Les 15 et 24 avril 2010, la poupe et la proue du Cheonan, la corvette sud-coréenne qui a fait naufrage en mer de l'Ouest le 26 mars, ont été ramenées à la surface. L'enquête sur le naufrage va enfin pouvoir s'appuyer sur des éléments concrets. Mais sans attendre les conclusions de cette enquête, et avant même que l'épave du Cheonan soit complètement remontée, l'armée sud-coréenne et les éléments les plus conservateurs de la société sud-coréenne ont mis en cause la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) dans le naufrage, affirmant que la corvette a été coulée par une torpille tirée par un sous-marin nord-coréen. La RPDC a nié toute implication dans le naufrage du Cheonan, tandis que, en Corée du Sud, plusieurs voix se sont élevées pour réclamer des éclaircissement sur les circonstances du drame du 26 mars ainsi que sur les mauvaises décisions prises par les autorités sud-coréennes avant et après la catastrophe.
Le 17 avril 2010, l'agence de presse officielle nord-coréenne KCNA a réagi aux accusations lancées à l'encontre de la République populaire démocratique de Corée par les milieux conservateurs sud-coréens suite au naufrage de la corvette Cheonan qui a entraîné la mort de 46 marins le 26 mars. L'agence nord-coréenne a nié toute implication de la RPDC dans cet accident qualifié de « regrettable ».
KCNA a pointé les revirements des autorités sud-coréennes, et du président Lee Myung-bak en particulier, qui ont d'abord expliqué que la probabilité d'une attaque venue du Nord était faible, avant d'effectuer un virage à 180 degrés et de tenter d'impliquer la RPDC dans le naufrage du 26 mars, en s'appuyant notamment sur les témoignages des survivants faisant état d'une explosion à l'extérieur du navire.
Pour KCNA, « incapables d'identifier la cause du naufrage du navire, les va-t-en-guerres de l'armée fantoche [sud-coréenne], les politiciens conservateurs de droite et l'ensemble des autres traîtres de Corée du Sud cherchent maintenant à lier stupidement et à tout prix cet accident avec le Nord. »
Pour l'agence de presse, cette mise en cause de la RPDC a deux objectifs : éviter une trop lourde défaite du Grand Parti national au pouvoir en Corée du Sud lors des prochaines élections régionales du 2 juin, et justifier la politique de confrontation avec le Nord menée depuis 2008 par le gouvernement Lee Myung-bak.
De fait, rien ne vient étayer les accusations lancées à l'encontre de la RPDC, avant même que l'épave du Cheonan soit entièrement remontée à la surface.
Pour certains responsables militaires sud-coréens l'affaire est entendue : la corvette a été coulée par une torpille tirée par un sous-marin nord-coréen. Les services de renseignement de l'armée sud-coréenne aurait même transmis une analyse en ce sens au président Lee Myung-bak juste après le naufrage du Cheonan. Le 2 avril, pour conforter cette thèse, le ministre de la Défense sud-coréen, Kim Tae-young déclarait devant l'Assemblée nationale que l'armée avait « perdu la trace de deux sous-marins nord-coréens entre le 24 et le 27 mars. »
Plus prudente, une commission d'enquête civile et militaire a livré le 20 avril ses conclusions provisoire sur la cause du naufrage : le drame du 26 mars a eu pour origine une forte explosion externe s'étant produite à proximité du navire, et n'est pas dû à une attaque directe sur la coque du navire. C'est ce que révèlent l'examen de la poupe du navire remontée le 15 avril et les photos de l'épave.
Le Cheonan n’a donc pas été directement touché par une torpille ou par d’autres armes sous-marines, mais il y a eu une explosion sous le navire ou très proche de celui-ci.
Face à l'évidence, le ministre de la Défense, Kim Tae-young, cité par l'agence sud-coréenne Yonhap, est revenu le 25 avril sur ses premières déclarations quelque peu péremptoires, pour admettre que la cause probable de la perte du Cheonan était un « jet de bulle » créé par une explosion externe sous le navire, sans cette fois faire allusion à la Corée du Nord.
D’après les enquêteurs, un jet de bulles se produit lorsqu’une mine ou une torpille explose sous un bateau à une certaine distance. Le jet de bulles ainsi créé donne naissance à une gigantesque colonne d’eau, provoquée par le brusque changement de pression, qui rentre au contact du vaisseau.
