Cette année marque le soixantième anniversaire du déclenchement de la Guerre de Corée qui opposa pendant trois ans la Corée du Nord , soutenue par la Chine, à la Corée du Sud, soutenue par une coalition des Nations Unies menée par les Etats-Unis. Le 27 juillet 1953, un accord d'armistice mit fin aux combats après quatre millions de morts civils et militaires mais, soixante ans après, la Corée est toujours « techniquement » en guerre. Les armées des deux camps se font toujours face de part et d'autre du 38ème parallèle, tandis que les relations entre les Etats-Unis et la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) restent dominées par les disputes autour du programme nucléaire militaire nord-coréen. Mais les relations entre les deux pays sont hantées par une autre question : l'utilisation d'armes biologiques par les Etats-Unis contre des populations civiles pendant la Guerre de Corée. S'il était avéré que Washington a introduit et utilisé en premier de telles armes de destruction massive en Corée, il s'agirait d'une violation des conventions internationales et cela donnerait une nouvelle légitimité à la force de dissuasion nucléaire développée par la RPDC. La chaîne de télévision Al Jazeera a consacré une longue enquête à cette affaire qui, avec les massacres de civils perpétrés avec la complicité de l'armée américaine et mis à jour par la Commission Vérité et Réconciliation sud-coréenne, constitue un des « sales petits secrets » (titre du reportage diffusé par Al Jazeera) de la Guerre de Corée, premier conflit armé de la Guerre froide.
La Corée du Nord affirme depuis longtemps que les Etats-Unis ont utilisé des armes biologiques contre les populations civiles au cours de la Guerre de Corée. Les forces américaines auraient largué sur plusieurs villages de Corée des bombes « bactériologiques » contenant des insectes, des coquillages et des plumes porteurs de la maladie du charbon, de la typhoïde et de la peste bubonique. Les Etats-Unis ont toujours nié avec véhémence ces accusations, les qualifiant de simple propagande et poursuivant ceux qui s'en faisaient l'écho.
Diffusée par la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, l'émission People & Power a mené l'enquête sur ces accusations, en accompagnant en Corée du Nord un éminent universitaire japonais, le professeur Mori Matasaka, qui essaie depuis vingt ans de connaître la vérité sur cette affaire. En se rendant pour la quatrième fois en RPDC, le professeur Mori voulait plus particulièrement parler aux témoins directs des attaques biologiques perpétrées en 1952 contre leurs villages.
En introduction du reportage intitulé « Dirty little secrets » (« Sales petits secrets ») diffusé le 17 mars 2010, le professeur Mori et le producteur de l'émission People & Power, Tim Tate, admettent n'avoir eu aucune illusion en allant en Corée du Nord, pays réputé secret et fermé aux journalistes. De fait, à toutes les étapes de leur enquête en Corée, Mori et Tate étaient accompagnés de représentants du gouvernement nord-coréen, contrôlant strictement ce qui était filmé.
Dans un musée de Pyongyang, le professeur Mori a commencé par examiner une pièce consacrée à ce que les Nord-Coréens présentent comme les preuves de la guerre biologique menée par les Etats-Unis, dont des bocaux contenant des spécimens de mouches, de moustiques et de puces qui auraient transporté des agents pathogènes mortels.
Le capitaine Ryu Uk-hui, de l'Armée populaire de Corée (APC), a attiré l'attention du scientifique japonais sur des cylindres métalliques récupérés pendant le conflit, des bombes conçues, selon l'officier de l'APC, pour s'ouvrir à l'impact en libérant les insectes destinés à infecter la population locale. Sur les images d'un film d'actualités nord-coréen de 1952, le professeur Mori put ainsi observer des insectes rampant sur le sol couvert de neige à proximité d'un cylindre ouvert.
Dans le film du musée de Pyongyang, apparaissent aussi 36 pilotes américains faits prisonniers et livrant un compte rendu détaillé de leur participation à la guerre bactériologique menée par les Etats-Unis. Tout cela pourrait constituer de fausses preuves, comme l'a toujours affirmé Washington, d'autant que tous ces pilotes sont revenus sur leurs « aveux » après leur retour aux Etats-Unis à la fin de la guerre.
Mais d'autres témoignages sont plus difficiles à mettre en doute.
