononcé à l’université Yonsei de Séoul que les Etats-Unis ne tolèreraient pas que la Corée du Nord, qualifiée de « menace », se dote de l’arme nucléaire. « Il ne subsiste aucun doute que les Etats-Unis sont prêts à tout pour se défendre et assurer la sécurité de ses alliés contre la menace nord-coréenne », a affirmé Biden lors de son intervention. « Le gouvernement américain n’acceptera jamais que la Corée du Nord devienne un pays détenteur de l’arme nucléaire », a-t-il ajouté.
Réaffirmant la position américaine, Biden a appelé la Corée du Nord à amorcer sa dénucléarisation au plus vite, de manière complète, vérifiable et irréversible. C'est le discours récurrent des responsables de l'administration Obama à propos de la Corée du Nord.
Les 29 et 30 octobre 2013, le représentant spécial de la Chine pour les affaires coréennes Wu Dawei était à Washington pour des entretiens avec la sous-secrétaire d'Etat américaine aux affaires politiques Wendy Sherman. A cette occasion, le responsable chinois fit part de la volonté de la Corée du Nord de reprendre sans conditions préalables les négociations à six pays (Etats-Unis, Corée du Nord, Corée du Sud, Chine, Russie, Japon) sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne, et a pressé le gouvernement américain d'y répondre favorablement et au plus vite.
Par la voix de son envoyé spécial sur le dossier nucléaire, Glyn Davis, en visite en Chine le 21 novembre 2013, le gouvernement américain a répondu à cette offre en affirmant que la RPDC devait offrir des « preuves concrètes » de son engagement pour un désarmement nucléaire « irréversible » avant toute reprise des négociations, une position partagée par les gouvernements de la Corée du Sud et du Japon, principaux alliés des Etats-Unis dans la région.
La Corée du Nord devrait donc consentir à sa dénucléarisation, soit le résultat final recherché par les Etats-Unis, comme condition préalable à une simple entrée en négociation sur la levée des sanctions et la signature d'un traité de paix pour remplacer l'armistice qui a mis fin aux combats de la guerre de Corée en 1953. Or, précisément, l'absence d'un régime de paix permanent dans la péninsule coréenne est la justification avancée par la RPDC pour sa force de dissuasion nucléaire.
En visite en Corée du Sud le 22 novembre, Davis a déclaré à nouveau qu'il n'était pas dans l'intérêt des Etats-Unis de reprendre les pourparlers à six tant que la RPDC ne donne pas un signe concret de son intention de renoncer à l'arme nucléaire.
Les exigences actuelles de l'administration Obama quant à un « démantèlement complet, vérifiable et irréversible » du programme nucléaire de la République populaire démocratique de Corée sont dans le parfait prolongement des conditions posées de 2001 à 2005 par l'administration Bush avant toute négociation avec Pyongyang. Ce type d'exigence n'aboutit pas à une dénucléarisation de la péninsule coréenne, au contraire. Au moins, l'administration Bush accepta-t-elle de négocier avec la RPDC quand elle s'en aperçut. Mais Washington fit preuve de peu de sincérité dans les négociations et ne respecta pas les accords passés, ce qui ne fit qu'éloigner un peu plus la perspective d'une solution pacifique et durable en Corée.
Entrée en fonction en janvier 2001, l'administration Bush classa la Corée du Nord parmi les pays de l' « axe du mal » en 2002 et annula l'Accord cadre de 1994 qui gelait la production nord-coréenne de plutonium. Par la suite, l'administration Bush rejeta les ouvertures faites par la RPDC, laquelle redémarra sa production de plutonium et se lança dans la fabrication d'uranium à usage militaire.
Finalement, le 19 septembre 2005, l'administration Bush accepta un accord lors des pourparlers à six, prévoyant de « coordonner les mesures […] conformément au principe 'engagement pour engagement, action pour action' ». Mais, presque simultanément et contrairement aux engagements fixés dans la Déclaration conjointe du 19 septembre de respecter la souveraineté nord-coréenne et de promouvoir la coopération économique, les Etats-Unis bloquèrent 25 millions de dollars de fonds détenus par Pyongyang dans une banque de Macao pendant les vingt mois suivants, sur la base bancale d'accusations de blanchiment et de fabrication de fausse monnaie.
En conséquence, la RPDC suspendit sa participation aux pourparlers à six et, le 9 octobre 2006, testa sa première arme nucléaire. En attirant ainsi l'attention de l'administration américaine, les négociations purent reprendre. Après le déblocage des fonds nord-coréens gelés à Macao, les six pays parvinrent à un accord en octobre 2007 sur la deuxième phase de la mise en œuvre de la Déclaration conjointe du 19 septembre 2005. Cet accord comprenait l'obligation pour la Corée du Nord d'arrêter le réacteur nucléaire de Yongbyon et de transmettre les détails de son programme d'armement nucléaire.
