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9 janvier 2009 5 09 /01 /janvier /2009 17:40

La bande dessinée de Guy Delisle Pyongyang figure parmi les ouvrages en français les plus lus – et cités - sur la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). Ce récit d’un dessinateur canadien ayant travaillé pendant deux mois à Pyongyang dans les studios de la société SEK est le récit humoristique d’un Occidental expatrié en Corée du Nord. Malheureusement, le parti pris de son auteur et de trop nombreuses erreurs factuelles devraient inciter à une lecture critique de ce témoignage pour tous ceux qui veulent connaître la Corée du Nord. Nous publions ici le premier volet de cet article.

 

Dessinateur québécois, Guy Delisle a travaillé pendant deux mois dans les studios de dessins animés SEK, à Pyongyang, qui produisent de nombreuses séries occidentales, y compris françaises, comme Corto Maltese et Bécassine. La bande dessinée de Guy Delisle, Pyongyang, est le témoignage, à la première personne, de son séjour en Corée du Nord, publié par L’Association en 2003. Guy Delisle a l’habitude des récits de voyages sous forme de BD et a notamment publié Shenzhen en 2000 et Chroniques birmanes en 2007.

 

Pour tous ceux qui souhaiteraient pouvoir voyager en Corée du Nord, la BD de Guy Delisle  offre un témoignage qui tend à se démarquer des reportages à sensation dont certains médias sont friands. Pas de long portrait à charge des dirigeants nord-coréens, ni d’accumulation systématique de détails croustillants sur leur vie privée réelle ou supposée. Pas non plus de ces habituels allers-retours entre les images peu flatteuses d’un pays en développement et celles qui, ne cadrant pas avec ces clichés, ne correspondraient qu’à des réalités de façade dignes de Tintin au pays des soviets. Comme le reconnaît Guy Delisle, « finalement, je m’attendais à pire car les rares images que l’on peut voir en Occident sont autrement plus sombres. »

 

En effet, comme le reconnaît l’auteur dès les premières pages, il y a lieu de se défaire de ses préjugés : « La Corée du Nord est le pays le plus fermé du monde. Les étrangers y entrent au compte-goutte. Il n’y a pas d’Internet, pas de café… En gros, pas de divertissements. On peut difficilement sortir de l’hôtel, et rencontrer des Coréens s’avère pratiquement impossible. Heureusement que du côté solitude, j’ai de l’entraînement parce que c’est pas ici que je vais rigoler. Enfin, c’est comme cela que j’envisageais mon séjour, mais finalement ce fut tout le contraire. Comme quoi il faut s’attendre à tout quand on voyage. »

 

D’emblée, écartons une fausse interprétation sur le choix d’un dessin en noir et blanc : non, tout n’est pas gris couleur béton à Pyongyang (il s’agit au contraire d’une des capitales d’Asie comprenant la plus forte proportion d’espaces verts !), mais Guy Delisle utilise habituellement  le noir et blanc.

 

Après ces remarques préliminaires, examinons successivement les ressorts comiques de Pyongyang, avant de nous intéresser à sa valeur documentaire. Car certaines opinions exprimées par Guy Delisle méritent, selon nous, discussion, et l’auteur a commis un certain nombre d’erreurs factuelles qu’il nous a semblé utile de corriger.

 

Nos remarques sont celles de visiteurs s’étant rendus trois fois en Corée du Nord (août 2005, août 2006, septembre 2008), pendant une durée totale de deux mois, équivalente à celle du séjour de Guy Delisle en 2001. Notre contact direct avec la RPDC n’est donc pas plus étendu que celui de l’auteur de Pyongyang, même si nous nous efforçons de compléter notre connaissance de la Corée du Nord par une consultation des analyses des chercheurs spécialisés sur la RPDC, ainsi que par des contacts réguliers avec les résidents coréens en France. Enfin, un séjour à Séoul fin 2007 et début  2008 nous a aidés à mieux comprendre les traits culturels communs aux deux parties de la Corée.