Le reportage présenté par Al Jazeera a suivi le professeur Mori dans la campagne nord-coréenne jusqu'au village de Hwanjin où l'attendaient deux vieux hommes, simples agriculteurs « ne semblant pas être apprêtés pour l'occasion », pour reprendre l'expression des journalistes d'Al Jazeera. L'un de ces hommes, Yun Chang-bin, a parlé avec passion des circonstances dans lesquelles son père et beaucoup d'autres sont décédés, peu après l'apparition des insectes.
« C'était au mois de mars, dit Yun Chang-bin dans le reportage. Les mouches étaient grosses et de couleur brunâtre. Peu après, vers avril, de terribles épidémies comme la fièvre typhoïde ont éclaté. Les gens du village avaient de la température. Ils ont perdu l'appétit puis ont eu mal aux bras et aux jambes, il y avait beaucoup de douleur. »
Yun explique encore que plus de trente personnes sont décédées parmi les cinquante familles habitant le village. « Mon père est mort. Il avait une forte fièvre, puis n'a plus été capable d'utiliser la moitié inférieure de son corps, ni de se nourrir ou de bouger. » Puis s'adressant directement au professeur Mori : « Je veux que vous alliez raconter aux gens qui aiment la paix dans le monde toutes les atrocités que les Américains ont commises pour nous faire du mal, pour nous rendre malheureux, et pour nous tuer tous, nous le peuple coréen, en répandant des microbes avec des bombes pour nous exterminer. »
Dans un autre village, un autre témoin oculaire, Li San décrit le cylindre métallique qui, près de soixante ans auparavant, est tombé sur un lac gelé d'un avion volant à basse altitude, répandant sur la neige sa cargaison d'insectes. Les habitants du village ont alors commencé à être malades et à mourir. « Il y avait du sang dans leurs selles. Puis leur fièvre s'est aggravée, et elle leur faisait tout vomir. Ma grand-mère est morte après avoir attrapé cette fièvre. Un de mes oncles est mort aussi. Nous devons donc considérer les Américains comme nos ennemis jurés – comment penser du bien d'eux », déclare Li San.
Au fil des ans, Mori Matasaka a interrogé des dizaines de Nord-Coréens qui lui ont tous raconté des histoires similaires. « Ils m'ont raconté leur histoire, en versant des larmes et en grimaçant de colère. Ils m'ont dit que cette guerre bactériologique avait vraiment eu lieu. » Mais, même s'il trouve ces histoires convaincantes, le professeur Mori sait que les témoignages de citoyens nord-coréens ne suffiront pas à persuader un monde sceptique que les Etats-Unis ont utilisé des armes biologiques en Corée. « Une enquête scientifique devrait être réalisée par des médecins ou des biologistes. Je pense qu'il est absolument nécessaire qu'une organisation non politique et purement scientifique soit envoyée en Corée du Nord pour y enquêter », affirme Mori.
Une commission d'enquête a déjà existé. Le gouvernement nord-coréen invita une commission d'enquête internationale dans les mois qui suivirent les premières accusations lancées à l'encontre des Etats-Unis, en 1952. Composée de scientifiques venus de France, d'Italie, de Suède, d'Union soviétique et du Brésil, dirigée par le grand embryologiste britannique – aux sympathies de gauche - Joseph Needham, la commission visita les zones touchées, interrogeant les malades et les mourants pour analyser en détail leurs infections.
La commission rédigea un rapport de 600 pages incluant les résultats d'autopsies de victimes, lesquelles permirent d'identifier la peste bubonique, le choléra et la maladie du charbon. Les conclusions de la commission confirmaient donc les accusations lancées par la Corée du Nord : les Etats-Unis avaient mené une guerre bactériologique en Corée. Malgré l'abondance apparente de preuves scientifiques, ces conclusions furent à nouveau rejetées par les Etats-Unis comme de la désinformation communiste.
Selon le professeur Mori, si une nouvelle enquête internationale devait être entreprise, elle devrait dépasser le seul cadre de la Corée du Nord et s'étendre en particulier aux Etats-Unis où la vérité se trouve certainement, enfouie avec les autres secrets accumulés par la superpuissance américaine pendant la Guerre froide.
