La principale salle de la Maison des associations du 16ème arrondissement de Paris était pleine pour suivre la conférence du Professeur Patrick Maurus "Corée du Nord : une nouvelle littérature pour une nouvelle société ?", organisée le mercredi 22 février 2012 par le comité régional Ile-de-France de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC). Cet intérêt est à la hauteur du souhait de nombreux Français de mieux connaître la culture et la société de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), comme en témoigne la vente à plus de 8 000 exemplaires du premier roman nord-coréen publié en France, Des amis, de Baek Nam-ryong, traduit en français par le Professeur Patrick Maurus. En effet, la littérature est une fenêtre sur la société, qui permet de sortir des clichés et des idées reçues sur la Corée du Nord.
Lors d'une première conférence à la Maison des associations du 16ème arrondissement, toujours à l'invitation de l'AAFC, en janvier 2010, Patrick Maurus avait fait preuve d'optimisme quant au décollage économique de la RPD de Corée, à contre-courant de nombre de ses contradicteurs. Son dernier voyage en Corée du Nord, en septembre 2011, l'a convaincu de la justesse de cette analyse, au regard des changements spectaculaires en cours. Les tendances littéraires actuelles en RPD de Corée traduisent effectivement l'émergence d'une nouvelle société, à la mesure des changements économiques perceptibles.
La genèse d'un ouvrage traduisant une nouvelle forme de réalisme social
Revenant sur la genèse de la publication en France du roman Des amis, Patrick Maurus a rappelé que, depuis 1989 et la première publication de textes littéraires coréens dans la collection qu'il dirige à Actes Sud, il a lutté contre le comportement hémiplégique consistant à ne retenir de la littérature coréenne que les écrits du Sud, en ignorant les textes du Nord, comme d'ailleurs ceux du district autonome coréen de Yeonbyeon, en Chine. Pour parler de la Corée du Nord, il a souhaité donner la parole aux Nord-Coréens, pour exprimer ce qu'ils sont, en sachant que, de la même façon que lorsque vous invitez des amis chez vous, ceux-ci ont à coeur de vous montrer ce qu'ils ont de mieux, à contre-courant des a priori contre la RPD de Corée fortement ancrés dans les médias occidentaux, et singulièrement les médias français. Les journalistes s'en justifient en expliquant que, faute d'accès selon eux au pays, ils ont carte blanche pour donner leur propre vision de la Corée du Nord. Pourtant, il n'est pas du tout impossible à un journaliste d'aller en Corée du Nord. D'ailleurs, Patrick Maurus s'est employé à expliquer aux Nord-Coréens que, même si une infime partie seulement des journalistes publiaient à leur retour des articles informés sur leur pays, l'enjeu était réel au regard de l'actuelle couverture de presse très négative.
Des amis montre qu'il est possible d'avoir une appréciation positive de la Corée du Nord : à l'exception d'une petite minorité d'articles de presse, qui ont préféré décrier la Corée du Nord qu'ils imaginaient plutôt que présenter un ouvrage qu'ils n'avaient pas lu, les retours de la presse ont été très positifs. Mieux encore, certains journalistes ont reconnu que, jusqu'ici, ils parlaient de la Corée du Nord sans la connaître.
La publication du premier roman nord-coréen en France a été un processus long, fait d'explications auprès des autorités nord-coréennes qui ne voyaient pas toujours favorablement la démarche du Professeur Patrick Maurus qui avait publié auparavant quelque 45 ouvrages sud-coréens à Actes Sud.
La question se posait du choix de l'oeuvre, parmi les centaines d'ouvrages nord-coréens que Patrick Maurus a pu réunir dans sa bibliothèque personnelle. En effet, le premier texte publié serait inévitablement considéré comme représentatif et emblématique. Son choix s'est porté sur un roman d'un courant littéraire connu en Occident comme celui du 15 avril, du nom de sa maison d'édition, alors que les Nord-Coréens considèrent qu'il n'existe pas de tel mouvement littéraire. En fait, au tournant des années 1980 et 1990, le Président Kim Jong-il a donné des instructions pour encourager une littérature proche de la vie quotidienne, traduisant pleinement l'aspiration au réalisme juchéen. Dans cette perspective, de nombreux textes ont rendu compte de l'héroïsme de personnages anonymes, luttant contre les difficultés propres à la "dure marche" des années 1990. Mais si la première publication d'un roman nord-coréen en France avait puisé parmi ces textes, des critiques auraient immanquablement dénoncé une littérature comme relevant selon eux de la propagande, car constituant une littérature engagée ne répondant pas aux normes occidentales.
