La bande dessinée coréenne, le Manhwa, possède des caractéristiques uniques au sein de la BD asiatique. L'AAFC continue sa présentation des Manhwas dans le deuxième volet de son entretien avec Laurent Nucera, responsable de la librairie Apo(k)lyps, et l'un des meilleurs spécialistes du Manhwa en France.
Pour son troisième anniversaire, Apo(k)lyps s’agrandit et va organiser chaque mois des dédicaces et des expositions… Pouvez-vous nous dire quelques mots de ces projets ?
Laurent Nucera. – Au bout de trois ans, la librairie arrive à un stade où une nouvelle forme de développement se devait d’apparaître, mais aussi nous avons enfin les moyens de développer les projets que nous avions des le départ. Le fait que cette année je ne sois plus seul en magasin me donne plus de temps pour travailler l’événementiel, j’ai toujours vu la boutique non pas comme un simple commerce mais plutôt un carrefour culturel. Aussi c’est très important pour moi de me servir de la boutique comme d’un endroit d’échange.
L’année dernière la thématique sur le Manwha fut un réel succès, et depuis je regrette vivement de ne pas pouvoir répéter régulièrement ce genre d’événements.
De plus l’agrandissement du magasin permet enfin de faire des dédicaces et des expositions à un rythme régulier, une fois par mois, sauf en décembre et août.
Une dédicace par mois, une exposition par mois, dans le milieu de l’image, de l'illustration, de la bd…
La première dédicace aura lieu le samedi 13 septembre à 15h30 et sera consacrée à Couleur de peau : miel de Jung. Jung Henin est un Belge adopté d’origine coréenne. La question de l’adoption des Coréens est une question sociale délicate en Corée du Sud ?
L.N. - En effet, en septembre la dédicace sera celle de Jung, qui viendra signer son roman graphique, Couleur de peau : miel, dont le premier tome est sorti l’an passé et depuis je veux absolument qu’il vienne à la librairie pour signer ce livre superbe et prenant, qui parle à tout le monde. La sortie cet été du second tome permet de rendre possible cette dédicace.
Effectivement la question de l’adoption des Coréens est quelque chose de très sensible en Corée du Sud, mais qui change de visage aujourd’hui.
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale et de la guerre civile Nord-Sud, de nombreux enfants se sont retrouvés orphelins, et la Corée est devenue l’un des principaux "fournisseurs" d'adoptés sur le marché mondial, hélas. Dans les années soixante, l’adoption reste parfois la seule solution pour une famille incapable de subvenir aux besoins de ses enfants. Les parents laissaient leurs enfants en espérant leur offrir une chance supplémentaire par l’adoption. Il ne faut oublier que la Corée d’après guerre est un pays victime de la famine et aussi pauvre que des pays d’Afrique. Certains Coréens prennent pitié des adoptés et parfois même disent qu'ils ont honte de leur pays, comme si la Corée avait vendu ses enfants. En fait, les Coréens se font une idée très négative de l'adoption: un enfant adopté est forcément exploité par sa famille adoptive. Aujourd’hui, la Corée est devenue une puissance économique, les choses changent et l’adoption, si elle existe toujours, pour des motifs traditionnels désormais, devient parfois domestique.
Je pense que l’abandon de son enfant est un véritable choc dans la culture coréenne, et la réelle tension nationaliste doit envenimer ces sentiments quand un Coréen se dit que c’est un étranger qui élève un enfant de la patrie. Preuve de l'évolution du regard sur l’adoption, un drama existe toutefois sur ce sujet. Diffusé sur KBS world, le titre de la série s’appelle : 하늘만큼 땅만큼 (Haneul Mankeum Ddang Mankeum) traduit en anglais par High as the Sky, Wide as the Earth. Cette expression est souvent employée pour les Coréens lorsque vous voulez dire combien vous aimez quelqu’un ou quelque chose. Attention, il s’agit dans ce cas précis d’une adoption domestique, c’est-à-dire d’un Coréen adopté par une famille coréenne. Il aurait été intéressant de voir comment les scénaristes de la série "appréhendaient" la "position" des adoptés (nationale dans ce cas de figure) en Corée.
Une autre thématique propre aux Manhwas coréens est le regard des Coréens sur la division de leur nation… Ainsi, Le visiteur du Sud de Oh Yeong-jin raconte le séjour au Nord d’un technicien sud-coréen du bâtiment pour installer des canalisations. Comment ce manhwa traite-t-il de la séparation entre Nord et Sud-Coréens ?
LN. – Il y a des bandes dessinées qui se rangent dans la catégorie des bonnes comédies romantiques, c’est le cas du carnet de voyage de Oh Yeong-jin, technicien sud-coréen du bâtiment parti plus d’une année travailler en Corée du Nord. Au fil des rencontres, le regard de Monsieur Oh se fait plus précis sur ces "cousins". Tout en disséquant le système social nord-coréen, il remet en question les clichés que la propagande de son pays natal lui a inculqués. Le lecteur en profite également pour interroger son propre conditionnement mental. "Aucune frontière, aucun douanier ne saura jamais censurer la mémoire et les émotions d'un ouvrier du bâtiment", commente Étienne Davodeau en préface.
