Active notamment en Mandchourie, où l'un ses principaux dirigeants a été Kim Il-sung, futur président de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), la résistance coréenne à l'occupation japonaise (1910-1945) a mis en place des gouvernements soviétiques, aujourd'hui appelés gouvernements populaires révolutionnaires par les historiens de la RPDC. Leur organisation préfigure les futures réformes démocratiques conduites, après la Libération, au Nord de la péninsule coréenne. Nous nous appuyons ici sur les travaux d'un chercheur américain, Charles K. Armstrong, élève de Bruce Cumings, dont l'ouvrage de référence The North Korean revolution (1945-1950) se fonde sur des sources d'époque, notamment des documents nord-coréens, déclassifiés, saisis par les troupes américaines pendant la guerre de Corée (1950-1953).
Comme la République populaire de Chine et la République socialiste du Vietnam, la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) est née du combat de la résistance antijaponaise : les réformes conduites après la Libération ont été inspirées de l'expérience des gouvernements soviétiques, aujourd'hui appelés gouvernements populaires révolutionnaires par les historiens nord-coréens, et qui ont d'abord servi de bases pour les combattants actifs en Mandchourie. Les sources japonaises de l'époque, peu suspectes de sympathie pour les armées de guérilla, estiment à 20.000 la population des gouvernements populaires révolutionnaires, dont 6.000 pour le plus grand d'entre eux. La plupart de ces bases arrières, déjà destinées à organiser la résistance contre le Japon et le gouvernement du Guomindang, auraient compté chacune entre 2.000 et 3.000 personnes.
Détruits par les Japonais lorsqu'ils ont été découverts, les gouvernements soviétiques - ou gouvernements populaires révolutionnaires - n'ont duré au plus que deux ans et demi à trois ans. Dans un rapport écrit en 1942, le futur Président Kim Il-sung date leur formation des années 1932 à 1935, en établissant un étroit lien entre libération nationale, combat anti-impérialiste et lutte contre le régime féodal, dans le combat mené en commun avec les communistes chinois.
S'agissant de leur organisation, l'historien américain Charles K. Armstrong observe que "les dirigeants étaient démocratiquement élus par tous les adultes âgés de plus de 16 ans, et que différents groupes patriotiques, de paysans, de jeunes, de femmes, y étaient organisés. Par ailleurs, des écoles étaient établies dans certains des camps et des journaux et des magazines révolutionnaires publiés" (The North Korean Revolution, p. 34) Ces institutions préfigurent celles de la Libération, notamment au Nord de la péninsule, où les organisations de masse - de jeunes, de femmes et de paysans - ont joué un rôle majeur dans la mise en oeuvre des réformes démocratiques, sans équivalent dans les démocraties populaires de l'Est de l'Europe. Toujours selon Charles K. Armstrong, les objectifs étaient de "réaliser l'unité des masses, la réforme agraire et l'égalité, quel que soit le sexe, la race ou la religion" (ibid.).
Dans une nation coréenne alors constituée avant tout de paysans, la réforme agraire de 1946 a été une des mesures les plus emblématiques de la nouvelle organisation économique et sociale. Ses principes ont été directement inspirés par l'expérience des gouvernements populaires révolutionnaires. La réforme agraire a garanti un large soutien aux autorités nord-coréennes : les services de renseignement américains, pourtant enclins à survaloriser les témoignages des opposants, ont estimé à 70 % ce soutien parmi les paysans en 1946.
Selon les services de renseignement japonais, la réforme agraire des gouvernements populaires révolutionnaires a été conduite selon des principes généralisés en 1946 à toute la moitié Nord de la péninsule, notamment la priorité accordée à la redistribution des terres aux paysans pauvres et la perspective finale de la nationalisation pour des usages collectifs (ibid.) :
"1. Oter la terre seulement à la classe des propriétaires et à leurs "fantoches" (qu'ils soient chinois, japonais ou coréens), en la retirant des mains de la paysannerie riche et moyenne.
2. Redistribuer selon le principe de la capacité de travail, en gardant toujours à l'esprit les intérêts des paysans pauvres.
3. Souligner la distribution des terres aux femmes et "l'élimination complète des vestiges du féodalisme".
4. Après redistribution, toutes les terres restantes devaient être sous la direction du "Soviet". A cette époque les terres ordinaires pouvaient être achetées et vendues, mais la "nationalisation" finale des terres restantes serait encouragée et des efforts conduits pour rendre certaines des terres à un usage collectif".
Comme l'a illustré la réforme agraire, Charles K. Armstrong souligne que les anciens combattants en Mandchourie autour de Kim Il-sung - comme d'ailleurs des communistes du groupe de Yanan - ont recherché "le soutien des éléments pauvres et marginaux de la société", plutôt que "le travail à travers une avant-garde" (id., p. 71). Cette pratique, qui s'éloigne des standards soviétiques, est cohérente avec les conditions de la lutte antijaponaise.
Comme dans les gouvernements révolutionnaires populaires de Mandchourie, la libération des femmes, occupant une position sociale peu enviable dans la société coréenne patriarcale traditionnelle, a été fortement encouragée par Kim Il-sung et ses partisans. D'après Charles K. Armstrong, la loi sur l'égalité des sexes du 30 juillet 1946 a "au moins sur le papier donné aux femmes nord-coréennes plus de droits que les femmes d'aucun autre Etat d'Asie à cette époque" (id., p. 93). Une femme a d'ailleurs occupé des fonctions de ministre dès la formation du premier gouvernement de la RPD de Corée : Ho Chong-suk, veuve d'un vétéran du groupe de Yanan dans la lutte antijaponaise, a été ministre de la Culture et de la propagande, et sera à nouveau ministre de la Justice en 1959. Image ci-dessus : rassemblement de la Ligue des femmes, en RPD de Corée (source : Archives nationales américaines, documents saisis pendant la guerre de Corée)
L'expérience de la guérilla en Mandchourie a ainsi directement inspiré les objectifs de la reconstruction nationale en Corée après 1945. Même si les combattants coréens de la lutte antijaponaise avaient une bonne connaissance de l'Union soviétique et de la Chine, qui a été prise en compte pour certaines formes d'organisation, notamment politiques, Charles K. Armstrong observe que les réformes économiques et sociales ont eu comme source majeure d'inspiration l'expérience des gouvernements révolutionnaires populaires. Le socialisme coréen est indépendant du "modèle" soviétique, quand beaucoup d'analystes - critiques - de la République populaire démocratique de Corée ont commis l'erreur de la considérer comme imposée par les forces d'occupation soviétiques (1945-1948). Au contraire, l'occupation soviétique au Nord a été moins lourde que celle des Américains au Sud, et le transfert de pouvoir aux autorités coréennes plus rapide.
De même, bien que Kim Il-sung ait rencontré Staline avant de revenir en Corée à la Libération, les Soviétiques avaient davantage confiance dans les Coréens soviétiques, dont l'attachement à l'URSS était plus ancien. Kim Il-sung s'est imposé par son prestige au sein de la guérilla, et non par un appui que lui auraient apporté les Soviétiques.
La disparition de l'URSS et des démocraties populaires d'Europe de l'Est, en 1989-1991, avait conduit de nombreux observateurs occidentaux à prédire une évolution comparable en Asie, en méconnaissance des caractéristiques propres à ces pays. Le maintien du socialisme en Chine, au Vietnam et en RPD de Corée s'explique notamment par leur caractère endogène, puisant ses origines et sa légitimité dans l'histoire nationale.
Source : Charles K. Armstrong, The North Korean Revolution, 1945-1950, Cornell University Press, New York, 2003.