Le 18 novembre 2011, des responsables sud-coréens ont rencontré leurs homologues nord-coréens à Kaesong, en République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), pour relancer le projet de publication d'un dictionnaire commun, engagé dès 2005, et qui couvrirait les différences de dialecte entre les deux parties de la péninsule. En effet, si les différences linguistiques entre le dialecte coréen parlé à Pyongyang (le coréen cultivé) et celui en usage à Séoul (le coréen standard) ne posent pas de réel problème d'intercompréhension entre Coréens, la division politique a engendré des évolutions de la langue coréenne de chaque côté de la DMZ, au-delà des différences d'accent, et comparables à celles qui peuvent exister, par exemple, entre le français parlé à Paris, à Bruxelles et à Québec. D'autres institutions publiques sont engagées dans des efforts comparables pour unifier complètement la langue coréenne, à l'instar de la commission sud-coréenne de la réunification, qui soutient aussi l'idée d'un dictionnaire commun à toute la Corée. L'AAFC a souhaité présenter les enjeux linguistiques que recouvre un tel projet.
Des politiques linguistiques distinctes au Nord et au Sud de la péninsule
Au lendemain de la libération de l'occupation japonaise en 1945, tous les Coréens ont aspiré au renouveau d'une langue nationale épurée de ses apports étrangers, notamment japonais, et basée sur l'alphabet coréen - et non sur les caractères chinois. Parallèlement, des campagnes d'alphabétisation ont été menées avec succès pour éradiquer l'analphabétisme.
Toutefois, la division politique a engendré des politiques linguistiques différentes, au Nord et au Sud de la péninsule. Une des différences les plus connues concerne le nom même du pays, la Corée : au Nord, la République populaire démocratique de Corée a gardé le nom Choseon, qui désignait jusqu'alors la Corée et le peuple coréen, tandis que le Sud a utilisé un nouveau terme, Hanguk. Pour surmonter aujourd'hui encore ce problème de terminologie, lors des rencontres Nord-Sud les Coréens ont l'habitude parler de "notre pays" (uri nara) et de "notre peuple" (uri inmin). Dans sa proposition d'union confédérale de la nation coréenne, le Président Kim Il-sung de la RPDC a d'ailleurs utilisé un troisième terme, renvoyant au nom Corée dans sa terminologie occidentale, dans le projet d'établissement d'une République démocratique confédérale de Koryo. Au Sud, l'alphabet coréen s'appelle en tout cas hangeul, et au Nord choseongeul.
Un autre aspect majeur est la différence du système de romanisation (c'est-à-dire de transcription des noms coréens) dans l'alphabet latin, de part et d'autre de la DMZ.
Au Sud, dès 1948, sous l'impulsion notamment de la Société de la langue coréenne, l'Assemblée nationale a adopté une loi sur l'usage exclusif des caractères coréens. Des décrets présidentiels ont dû en réaffirmer le principe en 1956 et 1957. Si l'enseignement et les documents officiels ont dès lors été rédigés exclusivement en hangeul, la société ne s'est adaptée que beaucoup plus lentement. Ainsi, les journaux ont continué pendant des décennies à utiliser les caractères chinois. Constatant l'échec de la politique d'élimination des caractères chinois, le ministère de l'éducation a défini, en 1964, une liste de 1 300 caractères chinois devant être enseignés dans le cursus d'enseignement primaire, secondaire et supérieur, avant de faire marche arrière en 1970, par crainte notamment d'incompréhensions intergénérationnelles. Depuis 1972, 1 800 caractères chinois sont enseignés dans le Sud de la Corée. Mais, année après année, l'utilisation du hangeul est devenue la règle, notamment dans les journaux et sur les panneaux dans les rues, même si les caractères chinois continuent d'être utilisés pour exprimer, à l'écrit, les nuances de sens dont rend compte l'écriture chinoise.
Par ailleurs, de nombreux termes anglais ont été introduits dans le coréen parlé au Sud, formant le konglish. Mais, paradoxalement, l'influence au Nord du russe - notamment pour les termes techniques - a pu conduire à une convergence via des langues tierces - le russe et l'anglais ne sont-ils pas tous deux des langues indo-européennes, partageant notamment des racines communes ?
Au Nord, la politique d'épuration linguistique a été conduite avec encore plus de détermination. Dès 1946, les instructions du Président Kim Il-sung ont conduit à un usage exclusif de l'alphabet coréen, vecteur par ailleurs de la lutte pour l'alphabétisation, conduite dans le cadre de la généralisation, en 1949, de l'école primaire obligatoire.
En 1964, le Président Kim Il-sung a donné de nouveaux enseignements dans le domaine linguistique :
(1) le report de toute réforme de l'écriture jusqu'au jour où la Corée sera réunifiée ;
(2) la formation de nouveaux mots et la renaissance d'anciens mots basés sur des éléments purement coréens ;
(3) la limitation des emprunts étrangers et la prononciation la plus fidèle possible des mots étrangers (c'est ainsi, par exemple, que Paris de prononce et s'écrit "Ppari" au Nord et "P'ari" (mouillé) au Sud) ;
(4) la disparition des caractères chinois à l'écrit mais leur apprentissage, notamment pour la lecture des textes anciens ;
(5) l'espacement correct des mots ;
(6) le remplacement des termes sino-coréens par des mots proprement coréens dans les dictionnaires ;
(7) le lancement d'une campagne nationale pour le bon usage de la langue ;
(8) l'amélioration et le renforcement de l'éducation en coréen.