 

Dans notre lecture critique de Pyongyang, nous avons d’abord souhaité rappeler certaines caractéristiques de la société et de la culture coréennes, dans le regard humoristique que porte Guy Delisle, avant d’examiner son analyse de la Corée du Nord.   

 

Une succession de situations confinant apparemment à l’absurde

 

Guy Delisle a narré, avec humour, comment il avait vécu en Corée du Nord. Ecrit à la manière d’un journal de voyage, son récit adopte un ton généralement descriptif qui renforce encore le comique qui naît – pour un Occidental – du décalage perçu entre les sociétés européenne et nord-coréenne.

 

Un des principaux ressorts humoristiques a consisté à souligner certaines caractéristiques de la Corée du Nord qui tendent à l’absurde pour un Occidental, l’auteur pointant par exemple :

 

- les surcapacités hôtelières, par rapport au nombre de visiteurs occidentaux. Les seules chambres occupées dans l’hôtel Yangakkdo, où résidait Deslisle avec une poignée de résidents étrangers, se trouvaient ainsi sur un seul de la quarantaine d’étages de l’hôtel ;

 

- les pages de publicité achetées par le gouvernement nord-coréen dans des journaux à grand tirage du monde entier ;

 

- la lenteur du train Pékin-Pyongyang dépassé par le car de l’auteur qui pourtant se traîne...

 

Chacune de ces absurdités, ou perçues comme telles, a cependant une explication. En effet, contrairement à une idée reçue en Occident sur la Corée du Nord, l’organisation politique et sociale de la RPDC répond à des choix rationnels, même si leur pertinence peut évidemment être discutée. Il est à cet égard regrettable que Guy Delisle ne donne qu’exceptionnellement les clés qui auraient permis de comprendre ce qu’il donne à voir. Il aurait alors dépassé le constat amusé pour amorcer une analyse de la situation nord-coréenne, comme il n’hésite pas à le faire sur d’autres sujets plus importants, tels que la réunification ou la recherche de l’autosuffisance alimentaire, ainsi que nous le verrons plus loin.

 

Concernant par exemple les hôtels modernes de Pyongyang, ceux-ci datent principalement des années 1980 et de la première moitié des années 1990, lorsque la Corée du Nord prévoyait un boom économique et touristique qui n’a pas (encore ?) eu lieu en raison de la crise économique survenue dans les années 1990, bien que la capitale de la RPDC ait accueilli plusieurs dizaines de milliers de visiteurs en 1989 lors du Festival mondial de la jeunesse et des étudiants. A cet égard, il faut corriger une erreur factuelle : une dizaine d’hôtels de la capitale (non compris ceux des principales villes de province) sont régulièrement proposés aux visiteurs occidentaux, et non trois, comme l’écrit Guy Delisle (p. 18).

 

Quant au train Pékin-Pyongyang, le manque d’énergie a conduit à maintenir un trafic ferroviaire régulier mais en limitant la vitesse de circulation des trains, alors même que la RPDC a été, dès le début des années 1960, l’un des premiers pays d’Asie à construire ses propres locomotives électriques.

 

Un regard humoristique mais une méconnaissance de la culture asiatique

 

L’auteur raille des situations présentées comme typiquement nord-coréennes, bien qu’elles soient propres à la culture asiatique, et spécialement à la culture coréenne, qu’elle soit du Nord ou du Sud de la péninsule. Nous avons souhaité en donner quelques exemples, afin de resituer dans leur contexte des situations qui ne doivent pas être considérées comme exclusives à la Corée du Nord, en évitant pour notre part tout jugement de valeur.

 

Ainsi, les slogans gravés sur la roche, à la campagne (p. 99) ou dans les monts Myohyang (p. 109), ne sont pas propres à la Corée du Nord : on les retrouve en Chine et en Corée du Sud. En revanche, les chaussons pour éviter de salir le sol des musées (p. 100), ou l'extinction de la lumière dans les salles quand les derniers visiteurs sortent (p. 103), se retrouvent dans d’autres pays socialistes, ou anciennement socialistes, comme la Russie.

