Le 23 juin 2016 à Paris, Benoît Quennedey, vice-président de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) chargé des actions de coopération, a prononcé une conférence sur l'engagement des intellectuels français (artistes, scientifiques, journalistes, juristes) contre la guerre de Corée. Retour sur un combat pour la paix et la vérité toujours d'actualité, qui coïncide cette année avec les actions engagées par l'AAFC dans le cadre du mois de solidarité internationale avec le peuple coréen pour sa réunification, du 25 juin (date du début de la guerre en Corée, en 1950) au 27 juillet (1953, signature du traité d'armistice mais n'ayant pas conduit à la conclusion d'un traité de paix pour laquelle milite l'AAFC).
Premier conflit de la guerre froide, et aussi première guerre où sont intervenues militairement les Nations Unies en prenant fait et cause pour l'une des parties contrairement au mandat de la Charte des Nations Unies, la guerre de Corée a causé des millions de morts et entériné la partition de la péninsule. Outre les militants pacifistes et progressistes qui ont refusé la guerre, des intellectuels se sont engagés pendant et après le conflit, y compris en France, subissant les foudres de la répression.
Peint en janvier 1951, sept mois après le déclenchement des hostilités, le tableau cubiste et expressionniste de Pablo Picasso Massacre en Corée s'inspire, dans son organisation, du Tres de Mayo de Goya et de L'Exécution de Maximilien par Manet : l'espace de la toile sépare clairement, à gauche, les victimes (des Coréens nus) et les bourreaux, à droite (des soldats occidentaux prenant les traits de robots déshumanisés, abusant de la supériorité de leur armement). De fait, non seulement l'armée américaine a envisagé le recours à l'arme nucléaire, moins de dix ans après les bombardements d'Hiroshima et Nagasaki, mais elle a utilisé des armes chimiques et batériologiques, en méconnaissance de la convention de Genève de 1925.
"Massacre en Corée" de Pablo Picasso. Cette huile sur toile (110 x 210 cm) est conservée au Musée Picasso, à Paris.
L'opposition aux armes chimiques et batériologiques, marquée par les premiers bombardements massifs au napalm en période de guerre, et dont l'usage reste farouchement nié jusqu'à nos jours par le gouvernement américain malgré des preuves multiples (y compris dans les archives de la CIA relatives au dossier Frank Olson), a donné lieu à la constitution d'une Commission d'enquête internationale, dirigée par l'entomologiste britannique Joseph Needham et constituée notamment de Français. Ce refus de la guerre chimique a aussi été au coeur des combats menés par le Congrès mondial de la paix présidé par le Nobel français Frédéric Joliot-Curie.
Plusieurs oeuvres d'artistes français témoignent de la poursuite du combat pacifiste après l'armistice du 27 juillet 1953. Les Coréens a été la première pièce de Michel Vinaver, écrite en 1955 et mise en scène une seule fois à Lyon en 1956 par Roger Planchon avant un long purgatoire pour cette oeuvre censurée comme portant atteinte au moral des troupes françaises (elle met en scène des soldats perdus du bataillon français de Corée, qui découvrent l'humanité des Nord-Coréens) - elle sera toutefois en coréen en 1991, alors que la Corée du Sud se démocratise, puis publiée en France par Actes Sud en 1993.
Un autre moment essentiel de l'engagement des intellectuels français contre la guerre en Corée prend place autour du voyage à Pyongyang, en 1958, d'Armand Gatti et Jean-Claude Bonnardot, Claude Lanzmann, Chris Marker et Francis Lemarque. Le livre de photos de Chris marker intitulé Coréennes rend compte de son admiration pour le courage du peuple coréen, alors confronté aux difficultés de la reconstruction d'après guerre dans un pays toujours soumis à de sévères pénuries. Pour sa part, Claude Lanzmann narre une histoire d'amour contrariée avec une Nord-Coréenne dans Le lièvre de Patagonie. Bien que particulièrement critique vis-à-vis des autorités de la RPD de Corée pendant son séjour (comme l'indique un essai d'Antoine Coppola sur le voyage des intellectuels français de mai 1958), le cinéaste auteur de Shoah, aujourd'hui nonagénaire, est retourné en Corée du Nord au début des années 2000, et était encore récemment aux réceptions de la délégation générale de la RPD de Corée à Paris.
La création artistique la plus remarquable suite au voyage de mai 1958 est toutefois sans doute le film Moranbong, qu'on peut considérer comme la première - et seule, à ce jour - coproduction franco - nord-coréenne. Le premier long-métrage de Jean-Claude Bonnardot, sur un scénario d'Armand Gatti, est un film à valeur documentaire, axé sur la vie d'une troupe de théâtre sous la guerre et les bombes, reprend la forme coréenne traditionnelle du pansori. Il a donné lieu à de multiples difficultés de tournage, dont rend compte Antoine Coppola dans Ciné-voyage en Corée du Nord : l'expérience du film Moranbong, et a été frappé par la censure dès sa sortie en France en 1960 (pour l'anecdote, la signature de la décision d'interdiction avait été prise sous la signature du ministre de l'Information du général de Gaulle, Louis Terrenoire, qui allait devenir président de l'AAFC quelques décennies plus tard). Le film resortira finalement en 1964, avant d'être perdu, puis retrouvé, et enfin diffusé et primé au Festival international du film de Pyongyang en septembre 2010.
Puis la mémoire de l'engagement contre la guerre en Corée s'est affaiblie en France, du fait notamment du changement de cap du Parti communiste français (PCF), organisateur de la manifestation parisienne du 28 mai 1952 contre "Ridgway la Peste", quand le PCF prônait une ligne prête à l'affrontement au paroxysme de la guerre froide.
Mais l'AAFC a repris le flambeau du combat non seulement pour une paix durable en Corée, mais aussi pour la mémoire et la vérité - face aux tentatives grossières de certains gouvernements engagés en Corée sous le drapeau des Nations Unies, au premier rang desquels le gouvernement américain, de nier l'évidence de l'utilisation d'armes chimiques et bactériologiques - dont avaient pourtant rendu compte, dès l'époque de la guerre, des journalistes comme Wilfried Burchett, un des tout premiers à avoir alerté l'opinion publique mondiale sur les conséquences des bombardements nucléaires d'Hiroshima et Nagsaki, initialement niées en bloc par le gouvernement et l'armée américains. Cette constance des positions et des luttes de l'AAFC apparaît d'ailleurs dans la liste de ses membres fondateurs en 1969 : parmi eux nous retrouvons le compositeur-interprète Francis Lemarque, membre de la délégation d'intellectuels français ayant visité Pyongyang en mai 1958 et rencontré le Président Kim Il-sung, auteur de chansons pacifistes et antimilitaristes (notamment "Quand un soldat", interprétée également par Yves Montand, cf. ci-dessous). Et le film Moranbong sera projeté par l'AAFC dans les années suivant sa fondation, au tournant des années 1960 et 1970 : s'engager pour la paix et le dialogue entre les peuples, en refusant les idées reçues et le diktat de la majorité qui entretiennent la haine de l'autre et la guerre, tel est le sens de l'action que mène l'AAFC depuis près d'un demi-siècle.
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