Des amis est, en revanche, un texte purement littéraire. Le livre a été promu par le Président Kim Jong-il comme emblématique du réalisme social auquel doivent s'attacher les écrivains dans les ouvrages publiés par la maison d'édition du 15 avril. Plus globalement, la littérature, le cinéma et, dans une moindre mesure, les feuilletons en Corée du Nord rendent compte des difficultés générées par le développement économique et social, et Kim Jong-il demande aux artistes d'en être les témoins.
Patrick Maurus a rencontré l'auteur de Des amis, Baek Nam-ryong à Pyongyang. Baek Nam-ryong a insisté sur son statut d'ouvrier écrivain, qui a commencé par travailler en usine. Il a le souci du mot juste, du terme technique exact, ce qui a d'ailleurs souvent rendu difficile le travail de traduction. Avant la publication du roman en français, un comité nord-coréen a relu le manuscrit, comme il est d'usage en Corée du Nord : en effet, le texte avait ensuite vocation à devenir la traduction officielle en français. Seules des corrections mineures ont été demandées. Les observations des critiques nord-coréens ont ensuite porté plutôt sur la préface de l'édition française, diffusée depuis septembre 2011.
Le succès considérable de Des amis en RPD de Corée, qui a fait de Baek Nam-ryong une personnalité littéraire de premier plan, est dû à sa capacité à avoir parlé, sur un ton juste, de l'histoire d'un divorce qui a une portée universelle quant au relations à l'intérieur du couple. Le héros, ou plutôt le principal protagoniste, est un juge qui doit se prononcer sur la demande de divorce d'une ouvrière, devenue cantatrice, de son mari resté ouvrier. Cet écart de classe n'est pas hérité de l'ancienne société, mais est le produit des contradictions propres apparues au sein de la société de la RPD de Corée. La figure traditionnelle du héros qui se dévoue pour la patrie correspond à une phase littéraire désormais révolue, même si on la retrouve sous les traits d'un personnage tel que l'ancien combattant, décrit dans Dans le bus, de Cho Kun, première nouvelle nord-coréenne publiée en français dans la revue Neige d'août.
La littérature, reflet des contradictions créées par l'évolution sociale
La structure sociale qui apparaît dans Des amis est en elle-même le reflet des évolutions en Corée du Nord : la femme qui demande le divorce a un enfant et vit dans une famille nucléaire. Menant son enquête, le juge est aussi amené à réviser ses jugements. Initialement méfiant vis-à-vis de la demande de la cantatrice, il découvre que le mari, inventeur payant sur ses propres deniers le prix des échecs de ses inventions, est aussi quelque peu borné, refusant de faire les études qui lui permettraient de devenir technicien et d'être plus utile à la société. Enfin, le juge est amené à considérer d'autres couples - comme celui de cette institutrice, remarquablement dévouée à ses élèves mais dont le mari boit, et même son propre couple, dont la femme est absente du foyer de longs mois durant pour des expériences de culture des légumes dans son village de naissance, en montagne. N'est-il pas lui-même étroit d'esprit lorsqu'il lui reproche ses longues absences du foyer familial ?
D'autres problèmes sociaux sont abordés de manière crue, comme la corruption d'un cadre du Parti qui a offert un vase en plastique au mari inventeur, tout en utilisant l'argent de la récompense promise à des fins personnelles. Le fléau social ainsi dénoncé n'est pas le fait d'un espion américain qui aurait été démasqué ou d'un bourgeois compradore - ces figures sont totalement absentes du récit - mais correspond à la situation, bien réelle, de l'hypocrisie de personnes occupant des fonctions de direction.
La littérature nord-coréenne actuelle met ainsi l'accent sur des conflits entre les individus, dans une entreprise ou au sein d'un couple, souvent du fait d'un décalage social apparu avec le développement de la société. De multiples scénarios sont possibles : lui veut grimper par arrivisme, ou encore pour rendre service à la nation, mais elle ne veut pas changer de vie ; ou encore, elle veut devenir artiste pour accéder à la célébrité tandis que lui ne souhaite pas d'autre mode d'existence. Un autre fait nouveau est que, pour résoudre le conflit social naissant, il est fait appel à un protagoniste tiers. Des solutions doivent en effet être proposées, tant pour les acteurs du récit que vis-à-vis du lecteur. La cause des problèmes ne réside pas dans la structure sociale, mais dans des comportements égoïstes des individus - à moins qu'il ne s'agisse de problèmes nouveaux que la société n'a pas encore réglés.
Des textes, dont Patrick Maurus prévoit la publication prochaine en français à Actes Sud, offrent une illustration de ces thématiques.