Fin juin 2008, Pyongyang avait rempli ses obligations de la deuxième phase. Cependant, dans un discours prononcé le 18 juin, la secrétaire d'Etat Condoleezza Rice annonçait que les Etats-Unis demandaient d'avancer à la deuxième phase les questions prévues dans la troisième phase, telles que la vérification et l'accès au réacteur, avant même que les Etats-Unis remplissent leurs propres engagements dans le cadre de cette deuxième phase. Cela provoqua un nouvel arrêt brutal des négociations.
A l'époque, le candidat à l'élection présidentielle américaine Barack Obama affirmait vouloir négocier, en notant que communiquer avec un adversaire n'était pas récompenser ce dernier mais un moyen de protéger les intérêts nationaux de l'Amérique. Pourtant, en mars 2009, l'administration Obama décida qu'elle ne céderait pas à ce qu'elle décrivait comme un cycle de « provocations » suivies de récompenses et prôna la « patience stratégique » à l'égard de la RPD de Corée.
Les Etats-Unis refusant désormais de négocier, la RPD de Corée se retira formellement des pourparlers à six pays en avril 2009 et son deuxième essai nucléaire eut lieu quelques semaines après, le 25 mai. La secrétaire d'Etat Hillary Clinton réaffirma la politique américaine de « patience stratégique » le 21 octobre 2009 : « les sanctions actuelles ne seront pas levées avant que Pyongyang prenne des mesures vérifiables et irréversibles pour la dénucléarisation. » Le 13 février 2013, la Corée du Nord procéda à son troisième essai nucléaire.
Aux Etats-Unis, des experts ayant travaillé au sein même de l'administration ou de l'armée dénoncent l'inconséquence de la politique de « patience stratégique » en Corée, ou plutôt le décalage existant entre les conséquences de cette politique – une Corée du Nord dotée d'une force de dissuasion nucléaire – et les buts affichés de l'administration américaine – la dénucléarisation de la Corée du Nord.
Ainsi, le 21 novembre 2013, le général Robert Gard, président du Centre pour le contrôle des armements et la non-prolifération, a vivement regretté la « patience stratégique » américaine dans un article de The Diplomat, revue de référence pour les questions relatives à la zone Asie-Pacifique :
« Le seul espoir de parvenir à l'objectif d'une péninsule coréenne sans armes nucléaires, ou même de réduire la menace posée par une Corée du Nord dotée de l'arme nucléaire, passe par les négociations. […] On comprend mal pourquoi l'administration américaine consent à négocier avec l'Iran au sujet de son programme nucléaire mais pas avec la Corée du Nord. »
Le général Gard n'est pas un doux rêveur : vétéran des guerres de Corée et du Vietnam, il a été, entre autres, assistant de deux secrétaires à la Défense, directeur du développement des ressources humaines de l'armée américaine et président de l'Université nationale de la défense des Etats-Unis. Le général Gard a pris sa retraite de l'armée américaine en 1981 après 31 ans de services.
De son côté, interrogé le 26 novembre par l'agence officielle KCNA, un porte-parole du ministère des Affaires étrangères de la RPD de Corée a accusé les Etats-Unis de poser des « conditions absurdes » à la reprise des pourparlers à six : « Ce que le représentant spécial [américain Glyn Davies] a dit et fait pendant sa tournée dans les pays voisins de la RPDC prouve que les Etats-Unis n'ont depuis le début aucun intérêt à ce qu'aient lieu les pourparlers à six. […] Nous voulons un règlement négocié de la question, mais nous n'adhérerons jamais aux conditions préalables déraisonnables proposées par les Etats-Unis. […] La RPDC reste attachée à l'objectif de dénucléarisation totale de la péninsule coréenne, mais elle sera obligée de renforcer progressivement sa force de dissuasion nucléaire tant que les Etats-Unis poursuivront leurs actions hostiles et accroîtront leurs menaces nucléaires. »
A moins que Gribouille soit aux commandes, et si elle souhaite sincèrement que la question nucléaire en Corée trouve une solution « complète, vérifiable et irréversible », l'administration américaine doit donc réviser sa politique de « patience stratégique » et reprendre au plus vite les négociations sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne, comme le demandent la Chine, la Russie et, bien sûr, la Corée du Nord. Cela implique que l'administration américaine ne fasse pas du résultat des dites négociations leur propre préalable... Dans la situation actuelle, si ce n'est pas Gribouille qui dicte la politique de Washington en Corée, on pourrait penser que les Etats-Unis se satisfont de la tension quasi-permanente régnant dans la péninsule coréenne, voire même l'encouragent. Ils tireraient alors prétexte de cette tension pour maintenir et renforcer leur présence dans une région hautement stratégique. On n'ose y croire.
Sources :
Robert Gard, "'Strategic Patience' with North Korea", The Diplomat, 21 novembre 2013
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