Le reportage de People & Power révèle ainsi que, durant les années 1940 et 1950, les scientifiques travaillant sur la base militaire américaine de Fort Detrick, dans le Maryland, ont élaboré des moyens de charger des bombes avec des insectes infectés par la peste bubonique et d'autres agents pathogènes mortels.
Les journalistes de People & Power ont également découvert deux documents étonnants conservés aux Archives nationales américaines, prouvant que les Etats-Unis ont acquis le savoir-faire de l'Unité 731 de l'armée japonaise, qui avait pratiqué des expériences atroces sur les êtres humains dans les années 1930 et 1940 afin de perfectionner les techniques de la guerre biologique. Grâce à ces « recherches », les forces du Japon impérial purent larguer des milliers de « bombes biologiques » sur le nord de la Chine pendant la Seconde Guerre mondiale, tuant des millions de civils.
Un troisième document portant la mention « Top Secret » apprend que, en septembre 1951, le Comité des chefs d’états-majors interarmées des Etats-Unis donna l'ordre de commencer « des essais sur le terrain à grande échelle […] afin de déterminer l'efficacité de certains agents BW [bacteriological warfare / guerre bactériologique] dans des conditions opérationnelles. »
Mais les journalistes de Al Jazeera ont réussi à retrouver Kenneth Enoch, maintenant âgé de 85 ans et vivant dans une communauté de retraités au Texas. Enoch dit ne pas avoir été maltraité ou endoctriné et semble reconnaître, au moins en partie, que les Etats-Unis ont employé des armes biologiques pendant la Guerre de Corée. « Les gens qui s'occupent de ça n'ont pas à aller se battre, et c'est une affaire très agréable pour eux. Mais, vous savez, ils se servent de vous pour les envoyer », a ainsi déclaré l'ancien pilote aux journalistes de People & Power. Kenneth Enoch continue néanmoins de nier avoir joué un quelconque rôle personnel dans des attaques au moyen d'armes biologiques.
Les rapports des missions de bombardement effectuées par Kenneth Enoch en Corée du Nord ont été retirés des archives officielles par les enquêteurs de l'US Air Force en mars 1952, soit deux mois après sa capture et une semaine avant ses aveux sur la « guerre bactériologique ». Les journalistes de People & Power ont cherché à obtenir un entretien avec des responsables du département d'Etat et du département de la Défense des Etats-Unis pour évoquer les questions soulevées dans leur reportage. Le département d'Etat et le département de la Défense n'ont pas voulu accorder d'entretien et ont aussi refusé de répondre à dix questions précises posées par l'équipe de People & Power au sujet des allégations nord-coréennes.. Au lieu de cela, un porte-parole de l'administration américaine a rejeté les affirmations de la Corée du Nord comme « sans fondements », les qualifiant de « campagne de désinformation refusant de mourir ».
Alors qui croire? Le professeur Mori Matasaka pense connaître la réponse. « L'utilisation d'armes biologiques dans une guerre viole la Convention de Genève. Je crois que c'est la raison pour laquelle les Américains rejettent ces allégations. Mais je n'ai aucun doute. Je suis absolument certain que cela a eu lieu. »
Il est évident que si les affirmations nord-coréennes venaient à être prouvées, les Etats-Unis s'exposeraient à des poursuites pour crimes de guerre, une situation pour le moins gênante quand les Etats-Unis jouent de leur autorité morale pour conduire les efforts internationaux de lutte contre le terrorisme mondial et contre la prolifération nucléaire. Mais tant que l'innocence ou la culpabilité des Etats-Unis ne sera pas clairement établie – éventuellement suite à une enquête indépendante – un des plus longs mystères de la Guerre froide continuera de peser sur les relations entre Washington et Pyongyang.
Pour en savoir plus : Patrick Berche, L'Histoire secrète des guerres biologiques : mensonges et crimes d'Etat, Robert Laffont, 2009
Source (y compris photos) : Al Jazeera, « Dirty little secrets » (47mn, en anglais), première diffusion le 17 mars 2010 dans l'émission People & Power
🇰🇵 🇺🇸 Dirty Little Secrets | Rewind
This People and Power film from 2010 investigated accusations that in 1952 the United States acquired and used germ-warfare technology on North Korea. The fi...