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2 février 2009 1 02 /02 /février /2009 00:00

En Corée du Sud, le 8 janvier 2009, un homme a été arrêté pour avoir diffusé de fausses informations économiques sur le réseau Internet sous le pseudonyme de Minerve (la déesse romaine de la sagesse). Celui qui est soupçonné d’être Minerve n'a ni vécu, ni étudié à l'étranger, et ne peut se prévaloir d'un grand cursus universitaire en économie. C'est donc un parfait autodidacte dans ce domaine qui, par ses analyses et prévisions – souvent justes - a fait trembler les dirigeants économiques et politiques sud-coréens pendant des mois dans le but, selon lui, d’aider les gens ignorés par le gouvernement, petits entrepreneurs et travailleurs durement frappés par la crise. Avec l’arrestation de Minerve, l'administration du président conservateur Lee Myung-bak, déjà accusée d'autoritarisme, porte un nouveau coup à la liberté d'expression.

 

L'identité réelle de l'internaute connu sous le pseudonyme de Minerve était l'objet d'intenses spéculations en Corée du Sud depuis plusieurs mois. Pour l'exactitude de ses prévisions sur la faillite de la banque Lehman Brothers - à l'origine de la crise financière actuelle - sur la dépréciation de la monnaie sud-coréenne face au dollar américain ou sur l'effondrement de la bourse de Séoul, Minerve a été surnommé « le président de l'économie d'Internet ». Certains pensaient qu'il s'agissait d'un homme ou d'une femme travaillant, ou ayant travaillé, à l'étranger dans une société de bourse. Pour d'autres, Minerve était un retraité.

 

Les messages postés sur Internet par le « président de l'économie » ont été lus par des dizaines de milliers de personnes, ont été repris par d'innombrables sites et autres blogs, et ont constitué une référence essentielle dans le débat entre internautes sur l'économie. Il est même sorti une compilation des articles de Minerve...


Minerve ou Cassandre ?

Pour la justice sud-coréenne, Minerve s'appelle en fait Park Dae-sung. Il est sans emploi, est âgé d’une trentaine d’années et a seulement fait deux ans d’études supérieures, sans rapport avec l’économie. Park a été arrêté le 8 janvier 2009 pour avoir, selon la justice, répandu de fausses rumeurs sur Internet « dans le but de porter atteinte au bien public ». La centaine d'articles publiés par Minerve sur les forums du site Daum.net, un portail Internet populaire en Corée du Sud, auraient eu une influence négative sur le marché des changes et sur la notation financière du pays. S'il est reconnu coupable d'avoir violé la loi sur les communications, Park Dae-sung risque cinq ans de prison.


Kim Ki-won, professeur d'économie à l'Université nationale d'études à distance de Corée (Korea National Open University, KNOU) qualifie d'« absurde » l'attitude de la justice pour laquelle Minerve a porté atteinte au bien public « alors que le 'phénomène Minerve' est dû au manque de confiance des gens dans la politique du gouvernement. » Pour le professeur Kim, l'arrestation de Minerve a pour seul objectif d'étouffer toute voix critique pour la politique du gouvernement.


La justice s'intéresse particulièrement à deux articles publiés les 30 juillet et 29 décembre 2008. Le 30 juillet, Minerve exposait le projet du gouvernement de suspendre les échanges de devises à partir du 1er août, alimentant les craintes sur le niveau des réserves sud-coréennes de change. Des « informations totalement fausses » selon le procureur. Le 29 décembre, Minerve écrivait que le gouvernement avait donné instruction à de grandes institutions financières locales d’arrêter d’acheter des dollars américains pour freiner la dépréciation du won coréen face au billet vert.


