Il était une fois un réalisateur, un photographe, qui n'avait pas encore accédé à la célébrité. Il était une fois un pays toujours méconnu, bien qu'il sortît d'une effroyable guerre civile et internationale. Ce réalisateur s'appelle Chris Marker. Ce pays s'appelle la Corée. Avec Coréennes, le futur réalisateur de La Jetée nous a décrit, avec sensibilité, l'âme humaine du peuple coréen, dans cet ouvrage publié en 1959 à l'issue de son voyage en République populaire démocratique de Corée.
Coréennes : ce titre ne doit pas s'entendre comme une louange aux femmes du Pays du Matin Calme, mais au sens de pièces d'inspiration coréenne, de scènes quotidiennes de la vie du peuple coréen qui reconstruisait avec une ardeur inouïe son pays dévasté par la guerre.
Chris Marker a voyagé en Corée en 1958. En République populaire démocratique de Corée. Mais à aucun moment il ne veut accoler le qualificatif "nord-"coréen, tant la Corée est indissolublement une, par son histoire et sa culture. Car la subtilité de Chris Marker, dans son regard comme photographe et dans sa parole comme narrateur, a consisté à comprendre la société coréenne en se référant constamment à sa culture, son histoire, ses traditions. Pas de disgressions politiques, encore moins de jugements de valeur : en ce sens, Chris Marker se démarque catégoriquement de ce qui est devenu, aujourd'hui, la matrice des reportages médiatiques à sensations sur la Corée du Nord.
Ces récits de la vie quotidienne donnent à voir les différentes facettes de l'âme coréenne, sans tomber dans le cliché. Des témoignages poignants, comme celui de cette jeune fille, le visage couvert de larmes, dont les deux parents sont morts pendant la guerre de Corée. Des scénettes empreintes de tendresse et d'humour, ainsi dans ces jeux d'enfants qui, sous la caméra de Chris Marker, offrent un spectacle improvisé plein de grâce et de gravité. Les clichés pris sur le vif donnent ainsi à voir une joie de vivre au lendemain de la guerre de Corée en dépit des difficultés, dans une langue très belle qui souligne encore, par ses références, les points d'ancrage à une culture humaine qui tend à l'universel :
"L'odeur des champs m'avait déjà rendu l'Italie, avant que l'entrée dans les tombeaux de Kanso ne me rendit Caere et les tombeaux étrusques. Il paraît que la comparaison géographique entre la Corée et l'Italie est traditionnelle : on s'émeut de trouver la géographie d'accord avec le sentiment (mais la géographie n'est peut-être que du sentiment en code). La lumière, la beauté des visages, ce goût de vivre qui fait que rien n'y paraît négligeable ni futile (...) les mêmes dômes couverts de gazon comme des tourelles de fort, les mêmes couloirs (...) et en étendant rétrospectivement le souvenir, comme un film qu'on remonte, la route de Cerveteri avec ses barrières en X sur les champs, son pont de pierre et les zigzags (kobl-ah, kobl-ah, chantait mon ami Kim) que l'on voit déjà sur le tableau de Filippo Lippi" (Coréennes, p. 70).
Pour nous qui, à l'AAFC, avons visité la Corée près d'un demi-siècle après Chris Marker, nous avons été touchés de découvrir les mêmes gestes et les mêmes traditions, en nous attachant à la vie quotidienne. Certes, les chapeaux traditionnels en crin de cheval ont disparu et nous n'avons plus vu de charmeur de serpent, mais la même croyance dans les vertus incomparables de l'insam ne manque pas de surprendre, et l'on retrouve cette même culture traditionnelle, qu'il s'agisse de la musique, de la danse ou des arts culinaires.
Comme Chris Marker en conclusion de son récit, nous voulons dire : "Au fond de ce voyage, il y a l'amitié humaine. Le reste est silence".
Référence : Chris Marker, Coréennes, le Seuil, collection "court-métrage", n°1, Paris, 1959.