Le 29 juin 2015, à Paris, Benoît Quennedey, vice-président de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) chargé des actions de coopération, a prononcé une conférenceintitulée : "Du refus de la guerre de Corée en France au combat pour un traité de paix : retour sur les victimes de la manifestation contre le général Ridgway, le 28 mai 1952", que nous reproduisons ci-après. Cette conférence a pris place dans le cadre des activités menées par l'AAFC à l'occasion du mois de solidarité avec le peuple coréenqui, tous les ans, entre le 25 juin (début de la guerre de Corée en 1950 ) et le 27 juillet (armistice en 1953), permet de rappeler le combat pour un traité de paix en Corée, en lieu et place de l'accord d'armistice.
Premier conflit ouvert de la guerre froide, la guerre de Corée, du 25 juin 1950 jusqu’à l’armistice du 27 juillet 1953, a opposé pour la première fois les deux camps – occidental et socialiste – lors de combats dont la portée a largement dépassé la péninsule coréenne.
Pour cette conférence, nous nous sommes appuyé sur un ouvrage de Michel Pigenet publié en 1992 aux éditions L’Harmattan, Au cœur de l’activisme communiste des années de guerre froide : « La manifestation Ridgway », qui a servi de source à un article d’André Narritsens sur le site de la section d’Aubervilliers du Parti communiste français (PCF). Un roman de Louis Aragon, Blanche ou l’oubli, publié par Gallimard en 1967, revient également sur la manifestation du 28 mai 1952 contre « Ridgway la peste » (par référence à l’utilisation en Corée d’armes chimiques par les troupes des Nations Unies sous commandement américain). Par ailleurs, un membre de la direction du PCF d’Aubervilliers, Bernard Orantin, a mis à notre disposition plusieurs documents d’archives, principalement des coupures de presse du Journal du canton d’Aubervilliers, communiste, et nous tenons à l’en remercier vivement, ainsi que pour le temps qu’il a bien voulu nous consacrer et pour ses démarches auprès, notamment, de familles de victimes de la manifestation.
Le refus d’un conflit effroyable – qui a causé des millions de victimes – a d’abord été porté, en France, par le Mouvement de la paix et le PCF qui, à plusieurs reprises, ont appelé à manifester contre la guerre dans la péninsule coréenne, engendrant une sévère répression :
le 24 janvier 1951, la police a procédé à 3 267 arrestations à proximité de l’hôtel Astoria, où séjournait le général Eisenhower, qui dirigeait alors l’OTAN, tandis que les cars de manifestants étaient bloqués aux portes de Paris ;
le 12 février 1952, plusieurs dizaines de personnes ont été arrêtées « à titre préventif » et gardées pendant une journée dans la cour de l’ancien hôpital Beaujon.
La manifestation contre le général Ridgway, le 28 mai 1952, à l’occasion d’une visite en France (où il avait débarqué la veille) dans le cadre d’un séjour en Europe, revêt une signification particulière : ce dernier a commandé les troupes américaines en Corée avant de prendre la tête, fin avril 1952, des troupes de l’OTAN. Le nom du général Ridgway avait été conspué dans les cortèges du 1er mai, et lors d’une première manifestation le 23 mai 1952 la police avait procédé à 279 interpellations (dont 42 suivies de maintiens en état d’arrestation et d’inculpations). Dans un paroxysme de grand peur anticommuniste, la plupart des manifestations en France étaient alors interdites – et pour la manifestation contre le général Ridgway du 28 mai il ne sera même pas sollicité d’autorisation. Au demeurant, le préfet de police Jean Baylot avait interdit, par un arrêté en date du 27 mai, les rassemblements sur la voie publique.
