En France, les services de renseignement ont souvent mauvaise presse - ce qui n'est pas le cas, par exemple, au Royaume-Uni, où les services secrets recrutent traditionnellement les étudiants les plus brillants. Pour remédier à cette situation, la Direction générale des services extérieurs (DGSE) a fait le choix d'encourager les publications, directement par ses agents ou par des journalistes puisant leurs informations à bonne source, sur les services secrets français. Cette volonté d'ouverture a permis de ne plus mettre en lumière les seuls échecs, très médiatisés (à l'instar de l'affaire du Rainbow Warrior), mais aussi de souligner les résultats positifs pouvant être connus du grand public sans compromettre les intérêts de la France ni les agents qui y ont été impliqués, tout en levant un voile sur les méthodes utilisées, afin de mettre en valeur le professionnalisme des agents qui exercent leur métier dans un cadre juridique défini. C'est dans cette perspective que s'inscrit l'ouvrage Histoire politique des services secrets français de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, publié aux éditions La Découverte en 2012, et qui tend notamment à valoriser le travail de la DGSE dans la période la plus récente, tout en soulignant la responsabilité des politiques qui auraient, selon les auteurs, plus d'une fois failli dans les suites à apporter aux informations issues du renseignement. Cette précision méthodologique apportée, il s'agit d'un ouvrage complet, riche, écrit par trois jounalistes spécialisés, Roger Faligot, Jean Guisnel et Rémi Kauffer. Nous analysons ci-après les pages consacrées à la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord, pages 611-613, chapitre judicieusement nommé "La France dans le brouillard en Corée du Nord"), que nous devons manifestement à Roger Faligot. Ce dernier s'est spécialisé dans l'étude des services de renseignement chinois et s'intéresse également à la Corée du Nord, étant l'auteur de plusieurs articles sur le sujet parus dans la revue en ligne (payante) Intelligence online, lesquels nous ont toutefois quelque peu déçu (ils comportent par exemple des erreurs factuelles sur les diplomates nord-coréens en poste à Paris). S'agissant des renseignements français, Roger Faligot apparaît en revanche mieux informé, et nous avons jugé intéressant d'étudier l'une des premières analyses récentes approfondies, même succincte, sur le sujet.
Une tradition d'analyse autonome réputée ancienne...
Pendant la guerre de Corée (1950-1953), l'ancêtre de la DGSE, le SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), avait établi en Corée du Sud un "pôle de surveillance, dirigé par le capitaine André Perrin venu du service Action du SDECE et attaché auprès de la CIA comme 'responsable du renseignement sur la côte nord-est de la péninsule'", comme l'a détaillé l'historien Jean-Marie Le Page dans un article publié en 2012 dans La Revue de l'IRSEM, intitulé "Le renseignement français et la Corée (1950-1965)".
Axé sur la période la plus récente, le chapitre ne donne ensuite guère plus d'informations jusqu'à la fin des années 2000. C'est à un autre chapitre du même ouvrage (p. 419) qu'est mentionné le rôle clé de François de Groussouvre, par ailleurs agent de la CIA du réseau stay behind (clandestins devant entrer en action en cas d'intervention soviétique en France), pour les relations avec la Corée du Nord au sein du Parti socialiste et surtout pendant la présidence de François Mitterrand. Avant son voyage en RPDC en février 1981, François Mitterrand avait déjà visité la Corée du Nord - comme la Chine - avec François de Grossouvre en 1960, selon les "fichiers des services spéciaux" utilisés par les auteurs de Histoire politique des services secrets français... De fait, il est connu que François de Grossouvre a très souvent visité la RPD de Corée.
Les services secrets français (Direction du renseignement militaire - DRM - et DGSE) s'enorgueillissent également d'avoir pu prévoir et analyser le second essai nucléaire nord-coréen, en mai 2009, indépendamment des moyens américains, grâce au dispositif optique embarqué sur les satellites Hélios, ayant permis des analyses des émissions de chaleur des centrales nucléaires nord-coréennes. Il en avait notamment été déduit que le test avait une puissance comprise entre 2 et 4 kilotonnes.
Selon les auteurs de Histoire politique des services secrets français de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, citant les conclusions alors tirées par la DGSE, cet essai nucléaire s'inscrivait avant tout dans une stratégie de consolidation du pouvoir nord-coréen, tout particulièrement vis-à-vis de l'armée, en préparant la transition du Dirigeant Kim Jong-il (disparu le 17 décembre 2011) à Kim Jong-un, aujourd'hui Premier secrétaire du Parti du travail de Corée, "sous la tutelle de son beau-frère Jang Song-thaek, le coordonnateur des services secrets". La conclusion, pour partagée qu'elle soit par les autres services de renseignement occidentaux, nécessite assurément des nuances : il ne faut pas sous-évaluer l'intérêt stratégique de procéder à un nouvel essai pour un pays détenteur de l'arme nucléaire, et la proximité avec les sanctions ayant suivi le lancement auparavant d'un satellite artificiel inscrivait - déjà - l'initiative nord-coréenne dans une logique d'escalade avec les Etats-Unis et de renforcement des moyens d'auto-défense. Ces observations n'en sont pas moins révélatrices des deux sujets d'intérêt quasi-exclusifs du renseignement français s'agissant de la Corée du Nord (et qu'évoque d'ailleurs Roger Faligot, p. 611) : l'état d'avancement du programme nucléaire nord-coréen et la structure de pouvoir en RPDC, faisant implicitement passer au second plan le contexte économique et social - à nos yeux pourtant décisif pour comprendre les évolutions politiques et diplomatiques en cours en Corée du Nord.