Le ministère sud-coréen des Finances a pourtant reconnu que les transactions sur les devises avait été partiellement suspendues en août avant d’être totalement interrompues le mois suivant. Sohn Byung-doo, directeur de la division en charge des marchés de change au ministère des Finances, déclare ainsi ne pas comprendre « pourquoi l’article du 30 juillet fait l’objet de poursuites, puisque l’information sur les transactions de devises étrangères était bel et bien exacte », ajoutant que cette suspension n'avait pas été décidée en raison d'un déclin des réserves de change, mais pour éviter que les banques locales subissent des pertes.


Concernant l'article du 29 décembre, un député du Parti démocratique (opposition sud-coréenne), Lee Seok-hyun, a dit savoir de plusieurs sources que le gouvernement avait réuni les dirigeants des principales banques le 26 décembre pour leur demander de restreindre leurs achats de dollars.


De fait, la monnaie sud-coréenne a perdu 28% de sa valeur en 2008 tandis que le principal indice boursier du pays, le Kospi (Korea Composite Stock Price Index), chutait de 40%
.


En pleine crise économique, Minerve a été au centre de toutes les critiques adressées au gouvernement par l'opinion publique sud-coréenne. Voilà pourquoi certains voient dans son arrestation une tentative gouvernementale de freiner la diffusion au niveau national d'une anxiété face à la crise, se traduisant par une nouvelle série de manifestations aux chandelles.


Allergies gouvernementales

Un mandat d'arrêt a été émis contre le principal suspect sans qu'il soit clairement établi que ce dernier soit effectivement Minerve, que les articles aient été écrits dans le but de nuire à l'intérêt public ou qu'il soit même seulement possible de poursuivre quelqu'un pour de tels textes. « Requérir un mandat alors qu'il s'agit d'une question juridique très controversée ne fait que révéler l'intention du procureur de produire un 'effet d'intimidation' », affirme le professeur Ha Tae-hoon, de l'Université de Corée.

Tandis que les spécialistes du droit s’interrogent sur les fondements juridiques de l’arrestation de Minerve, le Grand Parti national au pouvoir entend durcir la législation sanctionnant la diffamation sur Internet. Un nouveau texte obligerait les intervenants sur Internet à dévoiler leur identité, sous peine d'amende ou de prison ferme. Les journaux conservateurs décrivent déjà Minerve comme un « charlatan » et réclament de plus en plus bruyamment l'introduction d'une loi pour bloquer la propagation de fausses informations par des individus non qualifiés.« L’affaire Minerve démontre que l’Etat de droit n’est pas encore profondément enraciné dans notre société », déplore Ji Seong-woo, professeur de droit à l’université Dankook de la ville de Cheonan, au sud de Séoul.

Les articles de presse décrivant Park Dae-sung comme une personne tranquille sans grand bagage intellectuel ne pourraient être qu'une tentative de discréditer le principal suspect dans une société accordant une grande importance à l’éducation et portant aux nues les employés d’entreprises prestigieuses comme les firmes de courtage. Mais pour le professeur Ji, « si Park doit être puni, c'est pour sa conduite, pas parce que c'est un chômeur d'une trentaine d'année qui n'a étudié que deux ans dans une université technique. »


Depuis son entrée en fonctions, en février 2008, l'administration conservatrice du président Lee Myung-bak est accusée de chercher à intimider l'opposition. L'arrestation de Minerve ne serait donc qu'un nouveau signe flagrant d'une tentative de prise de contrôle de l'opinion publique sur Internet.

En effet, le gouvernement sud-coréen actuel semble allergique à Internet, comme l'ont montré les enquêtes sur les individus diffusant des « histoires sur la maladie de la vache folle » ou sur les internautes participant à la campagne pour le boycott des trois grands quotidiens conservateurs, Chosun Ilbo, Joong Ang Ilbo et Dong A Ilbo  (« ChoJoongDong ») par les annonceurs, en raison de la couverture par ces journaux des manifestations contre la reprise des importations de boeuf américain en Corée du Sud.