 

Le respect dû aux dirigeants (comme, par exemple, lors de la visite de l’Exposition de l’amitié internationale où sont rassemblés les cadeaux offerts au président Kim Il-sung et au dirigeant Kim Jong-il) n’est pas non plus propre à la Corée du Nord, tout en y étant particulièrement marqué. En Corée du Sud, les portraits géants des fondateurs ornent par exemple les bâtiments des entreprises. Les peintures et les portraits du président Mao, en Chine, rappellent également les représentations du président Kim Il-sung en RPDC. Selon les sociologues, il s’agit d’un des cinq principes confucéens fondamentaux : le respect de l’autorité.

 

Les nouilles froides qu’a goûtées Guy Delisle (p. 163) ne figurent pas parmi les plats les plus raffinés de la cuisine occidentale. Elles sont en revanche l’une des spécialités de Pyongyang, très appréciée également des Sud-Coréens qui se précipitent dans les restaurants nord-coréens ouverts en dehors de la péninsule coréenne, comme en Chine et au Cambodge.

 

Ces précisions nous semblent utiles à la compréhension de la Corée du Nord, pour expliquer des scènes qu’a fidèlement retranscrites Guy Delisle. Mais l’auteur de Pyongyang a également, selon nous, commis des erreurs d’interprétation.

 

Un quiproquo particulièrement regrettable concerne les « sourires » des Nord-Coréens. En Extrême-Orient, sourire est considéré comme une marque de courtoisie vis-à-vis de ses interlocuteurs. Les Européens réagissent différemment si l’on en juge par les mines peu amènes de nombreux usagers du métro parisien ! Nous nous souvenons du dalaï-lama comme de « l’homme qui sourit » avant d’examiner sur le fond les positions du dirigeant religieux… De la même façon, le sourire de jeunes joueuses d’accordéon donne lieu à une interprétation particulièrement douteuse de Guy Delisle : « Derrière ces visages crispés, on devine, d’une part, l’effort de concentration pour exécuter le morceau et surtout le sourire façon Miss Monde qu’ils essaient tant bien que mal de tenir (…) Comme si cette mince façade souriante suffisait à convaincre de l’épanouissement de ces jeunes prodiges. » (p. 156-157) Retournons aussi la critique : sur quels éléments se base le dessinateur de Pyongyang pour prétendre a contrario que la formation musicale en France ou les sourires des candidates au poste de Miss Monde correspondent à un authentique « épanouissement » ?

 

De même, il n’est pas dans les usages coréens, chinois ou japonais de poser une avalanche de questions précises à ses interlocuteurs, au risque de leur faire « perdre la face » en les amenant à ne pas pouvoir répondre. A cet égard, le silence du guide coréen de notre auteur face à ses questions insistantes sur ce qu’est devenu un animateur du studio l’amène à une conclusion d’autant plus vraisemblablement erronée (« George Orwell parle des ″vaporisés″ pour désigner les absents qu’il vaut mieux effacer de sa mémoire », p. 91) que c’est le guide lui-même qui a lancé la conversation sur cet ancien animateur...

 

Cette méconnaissance de la culture coréenne s’étend en effet aux rapports entre l’auteur et ses guides. Si l’un des guides coréens n’a pas attendu le convive français avec lequel l’auteur a partagé son repas (p. 48), la raison n’en est pas l’explication alambiquée de Guy Delisle : « Quelques parties de billard plus tard, il est temps de rentrer. Mais ce n’est pas simple…car A) son guide ne pouvant pas nous suivre au restaurant, il est parti, B) les étrangers ne peuvent pas prendre de taxis sans leur guide et C) les Nord-Coréens eux, ne peuvent pas prendre de taxis après 22h00, sauf si accompagnés d’un étranger. Je raccompagne donc mon guide qui raccompagne donc Richard dans une ville sans autre éclairage que les phares des voitures et les monuments à la gloire du Grand Leader. »