... mais une trop forte dépendance des services des "pays trop amis"
Les "pays trop amis" sont les alliés traditionnels de la France, selon une expression consacrée des services japonais pour parler des Etats-Unis. En ce qui concerne la France, ses sources à propos de la Corée du Nord dépendraient du Japon (également pourvoyeur d'informations en ce qui concerne la Corée du Sud), puis de la Corée du Sud et enfin des Etats-Unis. Il est d'ailleurs exact que ces deux derniers pays travaillent traditionnellement ensemble sur la Corée du Nord, sans partager leurs informations avec la France.
A titre d'exemple, au premier semestre de l'année 2007, selon Roger Faligot "un trio du desk Asie de la Direction du renseignement militaire (DRM) a débarqué à Tokyo : une locutrice de chinois et un officier parlant coréen menés par le colonel Charles-Philippe Godard, ex-attaché de défense en Corée du Sud six ans plus tôt où - en même temps que le chef de poste de la DGSE - il assurait la liaison avec les Sud-Coréens du National Intelligence Service (NIS), autre source privilégiée sur les 'frères ennemis' du Nord".
Toujours d'après Roger Faligot, le principal interlocuteur de la DRM sur les questions nord-coréennes est "le quartier général du Nihon Joho Honbu (renseignement de défense), que dirige le général d'aviation Shimohira Koji, lequel les accueille avec d'autant plus d'aménité qu'il fut attaché militaire à Paris dans les années 1990". Le fait que beaucoup de membres du renseignement militaire japonais aient séjourné en France et qu'ils parlent français les fait désigner comme le "cercle des francophiles", dont les mêmes "étaient chargés d'assurer la protection de Jacques Chirac lors de ses visites au pays du Soleil levant" (lesquelles ont alimenté l'histoire d'un compte bancaire de l'ancien président français dans l'archipel nippon - sur laquelle Roger Faligot et ses co-auteurs évitent prudemment de conclure). [photo : Jacques Chirac au Japon en 1996, lors d'un tournoi de sumo à Fukuoka, source AFP/RFI]
Le choix de s'appuyer sur les services japonais - trop ravis de profiter de l'aubaine pour influencer les analyses, voire les politiques françaises - entraîne un biais anti-Pyongyang potentiellement très préjudiciable, au regard du contentieux historique entre Japonais et Nord-Coréens. Un peu comme si le Royaume-Uni de la Belle Epoque avait compté sur les services allemands pour se renseigner sur la France... Il nous a d'ailleurs été rapporté que Jacques Chirac était extrêmement hostile à la normalisation des relations diplomatiques entre Paris et Pyongyang ; sa proximité avec les services japonais n'y est sans doute pas totalement étrangère. Ce biais au sein des administrations françaises est d'ailleurs selon nous accentué par la forte présence des cadres du Quai d'Orsay, entrés par la voie du concours d'Orient et ayant à traiter des affaires coréennes au sein de la direction Asie, qui ont comme spécialité linguistique le japonais.
A notre sens, Roger Faligot sous-estime toutefois la dépendance tout aussi forte des services de renseignement français vis-à-vis de la Corée du Sud sur les questions nord-coréennes. A l'AAFC, nous avons été surpris d'observer que les agents français en charge de la Corée du Nord étaient très souvent liés, familialement ou par d'autres liens affectifs, à la Corée du Sud. Leur situation en fait des clients idéals pour être, en réalité, des agents de la Corée du Sud. Cette perte d'indépendance, évidemment préjudiciable aux intérêts français, doit d'autant plus être prise au sérieux que les services français ont la réputation d'être, plus que d'autres, perméables aux infiltrations par des agents secrets étrangers. L'ancien espion soviétique Oleg Kalouguine disait à ce propos : "Notre infiltration des services de renseignement français était si profonde que nous étions capables de mesurer avec précision leur inefficacité. [...] Sans l'ombre d'un doute, les services de renseignement français étaient les plus faibles et les plus dépensiers parmi tous les services de renseignement hostiles auxquels nous étions confrontés. Le contre-espionnage français n'était guère mieux. Nous avions un accès complet à leurs secrets les mieux gardés." ("Quand le KGB noyautait les services secrets français", in Yvonnick Denoël,Histoire secrète du XXe siècle. Mémoires d'espions de 1945 à 1989, Nouveau monde éditions, 2011, p. 94) Même si ce jugement, lapidaire, d'un ancien espion soviétique est celui d'un adversaire des services occidentaux, le fait qu'il mette ici spécifiquement en cause les services français ne manque pas d'interpeller.