« Grande journée de lutte du prolétariat et du peuple parisien », selon l’expression utilisée par François Billoux lors de la réunion du Comité central du PCF de décembre 1952, la journée de manifestation du 28 mai 1952 à Paris a ainsi mis aux prises manifestants et policiers, les seconds reculant à plusieurs reprises sous la pression des premiers qui entrent dans Paris par colonnes de plusieurs milliers de militants, sans parvenir toutefois à tenir le rassemblement initialement prévu place de la République. Quelques chiffres rendent compte de la puissance de l’affrontement : officiellement, 372 blessés (dont 27 grièvement) du côté des forces de l’ordre ; 718 interpellations du côté des 20 000 manifestants (pour retenir une estimation intermédiaire entre les chiffres des organisateurs et ceux de la police), fréquemment accompagnées de passages à tabac, et le registre d’information du parquet a compté jusqu’à 170 noms. Les 22 derniers inculpés, non plus pour le motif d’atteinte à la sécurité intérieure (dénué de fondement), mais pour « rébellions et insultes à agents », « port d’armes » et « coups et blessures », sont convoqués le 24 novembre 1955 : 12 seront condamnés à de courtes peines de prison avec sursis. Une interpellation mobilise tout particulièrement l’opinion, notamment communiste : celle du secrétaire général par intérim Jacques Duclos, en marge de la manifestation, le soir même, avec deux pigeons morts dans sa voiture, destinés à la casserole mais que la propagande anticommuniste présentera comme des pigeons voyageurs… Et surtout deux morts, lors d’échauffourées place Stalingrad, les seuls en France lors des manifestations contre la guerre de Corée : un ancien déporté et ancien conseiller municipal, Charles Guénard, grièvement blessé par balles au genou et décédé en mars 1953 lors d’une opération à la Pitié-Salpêtrière, et un ouvrier communal d’Aubervilliers d’origine algérienne, Hocine Belaïd. C’est sur ce dernier que nous souhaitons ici revenir, à partir notamment d’une exploitation inédite des documents d’archives transmis par Bernard Orantin, tout en l’inscrivant dans le combat mené par l’Association d’amitié franco-coréenne (AAFC) pour un traité de paix en Corée, en lieu et place de l’accord d’armistice de 1953. Cette situation de « ni guerre, ni paix » a malheureusement permis de nouveaux accrochages meurtriers, depuis un peu plus de 60 ans, entre les deux Corée.
Seuls quelques textes rendent compte des circonstances dans lesquels Charles Guénard a été grièvement blessé et Hocine Belaïd est tombé, alors que la colonne venue d’Aubervilliers était conduite par André Karman, secrétaire de la Fédération de la Seine du PCF, plus tard maire d’Aubervilliers (1957-1984). A partir notamment de coupures de presse, ainsi que d’une note du préfet de police de Paris du 29 mai 1952 et de citations de l’ouvrage de Dominique Desanti Les staliniens. Une expérience politique (Fayard, 1975), l’historien Michel Pigenet donne le récit suivant des événements (op. cit., p. 107) :
A l’heure de la rencontre avec les barrages que l’on a prévu de forcer, les manifestants ralentissent leur marche, se regardent et observent l’adversaire. Il revient alors au chef de colonne de dissiper ce flottement en payant de sa personne. Place de Stalingrad, A. [André] Karman se détache et, à demi tourné, le bras tendu, retrouve le geste de la célèbre Marseillaise de Rude pour hurler : "En avant, camarades !" A toutes fins utiles, les militants les plus résolus, souvent d’anciens résistants, garnissent les premiers rangs […] Surpris et secoué, le cordon de police cède en désordre mais n’évite pas des pertes, si lourdes qu’il faudra, l’orage passé, replier les gardiens désemparés sur le commissariat du 10e arrondissement. Pris de panique, un brigadier, se voyant isolé, a tiré. Belaïd Hocine s’écroule non loin du magasin de vêtements "A l’ouvrier". D’abord porté devant un hôtel de la rue du Faubourg-Saint-Martin, puis amené en voiture à la Polyclinique des Bluets, le malheureux mourra sans avoir repris connaissance. Un second militant d’Aubervilliers, ancien conseiller municipal, s’est affaissé au cours de la fusillade. Déporté pendant la guerre, travaillant à la Manufacture d’allumettes de la localité, membre du comité de section de Dugny, Charles Guénard est blessé au genou. La débandade policière ajoute à la colère l’illusion de l’invincibilité .