 

Tout simplement, plusieurs guides coréens ne vont pas attendre inutilement, ensemble, les Européens que chacun d’eux accompagne habituellement… Lorsque plusieurs groupes visitent un même lieu en Corée du Nord, il n’est pas rare que seul le guide de l’un des groupes reste sur place. Pour une meilleure compréhension de la Corée du Nord par Guy Delisle, ajoutons que des visiteurs étrangers peuvent tout à fait inviter leurs guides coréens dans un restaurant a priori réservé aux étrangers. Le plus farfelu des deux, entre Guy Delisle et un Nord-Coréen, n’est pas toujours celui que l’on veut nous faire croire…

 

Cet état d’esprit n’a pas permis à Guy Delisle de se poser en observateur impartial de la société nord-coréenne.

 

Qu’apprend-on de la société nord-coréenne ?

 

En effet, alors que Guy Delisle a vécu deux mois à Pyongyang, les indications sur la vie quotidienne en RPDC restent rares : on cherche en vain des informations sur les loisirs, les fêtes traditionnelles ou des sujets de société comme le mariage ou les rapports entre générations. Ce sont pourtant des sujets que les membres de l’AAFC, à l’instar d’autres visiteurs européens en RPDC, ont pu aborder facilement avec les guides nord-coréens, dès lors que s’était instauré un minimum de confiance. La remarque finale de Guy Delisle quand il a remis un cadeau au président du studio d’animation (« un des rares moments de joie authentique auxquels j’ai assistés », p. 175) indique, au contraire, qu’il n’a manifestement pas pu, ou su, créer des liens personnels avec ses guides coréens, se privant ainsi d’une utile voie d’accès pour chercher à comprendre la société coréenne.

 

S’agissant des loisirs, malgré la surprise affichée par Guy Delisle lorsque son guide lui répond qu’un opéra est en construction (p. 68), la Corée du Nord continue pourtant, malgré les difficultés économiques, de compléter son réseau d’établissements culturels. La construction du nouvel opéra de Pyongyang a bien été achevée quatre ans après le séjour de Guy Delisle en RPDC. En outre, l’excellent niveau des musiciens nord-coréens n’a pas manqué de surprendre Lorin Maazel, chef de l’Orchestre philharmonique de New York, lors de sa tournée à Pyongyang en février 2008.

 

Quels sont donc les loisirs de masse ? S’il n’y a effectivement pas de « rave party » en Corée du Nord (p. 70), les occasions de danser avec les Coréens n’y sont pas rares. Le peuple coréen, décrit comme le plus latin des peuples d’Asie, aime faire la fête et boit volontiers de l’alcool. Guy Delisle ne fait que suggérer cette idée (p. 170) après avoir donné de Pyongyang l’image d’une ville austère. Pour notre part, en tant que membres de délégations de l’AAFC, nous avons eu l’occasion, à chacun de nos voyages en RPD de Corée, d’aller dans des parcs d’attraction ou d’être invités par des pique-niqueurs à nous mêler à leurs agapes, même si ce n’était pas prévu au programme… Il est vrai que Guy Delisle est parti à Pyongyang pour des raisons professionnelles alors que, lors de ses voyages, l’AAFC recherche au contraire les contacts avec les Coréens. 

 

De fait, Guy Delisle a préféré souligner les traits étonnants, confinant souvent à l’absurde, de la société nord-coréenne. Il a ainsi collectionné un ensemble de « choses vues » qui ont alimenté sa future BD, devenue un des best-sellers français sur la Corée du Nord. Mais quelle en est la valeur documentaire ? Avant de corriger un certain nombre d’erreurs factuelles, nous avons souhaité faire état de nos divergences avec l’auteur, selon nos propres informations sur la Corée du Nord.

