Laurent Nucera. - Le choix des Manhwas vient de diverses raisons, notamment une esthétique et une volonté de participer à la découverte d’une bande dessinée méconnue en France. Le Manga et son impact a tendance à faire disparaître le reste de la BD asiatique, continent plus graphique que le monde occidental, l’image est un vecteur qui a toujours fait partie des médias d’informations.
Cette bande dessinée trouve son origine dans une peinture traditionnelle de l’Extrême-Orient, dans laquelle on retrouve la particularité toute asiatique du travail de la ligne et du vide. A l’origine, les thèmes tournent autour d’un style épique typiquement coréen. Le Manhwa est un album en format poche ou semi poche d’environ 200 pages, se lisant de gauche à droite de manière assez rapide. On retrouve ici nombre de similitudes avec le Manga japonais, mais deux différences fondamentales, l’une de forme puisque le Manhwa se lit de gauche à droite (comme en France), l’autre de fond car cette BD coréenne aborde de façon plus frontale des thématiques proches de son histoire politique, économique, sociale et culturelle en décrivant par exemple la vie du petit peuple, la pauvreté des paysans contraints à l’exode.
Comme le Manga japonais et le Manhua chinois, le Manhwa est fortement influencé par l'art classique asiatique et plus particulièrement chinois. Les gravures anciennes (xylographie) du 10ème siècle, très perfectionnées, servaient à diffuser les canons bouddhiques dans la population. Dans les fresques coréennes Bomyeongshiudo, un bœuf sert à illustrer un principe bouddhiste. La page y est découpée en cases et l'image contient un texte qu’elle illustre. On est déjà dans l'art séquentiel propre à la bande dessinée.
Le développement du Manhwa s'inscrit aussi dans une tradition littéraire coréenne ?
L.N. - Oui, dès la période Chosŏn (1392-1910), l'art coréen s'affirme. Les portraits peints sont paisibles et non dépourvus d'humour. Cette tradition se retrouve dans les illustrations des couvertures des romans populaires, les affiches, et plus tard dans les premières bandes dessinées.
La littérature s'épanouit. Les poèmes narratifs chantés (Kasa), les romans populaires (Chapka), le pansori (récit traditionnel chanté sur scène) mais aussi les spectacles de clown, donnent tous une place importante à la narration et n'hésitent pas à critiquer la société. On retrouve ces caractéristiques (l'importance de la narration, la critique de la société) dans le Manhwa.
Le Manhwa s'est donc développé sous une double influence : la tradition épique et l'art pictural oriental fondé sur la ligne.
Pouvez-nous présenter brièvement l'historique des Manhwas coréens ?
L.N. - C'est en 1909 que le premier Manhwa est publié en Corée, un an avant l’invasion des forces impériales japonaises. La BD coréenne est interdite, puis remplacée par des Mangas de propagande qui incitent les Coréens à faire tout ce qui est susceptible d'aider les colons nippons, par exemple produire du riz. Après la Seconde guerre mondiale, le pays est libéré puis divisé en deux (1948) et soumis à une forte censure. C'est dans les années 1980 qu'arrive la vraie libération Manhwa, la censure s'effondre et les Manhwas commencent à se développer.
Les auteurs de Manwha ont joué un rôle non négligeable dans l’émancipation de la Corée du Sud et la chute de la dictature militaire mise en place par les Occidentaux après 1953. Ironie du sort, le grand modèle à suivre en matière de BD est celui du Manga japonais, et il faudra attendre la fin des années 90 pour voir émerger un véritable courant spécifiquement coréen, engendré par quelques auteurs fondateurs de la fin du siècle. Le nouveau Manhwa se caractérise par son attachement au quotidien, loin des robots géants et des écolières à jupe courte, adoptant un ton intimiste et parfois autobiographique finalement assez proche de la BD indépendante et alternative européenne. La logique de production à la chaîne des mangas est aussi abandonnée au bénéfice d'un travail plus minutieux sur des planches souvent en couleurs, aussi aidé par les réductions des coûts de production.
Quelles sont les caractéristiques de la culture du Manhwa en Corée du Sud ? Est-il caractéristique d'un style de BD asiatique ?
L.N. - Le Manhwa est une BD que l’on ne connaît peu, voire que l’on a ignorée. Bercé par une conception tripartite de la création BD, entre les USA, le Japon et la France, le reste du monde est longtemps apparu aux yeux de beaucoup comme quantité négligeable. Ce fut donc pour beaucoup une surprise que de découvrir une BD, et un marché, non pas équivalent au nôtre, mais bien plus puissant, tant dans sa création multiforme que dans ses ventes, astronomiques. Omniprésente dans la vie quotidienne des Coréens, la bande dessinée revêt des aspects très divers. Par la lecture de strips quotidiens dans la presse ou par l’emprunt de volumes en salles de prêt, les Coréens ont assimilé la bande dessinée comme un medium capable de leur parler aussi bien de leur histoire que de la vie quotidienne avec plus de légèreté.
Si les auteurs contemporains perpétuent les traditions en prenant pour modèle leurs aînés, on assiste également depuis la fin des années 90 à l’émergence d’une nouvelle génération. Certains jeunes auteurs s’émancipent des codes classiques pour proposer une nouvelle bande dessinée plus underground, tant par sa forme que par son propos. La société coréenne, très dynamique, suit les modes avec une extrême rapidité. Il en va de même pour le Manhwa qui produit de nombreux genres, parfois influencé par les Mangas, et qui s'adapte à de nouveaux modes de lecture. Les jeunes auteurs recherchent des innovations radicales tant dans le style des dessins que dans les supports choisis. Le taux de pénétration de l'Internet haut débit, qui est l'un des plus importants du monde, favorise la diffusion des Manhwas. Les sites des manhwabangs proposent l’achat de pages de Manhwas par Internet. Un nouveau marché est en plein développement : les Manhwas de quatre cases, sonorisés, que l'on télécharge et lit sur son écran de téléphone mobile. Toutes les sociétés de téléphone mobile proposent des Manhwas à leurs abonnés, faisant ainsi travailler des dizaines de studios.
L'État même cherche aujourd'hui à diffuser et à faire connaître les Manhwas, encore méconnus et trop souvent assimilés aux Mangas dans le reste de monde. Ceux-ci commencent à être publiés en Europe, aux États-Unis et au Japon. Les mangas japonais sont tournés vers les jeunes. Les traits sont moins marqués, si bien que l’on se croirait souvent devant un film, un synopsis, un scénario. Beaucoup de jeunes Coréens imitent d’ailleurs le style efficace du Japon, le reproduisent. Mais la technique ne suffit pas au dessinateur : il faut construire une oeuvre à part entière, qui doit représenter l’histoire du pays, l’histoire du peuple. Ainsi dans le Manga, on reconnaît le caractère du Japon, son histoire belliqueuse, ses multiples invasions notamment en Corée ou en Chine se retrouvent encore aujourd’hui dans ses personnages combattants par exemple, particulièrement nombreux. A l’inverse, la Corée n’a jamais envahi d’autres pays, et les Manhwas se concentrent donc sur les relations entre les gens, les relations familiales.
De manière générale, le Manhwa se concentre plus sur l’histoire des gens. Je ne crois pas en une bande dessinée asiatique. D’abord parce que Corée, Japon ou Chine ont des productions très différentes. Mais surtout parce qu’à partir du moment où un dessinateur met sa culture en avant, il touche au pouvoir de la bande dessinée : c’est un art unique, qui ne crée aucune différence entre un auteur asiatique et un auteur sud-américain. Un art qui relie tout le monde. (à suivre)