Dans La saison bleue, le narrateur, après avoir réussi, rentre dans son village pour y donner des conférences techniques et en faire profiter les habitants de sa commune de naissance. Durant le trajet en train, il est assis à côté d'un jeune voyageur, qui voyage sans titre de transport et est contrôlé. Tous les voyageurs du wagon donnent leur propre opinion sur ce différend, avant que la nouvelle littérature nord-coréenne ne tende le micro au fautif : le jeune homme explique devoir rentrer à son village pour se marier après avoir fini ses études, tout en ayant été dans l'incapacité de payer son billet. Mais ne s'agit-il pas d'une faute minime par rapport à sa responsabilité de rentrer chez lui ? Finalement, tout le wagon se cotise pour lui payer son billet.
Dans Le parfum du printemps, le protagoniste est un jeune homme âgé d'une vingtaine d'années à qui tout sourit. Mais il est tombé amoureux d'une paysanne taciturne, sans condition sociale, et ses parents s'opposent à son mariage, sans qu'il ait la force de leur résister. Or, dans une situation normale, l'amour, l'avis des parents et la situation sociale des mariés auraient coïncidé...
Enfin, le héros de Souvenirs ne s'est pas présenté aux examens après de longues études payées par ses parents et les habitants de son village. Souffrant d'un complexe d'infériorité sociale, il a préféré ne pas passer ses examens plutôt que d'échouer. Le chef de la commune populaire lui propose alors de se consacrer à ce qu'il sait faire de mieux : écrire, et non cultiver la terre. Malgré les protestations des agriculteurs, le héros devient un bouvier et dramaturge célèbre.
S'inscrivant dans la lignée d'une littérature dépeignant des personnages aux prises avec des problèmes sociaux très concrets, Des amis représente le schéma universel du mari qui voudrait que son épouse ait une existence banale de femme au foyer. Mais la femme a toujours une autre activité, qui présente une réelle utilité sociale, plaçant ainsi l'homme devant ses responsabilités dans une meilleure répartition, notamment, des tâches domestiques.
Ces évolutions prennent ainsi place dans un contexte où la famille nucléaire, au Nord comme au Sud de la Corée, est considérée comme l'aboutissement de l'évolution sociale. Comme l'observe encore Patrick Maurus, beaucoup de ses interlocuteurs sud-coréens ont considéré la disparition de la famille élargie comme la principale révolution sociale récente, dans laquelle l'épouse n'est plus l'esclave domestique de sa belle-mère. La disparition des obligations vis-à-vis des beaux-parents a été vécue comme le principal progrès sur le chemin de l'émancipation féminine, selon une perception bien différente de celle des féministes occidentales.
La récurrence du confucianisme face aux bouleversements économiques et sociaux
Les permanences sociales proviennent non du confucianisme, non pas le confucianisme des textes (dont les plus anciens sont postérieurs de plusieurs siècles à l'époque où Confucius aurait vécu), mais les valeurs considérées comme confucéennes :
- tout d'abord, l'auteur est un maître, dont le rôle social est d'enseigner la vertu ; le principe de Confucius selon lequel il faut penser droit est toujours d'actualité ;
- ensuite, les Coréens considèrent un cycle et un engendrement des générations totalement étrangers à la notion occidentale de progrès ; la vertu reste la même au cours des siècles, et les générations successives doivent enchaîner des comportements vertueux. Que serions-nous si nous voulions remettre en cause des siècles et des siècles de passages de témoin positifs entre les générations ? De cette idée fondamentale découle la piété filiale, le don d'humanisme, l'obéissance aux autorités de ceux qui enseignent la vertu : les pères, les frères aînés, les amis et les monarques. La mort de celui qui enseigne la vertu est alors un événement considérable.
La confucianisme s'exprime-t-il de la même façon au Nord et au Sud ? On peut noter, au Nord, l'importance des attributs traditionnels féminins - la maternité, la douceur - attachés à la figure des dirigeants, à la fois père et mère du peuple.
Peut-on donc parler d'une nouvelle société nord-coréenne ?
Certes, la société nord-coréenne se veut immuable : au-delà des générations de dirigeants qui se succèdent, ce sont les mêmes orientations politiques qui sont poursuivies, et Patrick Maurus observe que cette remarque est très globalement exacte. Pourtant, à la force d'un volontarisme développé avec la même ardeur au Nord et au Sud de la péninsule, le seul surgissement des gratte-ciels à Pyongyang reflète des progrès économiques spectaculaires en l'espace de quelques années, à la mesure des nouvelles bases économiques du décollage : après les inondations des années 1990, toutes les mines de charbon ont enfin été asséchées, permettant de résoudre en partie la question énergétique ; des accords économiques sont en cours de mise en oeuvre avec la Chine et la Russie, dont la montée en puissance des zones économiques spéciales n'est qu'une des traductions ; une classe moyenne urbaine est apparue et utilise ses devises pour l'achat de biens de consommation tels que l'écran plasma ou l'autocuiseur de riz. A ceux qui objectent que Pyongyang ne serait qu'une vitrine, Patrick Maurus répond que les transformations de la ville attestent d'une accumulation primitive de capital par l'économie nord-coréenne, sans précédent depuis des décennies. Sa conviction est que la situation économique n'a jamais été aussi favorable pour un rapprochement Nord-Sud, comme une première étape qu'il distingue de l'horizon, plus éloigné, d'une réunification de la péninsule.