 

Un témoignage discutable car émaillé de prises de positions personnelles

 

La BD Pyongyang constitue un récit vécu, précis, à défaut d’être réellement documenté : Guy Delisle ne cite pratiquement pas d’études de chercheurs qui sous-tendent ses prises de position.  Il reproduit un seul autre témoignage que le sien (pp. 166-167), sans que l’on puisse distinguer dans la BD entre les scènes qu’il a vécues lui-même et celles provenant de récits d’autres expatriés.

 

Une autre limite tient à la relative ancienneté (2001) de son séjour. Parmi les changements, signalons l’intensification du trafic automobile à Pyongyang, l’ouverture de petites échoppes dans les rues de la capitale… ou encore que le dépôt d’une gerbe de fleurs, au pied de la statue géante du président Kim Il-sung (p. 7) n’est plus « le passage obligé pour chaque nouvel arrivant » (p. 6) même si ce geste est attendu - et apprécié - des Nord-Coréens.

 

Par ailleurs, après la reprise des travaux de l’hôtel Ryugyong (p. 124), les guides le signalent volontiers dans leur présentation des bâtiments de la capitale, voire le proposent à la visite de groupes étrangers.

 

De même, nous attribuons à l’ancienneté du récit de Guy Delisle nos divergences d’appréciation sur le principal magasin de Pyongyang, le Magasin numéro Un : au moins dès 2005, celui-ci était approvisionné en produits très divers, et les escaliers roulants fonctionnaient…

 

Sous ces réserves méthodologiques, tous ceux qui ont séjourné en Corée du Nord tendent naturellement à s’identifier à Guy Delisle. L’impression de lire un livre à valeur documentaire provient en effet de sa capacité à rendre vivantes des situations vécues et qu’ont pu partager d’autres voyageurs en Corée du Nord.

 

Les réponses parfois peu convaincantes des guides face aux questions insistantes de leurs visiteurs étrangers font partie de ces situations qui ont été vécues par chacun d’entre nous, visiteurs en Corée du Nord. Les moyens de fortune pour laver les vitres des immeubles (une « petite poulie de rien du tout », avec des « briques et des cailloux pour faire contrepoids », p. 93) décrivent également une réalité très vraisemblable au regard du manque de machines-outils, même s’il ne nous a pas été donné de l’observer lors de nos voyages en RPDC. De même, les conseils aux voyageurs décrits dans les premières pages de l’ouvrage sont d’une remarquable exactitude et peuvent être repris, à la virgule près, par toute personne souhaitant se rendre en RPDC.

 

Le contexte dans lequel l’auteur a également été amené à travailler en Corée du Nord est également décrit de manière simple et précise (« L’animation en France a pratiquement disparu : en une dizaine d’années, à quelques rares exceptions près, la production s’est entièrement délocalisée en Europe de l’Est et en Asie. Et aujourd’hui, c’est au tour des Chinois de s’inquiéter en voyant tout le boulot partir en Corée du Nord », p. 82). Les coûts de production des dessins animés en Corée du Nord offrent à ce pays un avantage comparatif pour devenir un des principaux producteurs au monde.

 

En revanche, des milliers de visiteurs étrangers, à commencer par la plupart des touristes, se sont rendus dans deux des lieux où notre dessinateur n’a pas eu accès : le Palais mémorial Kumsusan, où repose le corps du président Kim Il-sung, et la zone démilitarisée séparant les deux Corée (p. 137). De même, la délégation de l’AAFC ayant visité Pyongyang en septembre 2008 a assisté à une démonstration de Taekwon-Do dans le Palais dédié à ce sport de combat coréen, contrairement à Guy Delisle (p. 141). Elle s’est aussi rendue au Musée des beaux-arts (p. 137) et à la gare de Pyongyang (p. 143). Il est possible que les rapports personnels de Guy Delisle avec ses guides expliquent cette différence de traitement, comme il le suggère lui-même pour expliquer pourquoi il n’a pas assisté au spectacle de gymnastique de masse (p. 170) qui constitue l’événement que retiennent les tours opérateurs pour décider des dates de visite en Corée du Nord.

