Dans son numéro 944 (22 au 28 mai 2015), sous la plume de Serge Maury l’hebdomadaire Marianne nous a concocté un pot-pourri des lieux communs de la propagande néo-conservatrice – américaine et sud-coréenne – sur la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) tout au long d’un article de quatre pages subtilement intitulé « La barbarie à visage poupin ».
Les formules au conditionnel, les experts anonymes (« de bons connaisseurs ») et les supputations multiples sont censés apporter un vernis d’objectivité. Mais ces maigres concessions formelles cèdent bien vite la place aux formules choc qui émaillent l’article, lequel ne rechigne pas aux clichés à connotation raciste (ainsi dans l’admirable formule « le visage plus lisse et plus rond que jamais » du dirigeant nord-coréen) : la propagande américaine de la CIA et sud-coréenne du National Intelligence Service (NIS) ne pouvait espérer meilleur zélateur que Serge Maury.
Car toutes les plus belles inventions de la CIA et du NIS prennent la forme de l’évidence. Les photos aériennes du champ de tir où aurait été exécuté le 30 avril 2015 le ministre de la Défense Hyon Yong-chol, complaisamment fournies par le « Comité pour les droits de l’homme en Corée du Nord » - dont Serge Maury se gardera bien d’évoquer les liens consanguins avec la CIA et la mouvance néo-conservatrice. Le lecteur ne saura à aucun moment que les mêmes photos aériennes, pour d’autres lieux de la planète, sont tellement susceptibles de manipulations qu’elles ont donné lieu aux interprétations les plus diverses, en Ukraine et en Syrie… De même, le journaliste de Marianne n’a semble-t-il pas lu les avis d’experts sud-coréens selon lesquels il est hautement improbable que le général ait été exécuté quelques jours seulement après avoir été mentionné dans des événements couverts par l’agence nord-coréenne KCNA.
Car si l’agence de renseignement sud-coréenne a battu en retraite sur le sort présumé de Hyon Yong-chol – on l’apprend au détour d’une phrase de Serge Maury, noyé dans une multitude de détails qui auront insinué le doute que tout cela doit bien avoir un fond de vérité – ce n’est que parce que des députés sud-coréens ayant assisté aux « révélations » du NIS en commission parlementaire ont souligné leurs incohérences : la grotesque exécution au canon n’était pas seulement dans le collimateur des sceptiques ; il était également absurde qu’un soi-disant traître d’une telle envergure apparaisse encore dans les images diffusées par les médias nord-coréens au lendemain de sa prétendue exécution, comme l’a relevé Cheong Seong-chang, un spécialiste sud-coréen de la Corée du Nord pourtant peu favorable aux autorités de Pyongyang.
Le clou de la manipulation est la soi-disant exécution - encore une - de Hyon Song-wol, qui fait l’objet d’un encadré croustillant (« Feu sur son amour »), dont le NIS avait imaginé qu’elle aurait été tuée pour avoir tourné une scène pornographique. Non seulement Hyon Song-wol a ressuscité quelques mois après en prenant la parole dans une manifestation publique à Pyongyang (ce que semble ignorer Serge Maury), mais il n’a jamais été prouvé qu’elle ait été la petite amie du dirigeant nord-coréen… Pourtant, le journaliste de Marianne l’affirme sans fards : ils auraient vécu une « passion torride » pendant près de dix ans. Mazette ! D'où l'auteur de l'article tire-t-il ces nouvelles ? Nous n'osons croire qu'il ait pu se tourner vers le très peu fiable NIS. Quoi qu'il en soit, ce n’est plus de l’info, mais du scoop : il est décidemment temps que Marianne s’engage résolument sur la voie de la presse dite people qui adore les ragots de stars et autres affabulations dont elle fait ses choux gras.
Entre les noms coréens dont la graphie varie d’une ligne à l’autre (à cet égard, que Jang Song-thaek devienne à un moment Jang Sung laisse rêveur, mais du général à la supposée ex-égérie aucun Coréen – si ce n’est Kim Jong Un – n’aura droit à voir son nom orthographié correctement et de manière identique tout au long de l’article), la reprise à la virgule près des décomptes douteux du NIS (sur le nombre de victimes supposées du dirigeant suprême nord-coréen, devenues d’ « incalculables purges » sous la plume de Serge Maury), la reprise des supputations les plus douteuses sur le sort de la tante du dirigeant et les interprétations discutables et discutées quant à une prétendue instabilité au sommet de l’Etat nord-coréen, aucune des insuffisances de la presse occidentale sur la Corée du Nord ne nous est épargnée.
Pour paraphraser la couverture du numéro de Marianne, la conclusion de ces approximations, absences de vérification journalistique et autres élucubrations s’impose d’elle-même : avec un tel article, Marianne est tout à la fois allié objectif, compagnon de route et idiot utile, en un mot complice du NIS sud-coréen.
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