Selon le Journal du canton d’Aubervilliers, le lieu où a été transporté Hocine Belaïd est l’hôtel du garage Citroën, 272 rue du Faubourg Saint-Martin, où « il reste sans connaissance, étendu dans l’entrée de l’hôtel, la tête sur l’escalier, plus d’une demi-heure. Un membre de la direction de l’hôtel, sous la protection des policiers, interdisait aux assistants de porter secours au blessé, répétant qu’il téléphonait à Police-Secours. Aucune ambulance n’arrivant, la foule indignée put imposer que le blessé soit transporté par un automobiliste bénévole à la Polyclinique des Métaux. Mais il était trop tard, le malheureux avait perdu trop de sang. Il est mort au cours de son transfert ». Selon la déclaration des docteurs citée par le journal, « il est mort d’une grosse hémorragie. Des soins immédiats auraient dû permettre de faire une hémostase et une transfusion de sang qui l’aurait sans doute sauvé ». Revenant à plusieurs reprises sur la mort d’Hocine Belaïd, que le journal qualifie d’assassinat, il s’interroge : où veut en venir la police ? Le gouvernement du « vichyste » Antoine Pinay est mis en cause, dans une comparaison implicite avec la période de la guerre (un autre article ne proclame-t-il pas « Nous ne sommes plus en 39 !!! » ?).
Que Hocine Belaïd ait été d’origine algérienne n’est pas dépourvu de signification : les militants communistes nord-africains et vietnamiens, engagés ou bientôt engagés dans des luttes de libération nationale, étaient particulièrement sensibles à la cause coréenne. Leur présence dans la manifestation sera d’ailleurs stigmatisée peu après par Raymond Marcellin, secrétaire d’Etat à l’Information, les « coups de main » auxquels il résume la manifestation étant selon lui le fait « des Nord-Africains, des étrangers et des jeunes gens », dans l’action selon lui « la plus violente qui ait eu lieu depuis l’affaire Sacco et Vanzetti en 1927 » (cité par Michel Pigenet, op. cit., p. 7).
Que sait-on de Hocine Belaïd, mortellement touché par trois balles ? Il était né à Maillot, en Algérie, le 14 septembre 1915 selon le registre d’état civil du 11e arrondissement de Paris (où se trouve la clinique dans laquelle sa mort a été constatée ; le Journal du canton d’Aubervilliers affirme, lui, que Hocine Belaïd est né le 15 septembre 1916) – et dont une copie nous a été transmise par Bernard Orantin. Il était arrivé en France dix ans plus tôt. Ouvrier municipal communiste d’Aubervilliers (le registre de décès précise qu’il était « aide-ponceur »), domicilié 56 rue Hémet dans la même ville, il avait pris pour compagne – sans être marié, suivant l’état civil qui précise qu’il était célibataire – une Européenne, prénommée Louise (ou Louisette). Le couple avait quatre enfants, et sa femme devait bientôt accoucher, en août, d’un cinquième enfant, une petite fille. Des milliers de personnes furent présentes à ses obsèques le 13 juin, décrites dans le Journal du canton d’Aubervilliers – à la une de l’édition du 20 juin 1952, sous le titre « Plus de 15.000 personnes ont fait d’émouvantes et solennelles obsèques à Hocine Belaïd, Héroïque Combattant de la Liberté et de la Paix » :
Le silence est tombé sur la place du Marché-Central d’Aubervilliers, illuminée d’un soleil d’orage, sur les visages où la douleur ne se mêle d’aucune résignation, sur les visages noués de colère, sur les poings serrés.
Drapé de rouge, le cercueil d’Hocine Belaïd, héros et martyr de la paix, est porté devant la tribune de deuil.
Depuis le matin, les habitants d’Aubervilliers sont venus saluer le compagnon assassiné par les balles de la police parce qu’il marcha, le 28 mai, derrière une pancarte disant "Nous voulons la paix."
De leur cœur jaillissaient la même haine des assassins, la même volonté de gagner la paix.
Dans le taudis où le soleil ne peut que jouer sur le seuil de la porte, Louisette Belaïd, notre nouvelle camarade (première adhérente de la promotion Hocine Belaïd du Parti communiste français), était entourée d’amis hier inconnus. Ses enfants sont vraiment devenus les enfants d’Aubervilliers.
Dans les entreprises, les quartiers, les magasins d’Aubervilliers, la solidarité ne cesse de grandir.
Plus tard, assise près du catafalque avec son père, retraité de la RATP, et sa mère qui vivent pauvrement dans leur village de l’Aveyron, Louisette revit sa dernière heure avec celui qu’elle aime, dont elle a repris la lutte sitôt qu’il fut tombé.