Dans ce contexte, la littérature n'apparaît toutefois pas comme une priorité économique. La plupart des nouveaux ouvrages qui paraissent en Corée du Nord sont publiés à moins de 1 500 exemplaires, et sont très rapidement épuisés. Ainsi, Baek Nam-ryong a décidé d'affecter la moitié des droits d'auteur qu'il a gagnés après la vente de son livre en France à une nouvelle édition de Des amis.
Un débat soulignant les perspectives de nouvelles coopération culturelles franco - nord-coréennes
Lors du débat avec la salle qui a suivi, un des intervenants a insisté sur les progrès accomplis par la Corée du Nord dans le domaine médical en l'espace de deux voyages réalisés dans un laps de temps rapproché, ce qui est un indice supplémentaire de la rapidité des changements économiques et sociaux en cours.
Interrogé sur ses projets académiques futurs, Patrick Maurus a mentionné qu'il participerait à des conférences à Pyongyang en avril prochain. Il a également mentionné la visite imminente à Pyongyang du président de l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO). Ces projets sont menés sans aucun soutien financier du ministère français des Affaires étrangères et européennes. Si la France a ouvert un bureau de coopération à Pyongyang en octobre dernier, fruit du travail très visionnaire accompli par Jack Lang, en 2009, comme représentant du président de la République française pour la RPD de Corée, le gouvernement français ne s'est pas encore prononcé sur le financement de nouveaux projets de coopération, en dehors des programmes engagés de plus longue date, et ayant caractère plus humanitaire.
S'agissant des échanges culturels entre la Corée du Nord et d'autres pays que la France, Patrick Maurus a rappelé l'ouverture par l'Allemagne d'un Institut Goethe à Pyongyang, qu'il avait soutenue lorsqu'il était en poste diplomatique en Extrême-Orient. Si l'Institut Goethe avait ensuite dû fermer pour des raisons strictement financières, l'Allemagne était vue par les Nord-Coréens, dans l'Union européenne, comme un partenaire fiable et privilégié.
Il a indiqué que des discussions étaient en cours avec huit autres éditeurs occidentaux, notamment allemands, anglais et espagnols, pour des publications et traductions de Des amis en d'autres langues indo-européennes, probablement à partir de la version française.
Sur les conditions de travail des écrivains en Corée du Nord, Patrick Maurus a répondu que tout citoyen était libre d'écrire et d'envoyer ses manuscrits aux maisons d'édition publiques. Si le texte était accepté, l'écrivain acquérait un statut de salarié rémunéré, comme n'importe quel autre travailleur. L'impôt personnel ayant été aboli en Corée du Nord, la rémunération de l'écrivain n'est pas imposable.
A propos de l'accès du public nord-coréen à des oeuvres étrangères, Patrick Maurus a pu voir tous les classiques de la littérature européenne, tant dans les bibliothèques publiques que dans celles, privées, de ses interlocuteurs nord-coréens. En ce qui concerne les oeuvres étrangères contemporaines, les feuilletons chinois sont très populaires en Corée du Nord.
Le contenu des médias nord-coréens, tous publics, a fortement évolué. Les chaînes de télévision consacrent une place accrue aux nouvelles étrangères, sur des sujets très variés - par exemple, la situation en Libye était largement traitée lors de sa visite en septembre 2011, suivant la ligne éditoriale toujours définie par le gouvernement et les autorités politiques. Sur la forme, les journalistes nord-coréens des médias télévisés recourent plus souvent à des entretiens en direct.
Interrogé enfin sur l'accès des Sud-Coréens à la littérature nord-coréenne pour faire évoluer les mentalités, Patrick Maurus a souligné le manque d'intérêt patent de très nombreux Sud-Coréens. Ainsi, une version non autorisée de Des amis avait circulé - clandestinement, en application de la loi de sécurité nationale - au Sud de la péninsule, mais n'avait rencontré qu'un très faible écho. Si des émissions télévisées nord-coréennes étaient néanmoins visibles aujourd'hui sur les écrans du Sud, selon un choix des autorités gouvernementales de Séoul, leur audience est très faible.
Photos Bernard Chatreau