Le réalisateur et photographe Chris Marker est décédé le 29 juillet 2012. En 1958, cinq ans après la fin de la guerre de Corée, un voyage en République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) avait donné lieu à la publication en 1959 d'un recueil de photographies, Coréennes, décrit par son auteur comme un court-métrage réalisé avec des images fixes, ou un "ciné-essai" Coréennes apparaît comme une étape, du double point de vue du voyage fait par Chris Marker et de l'apport ultérieur des photographies de Coréennes à l'oeuvre de l'artiste.
En 1958, à l'invitation des autorités nord-coréennes, un groupe d'intellectuels et de journalistes français a visité la République populaire démocratique de Corée. Parmi eux, Chris Marker côtoie Claude Lanzmann, qui se complaît dans le rôle du Français du groupe systématiquement critique sur tout ce qu'il voit - à qui l'auteur de La Jetée n'adressa pratiquement pas la parole, et qui tirera de son voyage un récit de quelques pages dans le Lièvre de Patagonie sur une liaison supposée, sans doute fortement romancée, avec une infirmière nord-coréenne. Parmi les autres participants, le chansonnier Francis Lemarque, proche du Parti communiste français, et futur membre fondateur de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) en 1969, réalisera un témoignage sous forme d'un film muet de quarante minutes.
Toujours dans le groupe de Français, Armand Gatti et Jean-Claude Bonnardot réaliseront la première co-production entre la France et la RPD de Corée, Moranbong, dont l'histoire a été reconstituée par Jérémy Segay, et qui a été montré au Festival international du film de Pyongyang en septembre 2010. L'idée du film est née des discussions lors d'un des deux dîners des membres de la délégation avec le Président Kim Il-sung (photo ci-dessous). Le film devait ensuite être frappé par la censure en étant interdit d' "exploitation" et d' "exportation", car présentant les troupes des Nations Unies "sous un jour peu favorable". Comble d'ironie, la décision d'interdiction a été prise sous la signature du ministre de l'Information du général de Gaulle, Louis Terrenoire, qui devait quelques années plus tard devenir président de l'AAFC.
Pour sa part, dans Coréennes, Chris Marker a choisi d'éluder les traumatismes et les blessures de la guerre de Corée encore toute proche, en mettant l'accent sur l'expérience humaine du regard et du visage - comme celui de cette Coréenne, Ri Hae-sun, en illustration de couverture, tenant à la main un mouchoir blanc (photo à droite, source) - pour retracer l'histoire et l'avenir de la Corée - qui n'est ainsi jamais qualifiée "du Nord" - en une succession de récits.
Du point de vue de l'oeuvre de l'artiste, André Habib et Viva Paci ont montré que le recueil Coréennes avait occupé une place importante dans la création de Chris Marker, à la fois par la définition d'un style et la réapparition des photographies de Corée dans des oeuvres ultérieures :
"Le lecteur ne sait jamais si les scènes photographiées le sont telles quelles, ou si elles proviennent d'une partie d'un film non dévoilé, ou si elles sont simplement un accompagnement, voire une illustration d'un autre texte. Certains fragments photographiques se retrouvent dans d'autres productions de Chris Marker (par exemple le cliché de la couverture ou celui d'un danseur) notamment dans le film Si j'avais quatre dromadaires, puis plus récemment dans l'installation Immemory One, en 1997, et ensuite dans un onglet du CD-Rom Immemory.
Chris Marker présente des scènes séparées, des éléments parfois éparpillés dans l'espace du pays qu'il visite, qui sont repris, abordés et étudiés systématiquement sous un autre angle dans ses films et ses installations. Coréennes apparaît comme une matrice dont les idées, les sentiments, les sensations et les commentaires seront intégrés dans des productions postérieures. Plusieurs questions naissent : la narration visuelle a-t-elle une valeur de documentaire historique ou simplement sert-elle d'anticipation aux productions filmiques ? Quels statuts possèdent ces photographies ? Sont-elles des facteurs servant à l'évocation d'un souvenir résonnant face à une actualité particulière ?"
Sources :
- André Habib, Viva Paci, Chris Marker et l'imprimerie du regard, L'Harmattan, 2008. Ouvrage en partie consultable sur Internet à l'adresse suivante, p. 219 sq (citation p. 226) ;
- Jean-Pierre Thibaudat, "Moranbong" : l'incroyable histoire du premier film franco nord-coréen, article publié le 3 novembre 2010 (dont photo avec le Président Kim Il-sung).