Hocine est rentré du travail et a embrassé sa femme et ses petits. Sur les 6 500 francs du salaire de la semaine, ce vendredi 28 il reste trois pièces de dix francs.
- Prends-les, dit Louisette à Hocine. On ne sait jamais, quand on sort comme ça, on peut avoir besoin d’argent…
Hocine Belaïd est parti. Il sait de toute sa conscience de syndicaliste, de communiste, que pour lui, Algérien, père de quatre et bientôt six enfants, la lutte contre le tueur en chef de Corée était l’acte le plus important, le plus urgent à accomplir.
Les bombes de la guerre voulue par Ridgway et ses complices ne distingueront pas entre les enfants d’Hocine et les enfants des policiers ; pourtant, les exécutants du préfet de police ont tué le combattant de la paix.
Pour subvenir aux besoins de sa veuve et de ses enfants, un « comité de défense et de soutien pour la famille de Belaïd Hocine » organise une collecte, ayant permis de réunir près de 350 000 francs. Des couples proposèrent d’adopter ou de parrainer les orphelins.
Reprenant le flambeau du combat politique de son mari, Louise adhéra en effet au Parti communiste dont la promotion prit le nom du défunt, et porta plainte pour homicide volontaire et assassinat. Mais comme l’a précisé Michel Pigenet (op. cit., p. 154), « une règle non écrite, mais toujours confirmée, veut que les manifestants tués ou blessés lors d’une manifestation interdite soient tenus pour responsables de leurs malheurs ».
Quelle a été la postérité de la mort d’Hocine Belaïd et Charles Guénard ? Il est traditionnellement considéré qu’ils sont tombés dans l’oubli. Dans un article consacré à la manifestation Ridgway du 28 mai 1952, paru dans le numéro de la revue L’Histoire de juillet-août 1980, l’historien Pierre Milza, cité par Michel Pigenet (op. cit., p. 163), s’exclame ainsi : « Qui se souvient encore de Belaïd Hocine ? ». Michel Pigenet, en conclusion de son ouvrage, arrive peu ou prou à la même conclusion d’un même oubli progressif, du moins dans la mémoire du Parti, qui se démarque progressivement de la ligne tactique adoptée au tournant des années 1940 et 1950, Hocine Belaïd n’étant cité, après le premier anniversaire de sa disparition, que dans deux articles du quotidien L’Humanité, dans ses éditions du 29 mai 1956 et du 31 mai 1962. Mais une exception prévaut chez les militants locaux : la section PCF d’Aubervilliers continue de fleurir, fin mai, les tombes de Hocine Belaïd et Charles Guénard. Significatif de ce relatif oubli, on ne sait d’ailleurs plus, a posteriori, quels sont les prénom et nom de Hocine Belaïd, souvent intervertis, y compris sous la plume de Michel Pigenet.
La cellule d’Aubervilliers a écrit à Louise Belaïd : « nous tenons à vous faire connaître le serment que nous avons fait tous ensemble d’agir en sorte que le sacrifice de notre camarade Belaïd Hocine ne soit pas vain ». Pour sa part, l’Association d’amitié franco-coréenne est née, en 1969, du constat que la division imposée à la Corée et la situation d’armistice ne pouvaient nullement satisfaire les militants épris de paix. C’est pourquoi nous devons nous affirmer comme les dignes héritiers de ceux qui ont sacrifié jusqu’à leur vie pour la paix et la prospérité de la Corée – de toute la Corée. L’exigence d’un traité de paix est indissociable de celle de vérité sur l’usage, désormais avéré par les historiens ayant travaillé sur les archives de la CIA, que cette dernière a utilisé des armes bactériologiques en Corée, et que combattre « Ridgway la Peste » ne relevait pas d’une manipulation des militants pacifistes, comme veulent toujours le faire croire les croisés de l’anticommunisme et leurs alliés objectifs. Hocine Belaïd et Charles Guénard ne méritent pas moins le respect que les quelques 270 Français morts au champ de bataille au sein du bataillon français de Corée et qui ont, droit, eux à des monuments et des cérémonies. Pour rétablir une juste approche historique qui rappelle le combat de militants pacifistes refusant un usage des armes chimiques contraire au droit international, je vous propose que l’Association d’amitié franco-coréenne fasse les démarches nécessaires pour qu’une plaque honore leur mémoire, place de la bataille de Stalingrad, où ils sont tombés.