Un second exemple récent nous projette plus de dix ans en arrière, avant l'accession au pouvoir de Kim Dae-jung en 1998, quand le pouvoir sud-coréen muselait l'opposition étudiante en arrêtant et en emprisonnant ses dirigeants pour le seul motif de contester la politique gouvernementale, et prouve que l'affaire Minerve n'est pas un cas isolé : Suh Nam-pyo, président de l'Institut des sciences et technologies avancées de Corée (Korea Advanced Institute of Science & Technology, KAIST), vient d'engager des poursuites contre un étudiant nommé Lee, accusé d'avoir diffamé l'institut et son président sur son blog en critiquant les conditions d'élection à la présidence de M. Suh, ainsi que les conditions d'étude et les frais de scolarité

« Le fait que la justice enquête sur des textes publiés sur Internet intimide sévèrement les internautes », déclare Oh Byung-il, membre de l'organisation
Jinbonet qui œuvre depuis 1998 pour la liberté d’expression sur Internet en Corée du Sud. Oh Byung-il s'inquiète que l'arrestation de Minerve ait un « effet d'apprentissage » faisant taire les critiques à l'encontre du gouvernement et portant un coup grave à la liberté d'expression en Corée du Sud.

Pour le professeur Cho Hyeon-yeon, de l'université Sungkonghoe de Séoul, « l'arrestation de Minerve est un incident symbolique de la 'politique de non-communication' de l'administration Lee Myung-bak, laquelle refuse d'entendre toute opinion discordante ou critique. Au lieu de mener la politique appropriée, elle en revient à l'ancienne politique du 'bouc émissaire', en rendant responsables les observateurs critiques de sa politique. »

Un analyste d'une société de bourse pointe l'irresponsabilité du président et de son gouvernement qui, « incapables de s'attaquer correctement aux causes de la crise économique, ont passé sous silence les mauvaises nouvelles et manqué de franchise. C'est voir le gouvernement ainsi qui a mené à la propagation du syndrôme Minerve. » Des groupes nommés Action citoyenne d'urgence pour la protection de la démocratie ou Empêchons la répression des manifestations aux chandelles appellent même à l'arrestation immédiate du président Lee Myung-bak pour « diffusion de fausses informations sur l'indice boursier atteignant les 3.000 points... »

Pour le bien du peuple... et pour le malheur d'Internet 

A la sortie du tribunal où il était entendu le 10 janvier, Park Dae-sung a répété, comme devant le procureur, ne chercher à retirer « aucun bénéfice économique de ces textes » et « ne reconnaître avoir commis aucun crime ». Il a déclaré écrire « pour les défavorisés », n’avoir que « des intentions pures » et être « désolé d’avoir causé le désordre. » Il affirme avoir tout écrit lui-même. Interrogé par des journalistes voulant savoir s’il était fier du crédit accordé à ses articles, Park Dae-sung a répondu « J'ai seulement écrit en fonction de ce que je ressentais. » Pense-t-il être accusé injustement? Il répond ne rien avoir à dire à ce sujet pour l'instant... L'avocat Park Chan-jong déclare néanmoins que Park paraissait abattu lors de l'audience, disant seulement « je ne sais pas ce que j'ai fait de si mal pour en arriver là. »

Maintenant, la communauté sud-coréenne des internautes est sous le choc. Suite à l'arrestation de Minerve, des blogueurs et écrivains renommés s'exprimant via le réseau mondial ont même décidé d'entrer dans une forme de clandestinité.


Le réseau Internet est supposé être un espace garantissant la libre participation de chacun. A la différence du monde réel où seuls les experts sont admis à donner leur avis, Internet offre aux gens ordinaires l'occasion de s'exprimer et de créer leur propre contenu. Et force est de constater que le contenu proposé par Minerve a rencontré un certain succès.