 

Si le récit très vivant de Guy Delisle possède une puissance évocatrice fondée sur sa propre expérience, ses choix narratifs ne sont pas neutres. Comme pour tout récit, son auteur a fait des choix qui méritent examen. Par ailleurs, il fait siennes les analyses d’autres auteurs sur la Corée du Nord sans avoir été en mesure, sur place, d’en apprécier la validité.

 

L’ouvrage de Delisle ne distingue pas clairement les témoignages vécus et les jugements personnels. A plusieurs reprises, l’auteur reconnaît d’ailleurs qu’il donne libre cours à son imagination :

 

- concernant les portraits du président Kim Il-sung et du dirigeant Kim Jong-il : « On distingue mal sur le portrait mais on imagine [souligné par nous] que l’un porte celui de l’autre, formant ainsi un court-circuit très tentant à mettre en forme pour un animateur » ;

 

- « On se croirait [souligné par nous] dans un de ces jeux vidéos où l’on tire sur tout ce qui bouge. »

 

Toutefois, dans la plupart des cas, l’auteur n’utilise pas de telle formule de distanciation : les scènes descriptives et les jugements personnels ne font qu’un, ne permettant pas au lecteur de disposer, selon nous, de tous les éléments nécessaires pour se former sa propre opinion. Quels sont ces sujets abordés par Delisle et sur lesquels nous ne partageons pas ses prises de positions ?

 

Des prises de position personnelles méritant des discussions plus approfondies

 

La pénurie d’énergie est fréquemment traitée par Guy Delisle, s’agissant par exemple d’un ascenseur en panne (p. 11) ou de sa chambre d’hôtel mal éclairée (p. 22).

 

Le lecteur ne trouve cependant pas d’informations sur différents facteurs de nature à expliquer les difficultés économiques actuelles de la Corée du Nord :


- l'embargo américain qui dure depuis 1951;

- les conséquences de la disparition de l’URSS et des démocraties populaires d’Europe de l’Est sur la rupture des circuits commerciaux de la RPDC après 1990 (et notamment la fin des livraisons de pétrole à bon marché); 

- les inondations catastrophiques, alternant avec des périodes de sécheresse, au cours des années 1995-1996, lesquelles ont conduit à une situation de grave pénurie alimentaire dans un pays autrefois exportateur de produits agricoles bien que les terres arables ne constituent que 15% de son territoire. 
  
 

Seules ces catastrophes climatiques ne sont que brièvement mentionnées. De plus, elles sont présentées comme relevant de la propagande du gouvernement nord-coréen (« les causes officielles [souligné par nous] du drame étant une série de malencontreuses catastrophes naturelles », p. 46).

 

Alors même que ces difficultés sont reconnues par toutes les ONG présentes en Corée du Nord, il est regrettable que Guy Delisle, qui a pourtant eu des contacts avec les représentants européens de ces ONG lors de son séjour à Pyongyang, ait jugé préférable de relayer le seul point de vue des ONG ayant quitté la Corée du Nord (« Certaines ONG comme OXFAM, Médecins du Monde et Médecins sans frontières quittèrent [la Corée du Nord] après plusieurs années d’efforts, estimant que l’aide humanitaire était détournée au profit du régime »).

 

Nonobstant de grossières inexactitudes (lesdites ONG ne sont pas restées « des années » durant en Corée du Nord), il n’est pas satisfaisant que Guy Delisle ait appuyé son point de vue sur des citations qui, d’après nos sources, n’existent pas. Nous pensons à ces propos prêtés au dirigeant Kim Jong-il : « Pour reconstruire une société victorieuse, seulement 30% de la population aurait besoin de survivre. » (p. 47) Quelle est la citation exacte d’où serait tirée cette affirmation, laissant clairement sous-entendre une volonté délibérée des autorités nord-coréennes de faire mourir une partie de la population de leur pays ? Faute de telles indications, nous ne disposons que d’une accusation péremptoire, particulièrement grave, et non étayée.