Une autre source citée par Yonhap a fait remarquer que, selon les résultats d’analyses effectuées sur l’intérieur de la section de la proue remontée le 24 avril, il n’existait aucune trace montrant qu’une torpille ou une autre arme sous-marine avait percé le navire avant d’exploser à l’intérieur. De plus, étant donné qu’aucune trace d’incendie n’avait été observée à l’intérieur de la section et que l’état des gaines des fils électriques était similaire à celui de ceux présents à l’intérieur de la section de la poupe, cela permettait de juger qu’il s’agissait bien d’une explosion extérieure.
Quelle est l'origine de cette explosion sous-marine à proximité du Cheonan dans les eaux sud-coréennes?
Même les Américains et les Japonais, pourtant si prompts à dénoncer la « menace nord-coréenne », se sont montrés sceptiques quant à l'hypothèse d'une attaque venue de Corée du Nord.
James Steinberg, secrétaire d’Etat adjoint américain, a déclaré juste après le naufrage qu’« aucun argument ne permettait d’évoquer une intervention extérieure ». Le commandant des forces américaines stationnées en Corée du Sud, le général Walter Sharp, confirmait le 6 avril : « Nous n’avons observé aucun agissement particulier de l’armée nord-coréenne. » Et Philip Crowley, porte-parole du département d’Etat, a affirmé le 15 avril « ne disposer d’aucune information sur un quelconque acte qui aurait été commis à proximité du bateau. »
Ceci vient contredire les premières déclarations du ministre de la Défense sud-coréen et les conclusions de l'« analyse » effectuée par les services de renseignement de l'armée sud-coréenne juste après le naufrage, et si complaisamment relayées par les médias conservateurs. Ou alors l'armée sud-coréenne ne partage pas ses informations avec son allié américain...
Par ailleurs, le silence du Japon sur cette affaire amène également à relativiser la « piste nord-coréenne ».
La corvette sud-coréenne Cheonan a coulé le 26 mars 2010 en mer de l'Ouest, au sud de l'île de Baengnyeong
L'enquête sur le naufrage du Cheonan devra s'attacher à répondre aux premières questions soulevées par le drame du 26 mars :
- Pourquoi l'armée sud-coréenne a-t-elle donné trois heures différentes pour l'explosion qui a provoqué la perte du Cheonan? L'armée a d'abord déclaré que l'explosion avait eu lieu à 21h45. Elle a ensuite annoncé 21h30, puis 21h25. La police maritime a dit de son côté que l'explosion avait été entendue à 21h15.
- Pourquoi le Cheonan naviguait-il sur des hauts fonds, à seulement 1,8 kilomètre au large de l'île de Baengnyeong ? Il est inhabituel qu'un navire aussi gros (1.200 tonnes) soit si proche des terres. Quelle était sa mission?
- Pourquoi un autre navire de guerre, le Sokcho, était-il en opération à proximité du Cheonan à l'heure de l'incident? Au lieu de se porter immédiatement au secours du navire en perdition, le Sokcho a ouvert le feu sur des cibles volantes que les radars militaires ont plus tard identifié comme étant des oiseaux, selon la version officielle.
Intervenant le 2 avril à l'Assemblée nationale sud-coréenne face au ministre de la Défense, le député du Parti démocrate (opposition) Jeon Byung-heon a mis en cause la gestion de cette crise par le gouvernement en le soupçonnant de vouloir « intercepter, dissimuler et manipuler l'information ».
Le député Jeon Byung-heon (à droite) face au ministre de la Défense, Kim Tae-young,
à l'Assemblée nationale sud-coréenne le 2 avril 2010 (source : Parti démocrate de Corée du Sud)
Le député Jeon a posé trois questions :
- Pourquoi le ministère de la Défense ne rend-il pas publiques les données des écrans radar du Cheonan et du Sokcho juste avant le naufrage, ces données étant enregistrées et conservées par le système de données tactiques de la Marine sud-coréenne? Ces données permettront, notamment, de prouver si le Sokcho a vraiment ouvert le feu sur une nuée d'oiseaux, 130 fois en cinq minutes à partir de 23 heures, avec son canon principal de 76 mm, comme l'affirme le ministère de la Défense ; s'il a tiré en réponse à une attaque venue de Corée du Nord comme le dit la rumeur; ou même si ces coups de canon étaient seulement destinés à faire croire à une attaque venue de Corée du Nord.