Oh Yeong-jin, pour améliorer son quotidien, et espérer une vie meilleure dans un futur plus ou moins lointain – il a notamment "l’espoir d’avoir un jour une maison à lui" – accepte un travail en Corée du Nord. Amateur de bandes dessinées, "c’est le petit bonheur de ma vie. Parfois, je suis désolé que ma femme et mon fils ne puissent profiter de ce bonheur avec moi", il est envoyé pour installer des canalisations.
Sur le chantier, le manque de moyens et l’organisation rigide de la vie quotidienne compliquent le travail. Dans les discussions, les questions politiques émergent parfois, mais rien ne doit remettre en cause l’idéologie d’Etat. Les échanges entre les Coréens du Nord et leur "visiteur du Sud" empruntent des chemins tortueux qui en deviennent comiques. Pourtant, malgré les différences culturelles et sociales entre Nord-Coréens et Sud-Coréens, le séjour de M. Oh laisse entrevoir bien des points communs. Oh Yeong-jin nous offre un récit documentaire et autobiographique plein d'humour, et accompagne ses histoires dessinées de textes qui développent certains aspects historiques, techniques ou pratiques.
Peut-on parler d'un Manhwa documentaire ?
L.N. - Voici en effet un étonnant album, qui tient plus du reportage que de la création littéraire. Avec comme résultat 230 pages d'anecdotes surréalistes sur la vie quotidienne dans le paradis socialiste, le côté "document" du livre est renforcé par la présence de nombreux textes informatifs sur la Corée du Nord. Au total, le récit est très intéressant, mais il faut bien reconnaître que la dimension BD souffre d'un graphisme particulièrement "laid". Que dire du dessin ? Stylisé à l’extrême, service minimum, avec un petit côté peu engageant. Oui, bon, d’accord, passer outre ce premier a priori, et attaquer la lecture. Rapidement, le jeu prend.
Oh Yeong-jin raconte la vie au quotidien, les petits tracas, les décalages de perception, les incompréhensions qui valent largement une frontière physique, entre ces voisins du Nord et lui et ses compatriotes travaillant sur un chantier. Les anecdotes prêtent à sourire, ou font frémir, c’est selon… Tout compte fait, le dessin n’est peut-être pas si mal, en fait, il se fond dans le paysage, il se met au service d’un rythme d’écriture et en fait ressortir les éléments les plus seyants, extraordinaires, anodins, étranges.
L’auteur pose un regard sur cet ailleurs si proche géographiquement et tellement loin réellement qui, au fil du temps qui passe, devient plus réel, plus accessible. Loin de tout rejeter en bloc, il fait montre d’une grande sensibilité, il s’interroge autant qu’il interroge les hommes ; il donne l’impression de juger dans un premier temps avant de prendre du recul et de montrer l'absurde de la situation, en faisant comprendre toujours au lecteur d’intégrer dans son raisonnement les aléas de l’histoire qui ont conduit à ces divergences.
Le livre est séquencé en plusieurs parties, avec une évolution sensible du regard sur la Corée du Nord et de ses habitants. Entre chaque partie, Oh Yeong-jin évoque des moments de l’histoire de manière érudite non sans toujours faire preuve de sensibilité et d’intelligence d’esprit, avec une petite touche d’humour.
Un récit étonnant de fraîcheur et de justesse, dont le lecteur ne peut ressortir que bouleversé et mieux armé pour comprendre un coin étrange de la planète. Etienne Davodeau le dit si bien dans la préface, "le Visiteur du Sud est une nouvelle preuve des aptitudes de la bande dessinée à appréhender les multiples et complexes réalités du monde, y compris celles qu’un douanier zélé aimerait bien nous cacher." Oh Yeong-jin n’est certes pas un grand styliste, il n’empêche que l’air de rien avec son trait dénué de toute coquetterie mais tout en spontanéité il parvient à instiller une certaine malice à ce témoignage de la vie .
L'auteur entend "dépasser les idéologies pour raconter les hommes..."
L.N. - Oui, d'emblée, à la façon d’un Candide moderne... Une tâche ardue tant l’idéologie irrigue les consciences et façonne les comportements mettant en lumière le gouffre gigantesque qui sépare encore les deux Corées malgré le réchauffement diplomatique opéré à l’orée des années 2000.
L’auteur pour autant ne stigmatise pas l’attitude des Nord-Coréens, il s’en étonne juste, parfois s’en désole et va jusqu’à s’en amuser. On apprendra ainsi pourquoi il est fortement déconseillé de donner un coup de klaxon intempestif à un piéton marchant au milieu de la route ou pourquoi les bières japonaises que l’on trouve dans les bars destinés aux Sud-Coréens sont systématiquement périmées... De ces petites observations naturelles couchées nonchalamment sur le papier, Monsieur Oh en adoptant cette posture de Monsieur-tout-le-monde en dit pourtant bien long sur le climat de suspicion généralisée du pays mais aussi sur l’état désuet des infrastructures et la sous-alimentation chronique des habitants qui n’entame en rien, du moins en apparence, le ciment patriotique de la population et l’aura de l’omniprésent Kim Jong-il.
Ce livre, publié en Corée du Sud par GCK Books en 2004, a été primé à plusieurs reprises (2004 SICAF Award, Best Planning, 2004 Korean Comic Award, Special Prize) et vient de recevoir en France le Prix Asie-ACBD 2008 pour la traduction française aux éditions Flblb.
Le tome 2 est à paraître en février 2009. (à suivre)