Des perspectives nouvelles suite à l'ouverture du bureau français de coopération à Pyongyang
Dans une scène de genre décrite avec humour par Roger Faligot et qui prend place dans un restaurant situé près de l'université Meiji à Tokyo au printemps 2007, un reporter (anonyme) s'étonne du peu de discrétion du chef de poste de la DGSE au Japon, "Philippe B.", dont la couverture est celle d'attaché culturel à l'ambassade de France et qui ne pose des questions que sur les progrès nucléaires de la Corée du Nord. Cité par Roger Faligot, le reporter fera judicieusement remarquer à son interlocuteur : "franchement, les services français feraient mieux d'ouvrir une ambassade à Pyongyang comme le font leurs collègues allemands ou anglais, pour savoir ce qui s'y passe."
Même ennemis historiques des Nord-Coréens, les espions japonais n'en sont pas moins conscients de la nécessité de disposer de sources directes. Roger Faligot observe judicieusement que les services japonais dépendent des services américains, puisant eux-mêmes auprès des services de renseignement sud-coréen qui, de l'avis du journaliste, ont "parfois tendance à exagérer les risques. Bref, c'est le dragon qui se mord la queue". Et de citer deux exemples que lui ont rapporté le renseignement militaire japonais : quatre sous-marins nord-coréens qui, selon la CIA, patrouillaient au sud de l'archipel nippon, se sont révélés être quatre baleines ; en juin 2002, la CIA a relayé une information selon laquelle la RPDC préparerait un lancement de missile en direction du Japon pendant la Coupe du monde de football, mais l'essai n'a jamais eu lieu...
La mise en place du bureau français de coopération à Pyongyang, ouvert en octobre 2011 (et non en septembre 2011 comme l'écrit Roger Faligot), répond au conseil formulé par le reporter au chef de poste de la DGSE à Tokyo au printemps 2007. Il est intéressant de relever que les diplomates français du Quai d'Orsay avaient répété pendant des années à l'AAFC (et à d'autres) que la création d'un tel poste était à leurs yeux inutile, au regard des maigres informations obtenues selon eux par Londres et Berlin...
Reprenant une remarque - un rien perfide - publiée par un de ses confrères journaliste au Monde dans un article daté du 11 juillet 2011, Roger Faligot présente le directeur du bureau français de coopération à Pyongyang, Olivier Vaysset, comme "l'ex-représentant du Quai d'Orsay à la DGSE". S'il y a certainement plus d'un représentant de la DGSE au ministère français des Affaires étrangères, il n'y a, à nos yeux, rien d'étonnant que le premier titulaire d'un poste diplomatique français à Pyongyang appartienne aux services de renseignement, eu égard aux informations attendues par la diplomatie française. Si Olivier Vaysset a comme atout une longue expérience professionnelle en Asie de l'Est, sans toutefois être coréanophone ni spécialiste a priori de la Corée, le fait que sa conjointe soit japonaise peut toutefois être un biais à l'objectivité de ses analyses, mais que l'intéressé a certainement été le premier à prendre en compte.
Une précision sur l'ouverture de ce poste, selon nous inédite, est apportée par Roger Faligot : celle-ci a été préparée par un déplacement à Pyongyang en juillet 2011 de Paul Jean-Ortiz, alors directeur Asie du ministère des Affaires étrangères et actuel conseiller diplomatique du Président François Hollande et spécialiste de la Chine (ce qui est a priori une situation plus neutre concernant la RPDC que s'il s'agissait d'un spécialiste du Japon) ; d'après Roger Faligot, le dossier a été suivi par "Marc Lamy, un fin connaisseur du monde sino-coréen, ancien diplomate à Shanghai et à Séoul, 'chargé de mission' auprès de Paul-Jean Ortiz".
Comme prend toutefois soin de le préciser Roger Faligot à propos de l'ouverture du bureau français de coopération à Pyongyang, "cette initiative est avant tout diplomatique", et "à défaut d'ambassade, c'est une porte entrouverte vers le dialogue en plein blocage des négociations multipartites concernant les armes nucléaires". De fait, ce choix - bien que tardif et incomplet (à quand l'ouverture d'une vraie ambassade, dans la tradition française de reconnaître les Etats et non les gouvernements?) - nous apparaît comme une initiative témoignant de la volonté d'indépendance de la diplomatie française, à contre-courant des pressions, entre autres, des autorités sud-coréennes qui ont tenté de dissuader la France d'ouvrir une représentation diplomatique à Pyongyang. Mais il faut savoir s'affranchir des bienveillantes attentions des "pays trop amis"... qui, à trop insister, ont probablement conduit à un résultat inverse de celui qu'ils espéraient.
Source : Roger Faligot, Jean Guisnel, Rémi Kauffer, Histoire politique des services de renseignement français de la Seconde Guerre mondiale à nos jours, La Découverte, 2012, pp. 611-613.
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