 

La perception supposée de la réunification par les Sud-Coréens relève également des sujets qui auraient mérité, selon nous, un traitement plus approfondi.

 

Selon Guy Delisle, « après la crise économique asiatique de 1996, les Coréens du Sud n’ont aucune intention d’avoir à supporter un pays 46 fois plus pauvre que le leur. » (p. 62) Certes, les Sud-Coréens ont calculé le coût élevé que représenterait, selon eux, la réunification de la Corée au vu de la réunification allemande, et une partie de l’opinion publique craint que des transferts financiers vers le Nord ne signifient une augmentation des impôts. Mais il est regrettable que Guy Delisle affiche comme une certitude le chiffre fantaisiste d’un différentiel économique de 1 à 46, quand les données sur l’économie nord-coréenne, calculées par le ministère sud-coréen de la Réunification (et reprises par la CIA, peu suspecte de sympathie communiste), font état d’un différentiel de produit intérieur brut par habitant qui pourrait atteindre 1 à 10, ce qui est déjà considérable. Au demeurant, le niveau d’alphabétisation de la population nord-coréenne (99 %) et les compétences de ses techniciens et de sa main d’oeuvre rendent crédible l’hypothèse que la remise en état des infrastructures de la RPDC soit au contraire une opportunité économique, tant pour les Nord-Coréens que pour les Sud-Coréens, comme l’observe Claude Helper : « D’aucuns estiment que le Nord pourrait être une chance au plan économique plutôt qu’une menace pour le Sud. » (in Corée : réunification. Mission impossible ?, L’Harmattan, 2008, p. 360)

 

Il est également regrettable que Guy Delisle donne une image pour le moins inexacte de l’opinion publique sud-coréenne. Tout d’abord, quand les Coréens du Nord et du Sud parlent de la Corée, ils disent « notre pays » et non pas « un pays », contrairement à la formule utilisée par Guy Delisle. L’existence en Corée du Sud, depuis près de quarante ans d’un ministère de la Réunification distinct du ministère des Affaires étrangères témoigne que la République populaire démocratique de Corée n’est pas considérée comme un pays étranger. De fait, la question de la réunification n’est pas une question abstraite et secondaire pour les Sud-Coréens. Ainsi, elle a largement expliqué les succès des candidats démocrates Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun aux élections présidentielles de 1997 et 2002, lesquels ont initié une politique de coopération intercoréenne dont ne traite pas Guy Delisle. Ces évolutions sont intervenues après la crise financière de 1997 que Guy Delisle prend comme point de référence, et dont il affirme à tort qu’elle aurait au contraire modifié la perception du Nord par les Sud-Coréens dans un sens moins favorable à la réunification.

 

Enfin, l’auteur affirme, dans le langage qui est le sien, que la réunification désintéresserait plus particulièrement les plus jeunes générations : « D’autant que la jeune génération  (contrairement à celle d’avant qui avait encore  de la famille au Nord) n’a aucune envie de sacrifier un confort matériel pour accueillir une déferlante de chômeurs complètement largués. » En réalité, les études d’opinion ont montré que les premiers soutiens électoraux des démocrates sud-coréens ont été les plus jeunes générations, alors que leurs aînés, qui ont connu la guerre de Corée, partagent des sentiments beaucoup plus réservés vis-à-vis du nord de la péninsule coréenne.

 

Concernant la guerre de Corée, nous regrettons la lecture partielle donnée par Guy Delisle : « Pour nous convaincre de l’inhumanité [des Américains], le musée [de Sinchon] passe en revue toutes les barbaries commises par ces derniers durant la guerre. (…) A mon avis, peu importe la nation, une guerre ne sera jamais « propre »… Et c’est pas sur trois photos floues et des peintures à l’huile que je vais arrêter mon jugement pour diaboliser un peuple. » (pp. 168-169)

 