Alors que, en Corée du Sud, tous les grands organes de presse (à l’exception du Hankyoreh, dont le tirage reste toutefois nettement inférieur à celui de ses principaux concurrents) sont acquis aux conservateurs, Internet a servi de vecteur au pluralisme de l’opinion dans le pays où le plus grand nombre d’habitants sont connectés à Internet. Le réseau Internet a servi de relais aux grandes manifestations anti-gouvernementales. Les succès des démocrates à l’élection présidentielle de 2002 et aux élections législatives de 2004 s’expliquaient largement par la mobilisation de leurs partisans sur Internet. Enfin, la Corée constitue le plus ancien exemple de réussite d’un journalisme citoyen, où chacun peut proposer des articles, avec, par exemple, OhmyNews, précurseur du site français AgoraVox. Dans ce contexte, la réaction des médias conservateurs à l’affaire Minerve est symptomatique de leur parti pris en faveur du Grand Parti national, où se recrutent les héritiers du régime militaire, ainsi que de leur volonté de recouvrer leur monopole perdu de l’information.  

« Techniquement parlant, il n'y a aucune différence entre des petites pages personnelles et les débats des forums du portail Daum. Si un citoyen ordinaire est puni seulement pour avoir publié dans le cyber-espace des choses inexactes, cela menacera tout l'écosystème d'Internet », déclare le professeur Kang Jang-mook, de l'université Sejong de Séoul. « A l'heure où nous devons travailler dur pour développer Internet avec de meilleurs logiciels et contenus, l'arrestation de Minerve pourrait vider le cyber-espace. »


Un avocat spécialisé dans le droit d'Internet partage cet avis : « Si des poursuites sont engagées en application de la loi nationale sur les télécommunications pour arrêter quelqu'un répandant de fausses informations, alors les auteurs dont les livres ou les articles contiennent la moindre trace d'information erronée pourraient être punis quand leurs textes se retrouveront sur Internet. Dans cette affaire [l'arrestation de Minerve], engager des poursuites en vertu d'une loi presque jamais appliquée depuis son adoption en 1983, quand Internet n'existait pas, constitue une aberration. »


Un employé d'une société du secteur de l'Internet ajoute que « Internet étant basé sur le contenu créé par l'utilisateur, un sérieux coup risque d'être porté à ce secteur d'activité si les gens se sentent moins libres de s'exprimer. »


Le portail Daum.net est sous le feu des critiques pour avoir transmis à la justice les informations personnelles de Minerve. Les représentants de Daum.net répètent qu'il ne peuvent faire aucun commentaire, tandis qu'un nombre croissant d'internautes ne veulent plus participer aux forums du portail.


Un autre avocat, Lee Eun-woo, déclare qu'« on introduit inévitablement un biais dans l'opinion si on réduit l'opposition au silence et si on rejette le débat. La démocratie repose sur la libre expression des opinions du public. En s'opposant à ce cadre, le gouvernement, par sa tentative de prendre le contrôle d'Internet, a un impact négatif énorme sur le développement politique de notre pays. »

Minerve, par son influence sur la société sud-coréenne, n'est pas sans rappeler l'internaute connu sous le pseudonyme de Angma qui, en 2002, avait appelé à la mobilisation des citoyens après l'acquittement de deux militaires américains accusés d'avoir tué par négligence deux collégiennes coréennes. Les immenses manifestations qui suivirent l'appel de Angma, comme la veillée aux chandelles du 14 décembre 2002 à Séoul (100.000 personnes), aboutirent à une révision de l'Accord sur le statut des forces américaines stationnées en Corée du Sud. L'Association d'amitié franco-coréenne apporte son soutien à Minerve, victime d'un appareil judiciaire aux mains d'un exécutif de plus en plus autoritaire, et pose la question : Minerve a-t-il pour seul tort d'avoir eu raison? Comme la chouette qui accompagne la déesse romaine de la sagesse, a-t-il vu ce que les autres ne voient pas dans la nuit? (sources : HankyorehLe Monde, Reuters, The Korea Times) 

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