- Pourquoi le gouvernement a-t-il déployé tous les chasseurs de mines de la Marine sud-coréenne à Jinhae, au sud de la péninsule, au lieu de les répartir sur toutes les côtes du pays, retardant ainsi les opérations de recherche de l'épave du Cheonan? A cause de cette décision prise en dépit du simple bon sens, le chasseur de mines Ongjin a mis près de 50 heures pour arriver sur le site de l'accident, en mer de l'Ouest, quand 11 heures seulement auraient suffi si le Ongjin était resté basé à Pyongtaek, sur la côte ouest, comme sous le gouvernement Roh Moo-hyun (2003-2008). Un temps précieux a donc été perdu alors que le temps de survie des marins pris au piège dans l'épave du Cheonan était estimé à 69 heures. Selon le député Jeon Byung-heon, le déploiement de tous les chasseurs de mines à Jinhae pourrait avoir été décidé pour calmer les craintes pour l'économie locale, suscitées par le déménagement du quartier général de la Marine sud-coréenne de Jinhae pour Busan.
- Pourquoi le gouvernement Lee Myun-bak, disposant dès le début de toutes les informations sur le naufrage du Cheonan, a-t-il réagi de manière aussi peu appropriée? Avec les enregistrements des communications et de l'écran radar fournis par le système de données tactiques de la Marine sud-coréenne, le film du naufrage pris par le dispositif d'observation thermique, et les témoignages des 58 survivants du Cheonan, dont son capitaine, Lee Myung-bak et son gouvernement avaient tous les éléments pour connaître avec précision les circonstances de l'accident du Cheonan. Malgré cela, ils ont agi dans la confusion, prenant des mesures et apportant des réponses difficilement compréhensibles par une opinion publique qui pourrait maintenant demander des comptes.
L'incurie du gouvernement sud-coréen dans la gestion de la crise du Cheonan peut avoir de lourdes conséquences pour le Grand Parti national au pouvoir lors des élections régionales du 2 juin, comme l'a souligné l'agence KCNA. Dans ce contexte, jeter l'opprobre sur la Corée du Nord constitue une diversion fort commode.
Mais en s'appuyant sur la catastrophe du 26 mars pour agiter la « menace nord-coréenne », certains responsables militaires sud-coréens peuvent aussi chercher à reporter le transfert du contrôle des opérations militaires en cas de conflit dans la péninsule coréenne. Négocié par le précédent président Roh Moo-hyun - détesté par les milieux sud-coréens les plus conservateurs -, ce transfert prévoit que les Etats-Unis transmettent d'ici à 2012 le contrôle des opérations militaires en temps de guerre à l'armée sud-coréenne. L'actuel président sud-coréen Lee Myung-bak aurait néanmoins discuté à plusieurs reprises avec le président américain Barack Obama d'un possible report de ce transfert en cas de crispation des relations inter-coréennes, la dernière fois à Washington lors du « Sommet sur la sécurité nucléaire » des 12 et 13 avril 2010.
S'exprimant devant un institut de recherche sur la défense navale le 24 février 2010 à Séoul, le ministre de la Défense et ancien chef d'état-major sud-coréen, Kim Tae-young, n'avait pas caché son opposition au transfert du contrôle opérationnel, déclarant espérer que « le schéma d'une défense dirigée par les Etats-Unis demeurera encore, compte tenu de la menace nucléaire et balistique nord-coréenne. » En suivant un tel avis, une catastrophe navale permettant d'agiter la « menace nord-coréenne » constitue une « divine surprise » pour les milieux les plus conservateurs de Corée du Sud, fût-ce au prix d'un second naufrage, celui de la recherche de la vérité.
Sources :
KCNA, " Military Commentator Denies Involvement in Ship Sinking ", 17 avril 2010
AFP, « Naufrage navire: l'armée sud-coréenne met en cause le Nord », 22 avril 2010
Yonhap, « L’équipe d’enquête commune conclut provisoirement à une 'attaque sans contact sous-marin' », 25 avril 2010
AFP, « Naufrage navire: l'armée sud-coréenne met en cause le Nord », 22 avril 2010
AFP, " US official doubts NKorea role in warship sinking ", 30 mars 2010
AFP, " No unusual N.Korea activity after warship sinks: US general ", 6 avril 2010
Point de presse de Philip Crowley, porte-parole du département d’Etat, 15 avril 2010
Jeon Byung-Heon, "Another Viewpoint for the Examination of the Substantive Truth for the Reason of the Sunken Cheonan Ship", 4 avril 2010 (via le site No Base Stories of Korea)
KBS, « Vers un report du transfert du contrôle des forces armées en temps de guerre ? », 22 avril 2010
Jung Sung-ki, " 'ROK-US Combined Defense More Effective to Counter NK' ", The Korea Times, 24 février 2010
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