Tout en laissant à Guy Delisle, plus prompt à critiquer sévèrement le peuple de Corée du Nord qu’à « diaboliser » celui des Etats-Unis, la responsabilité de sa propre interprétation de la qualité des photos exposés à Sinchon, au Musée de la Guerre que nous avons également visité, il nous semble qu’il faut aussi mentionner quelques faits malencontreusement passés sous silence, car ils auraient permis au lecteur de se forger sa propre opinion : la première utilisation du napalm à grande échelle pendant la guerre de Corée, la destruction quasi totale  de la ville de Pyongyang pendant le conflit, la demande du général McArthur de recourir à l’arme atomique, ou encore les travaux  de la commission historique mise en place en Corée du Sud, laquelle a mis en évidence les massacres de dizaines de milliers de civils, soupçonnés de sympathie communiste, dans le Sud de la péninsule dans les premières semaines de la guerre de Corée.

Lire la seconde partie de l'article...

Photos : AAFC

 

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commentaires

A
Je trouve votre critique aussi criticable que la BD. En effet nulle part dans cette BD que j'ai lu et adoré je n'ai trouvé une phrase ou un dessin où l'auteur dit écrire un livre-documentaire sur la Corée.J'ai lu son livre comme il est: un témoignage de ce que l'auteur a vécu, je suis assez grande pour savoir que tout récit est subjectif et personnel et donc pour ne pas en tirer des généralités sur la Corée.De plus la situation de la Corée du Nord est tout de même assez connue (blocus par les USA, chute de l'URSS, tension avec la Corée du Sud, etc), les évoquer auraient fait perdre du sens à ce livre-témoignage sans aucune prétention documentaire ou historique.Les quiproquos étaient inévitables, deux cultures se rencontrant et c'est une partie de l'intérêt de ce livre._____________________________________________________________Définition prise dans le Larousse du mot témoignage:<br /> <br /> témoignage<br /> nom masculin <br /> <br /> Action de témoigner, de rapporter ce qu'on a vu, entendu, ce qu'on sait<br /> Déclaration, déposition d'un témoin en justice<br /> Déclaration orale ou écrite attestant les qualités de quelqu'un<br /> Acte qui témoigne d'un sentiment, d'une qualité, etc.<br /> Texte, propos racontant des faits vécus________________________________________________________________<br /> <br /> <br /> Et c'est étrange mon adresse email n'est pas accepté. Incompatibilité avec hotmail?
Répondre
A
<br /> <br /> Merci de votre commentaire.<br /> Oui, Guy Delisle raconte bien les faits vécus, tirés de sa propre expérience... mais aussi de ce qu'on lui a dit, et c'est cet entremêlement qui pose problème.<br /> De plus, il choisit une lecture biaisée - car on ne peut pas supposer des connaissances a priori des lecteurs : personnellement, dans les discussions que j'ai eues sur la Corée du Nord, on<br /> me parle souvent des armes nucléaires ou du dirigeant, mais jamais de l'embargo américain. C'est en supprimant ces éléments de contexte qu'on forge l'image d'un pays supposé "absurde", alors que<br /> sa mise en place, et son évolution, s'inscrivent dans un contexte historique et culturel. <br /> <br /> <br /> <br />
D
Excellente déconstruction de la mauvaise foi, du manque de rigueur, et du narcissisme qui caractérisent la plupart des auteurs actuels, surtout lorsqu'ils se piquent de faire du "docu vecu' et autres "romanquetes".Les critiques lues sur Internet confirment que la plupart des lecteurs tombent dans le panneau, pourtant gros. Guy Delisle fait du dessin animé pour grans enfants. 
Répondre
A
<br /> Nous comprenons votre réaction, même si nous préférons accorder le bénéfice du doute à Guy Delisle : compte tenu des sources largement unilatérales qu'il a pu consulter avant son départ, il y avait<br /> de fortes chances que, sur place, il soit conforté dans ses a priori... Nous serions ravis d'avoir une discussion sereine avec l'auteur et les lecteurs de la BD, pour dépassionner le débat et<br /> évoquer, point par point, la situation réelle en Corée.<br /> <br /> <br />

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