Ces principes ont été réaffirmés et étendus dans les enseignements de 1966, également fondés sur les idées du juche. En particulier, il a été encouragé de donner aux nouveaux-nés des prénoms typiquement coréens, ce qui entraîne une surreprésentation de certains prénoms au Nord par rapport au Sud. Il a également été fondé un comité pour la vérification de la langue coréenne.
Les évolutions lexicales
Par nature, une langue vivante connaît des évolutions qui, dans le cas de la Corée, ne recoupent que partiellement les différences du système économique, social et politique.
La plupart des divergences traduisent des différences de prononciation. Ainsi, le "r" à l'initiale s'écrit et se prononce "r" au Nord, mais "l" au Sud dans la romanisation, comme dans les noms de famille "Ri" et "Li", alors que le son est une lettre intermédiaire entre "r" et "l" d'écriture unique en coréen. Ce même son, à l'initiale du mot ou en début de syllabe, est souvent remplacé par "n" au Sud alors que le Nord conserve le "r", étant plus proche de la langue originelle, comme par exemple dans le mot rodong / nodong, travailleur. Ce même phonème est également fréquemment éludé au Sud, contrairement au Nord.
Les différences phonétiques concernent également le système de voyelles, le Nord appliquant strictement l'harmonie vocalique "a-a" (quand ces deux sons sont séparés par un autre son), alors que le Sud tend à une prononciation "a-e" de la même combinaison de voyelles dans un mot.
S'agissant des divergences proprement lexicales, elles s'expliquent par l'introduction de termes exclusivement coréens - ou le cas échéant, sino-coréens - au Nord (à hauteur de 5 000 mots), tandis que le lexique du Sud s'est enrichi de plus de 10 000 mots anglais, adaptés à la prononciation coréenne et qui ne sont pas toujours aisés à reconnaître pour un étranger : ainsi, T-shirt est devenu ti-shio-tcheu au Sud. De fait, la purification du langage au Nord a conduit à la restauration de termes devenus désuets au Sud, mais qui n'en restent pas moins souvent compris par les Sud-Coréens en raison de leur caractère logique (ainsi, une librairie se traduit littéralement comme étant une "boutique aux livres" au Nord).
Les formes de salutation officielle diffèrent : on s'appelle "camarade" au Nord, "madame, mademoiselle, monsieur" au Sud.
Si le Nord a accéléré le phénomène de contraction des mots également observé au Sud, les différences de lexique sont minimes, puisqu'elles ne portent que sur un petit pourcentage de mots, et généralement pas sur les plus usités : la langue coréenne s'est séparée des langues qui lui sont les plus proches il y a plusieurs milliers d'années et son lexique de base est ainsi très caractéristique. Elles n'en créent pas moins une divergence que le Nord et le Sud cherchent à surmonter dans le projet de dictionnaire commun, lequel doit par ailleurs tenir compte d'un ordre différent des lettres de l'alphabet de part et d'autre du trente-huitième parallèle.
Des nuances grammaticales
Si l'on peut parler de différences lexicales, la grammaire ne présente que de rares nuances. Signalons notamment que si le Sud utilise aujourd'hui principalement trois niveaux de politesse, marqués dans les terminaisons et plus accessoirement dans le lexique, le Nord utilise essentiellement deux niveaux de politesse (les niveaux très poli et non poli). L'usage du niveau intermédiaire, poli, caractérise presque immédiatement un locuteur comme originaire du Sud. Mais dans toute la péninsule, c'est l'âge qui détermine le niveau de politesse approprié dans l'expression orale et écrite.
D'autres nuances peuvent être considérées comme grammaticales dans la mesure où, selon que l'on se trouve au Nord ou au Sud de la péninsule, elles seront traitées ou non comme des fautes linguistiques. Ainsi le "s" de liaison entre deux noms communs (par exemple, dans brosse à dent), fréquent au Sud, ne s'emploie pas au Nord.
Les ferments de l'unité linguistique
Pour un étranger, observer des romanisations différentes des noms coréens au Nord et au Sud peut donner une impression trompeuse de divergence importante, alors que les différences sont pas ou peu marquées dans l'écriture coréenne. La prononciation peut créer des difficultés d'intercompréhension, mais au même titre qu'un Français du Nord qui ne serait pas habitué à l'accent du Sud (et vice versa). Si les médias sud-coréens tendent à caricaturer les Nord-Coréens en leur prêtant un accent à couper au couteau, les inévitables échanges intercoréens conduisent, sinon à une homogénéisation linguistique, du moins à une intercompréhension rapide et quasi-totale. A cet égard, les différences sont à bien des égards plus marquées entre la langue parlée dans l'île de Jeju et le coréen standard de Séoul, qu'entre ce même coréen standard et le coréen cultivé de Pyongyang. Il y a d'ailleurs fort à parier qu'un Sud-Coréen qui rencontrerait un Nord-Coréen aurait du mal à déterminer, de prime abord, s'il ne vient pas des provinces situées les plus au Nord de la Corée du Sud, ou encore de la préfecture autonome de Yonbyon, en Chine, où l'on parle coréen.