Il y a cinquante ans, la Révolution d'Avril 1960 en Corée du Sud a marqué une étape décisive dans la lutte contre l'autoritarisme. Si la victoire de la démocratie n'a alors été qu'éphémère, suite au coup d'Etat militaire du 16 mai 1961, le soulèvement du 19 avril 1960 a abattu le régime Syngman Rhee et, plus fondamentalement encore, marqué l'irruption des masses dans l'histoire de la Corée du Sud. La Révolution d'Avril 1960 a aussi consacré le mouvement étudiant comme un acteur essentiel du combat pour la démocratie en Corée, qui devait triompher quelque trois décennies plus tard.
1959 : l'autocrate Syngman Rhee, au pouvoir depuis 1948 et alors âgé de 84 ans, prépare sa troisième réélection à la présidence de la République, tandis que sa formation politique, le Parti libéral, désigne Yi Gi-bung comme candidat à la vice-présidence.
En décembre 1959, Syngman Rhee annonce son intention d'avancer au 15 mars 1960 la date de l'élection présidentielle, normalement prévue en mai 1960, au motif d'éviter la période chargée des récoltes... bien que le mois de mai ne corresponde à aucune date de récolte. Ce choix était en fait lié à l'état de santé du candidat du Parti démocrate (opposition) à l'élection présidentielle : le 15 février, huit jours après le dépôt des candidatures, Jo Byeong-ok mourait, et les demandes de son parti de présenter un nouveau candidat à la présidence étaient rejetées. Syngman Rhee devenait ainsi l'unique candidat au poste de président de la République. Le 13 février, le chef de l'Etat avait déclaré, sans fondement constitutionnel, que le vice-président devait appartenir au même parti que le président. Dès lors, l'élection était verrouillée, même si le candidat du Parti démocrate à la vice-présidence (et vice-président sortant, élu lors du précédent scrutin de 1956), Jang Myeon, devait obtenir à nouveau plus de voix que Yi Gi-bung, choisi par Rhee.
L'étincelle du mouvement révolutionnaire fut allumée par les étudiants de l'université de Daegu qui décidèrent de manifester contre la décision de fixer au 28 février, jour d'un meeting dans leur ville de Jang Myeon, la date des examens de fin de semestre. Après les étudiants de Daegu, c'est au tour de ceux de Séoul puis de Daejon de manifester, respectivement le 5 mars et le 8 mars, avant la généralisation des manifestations étudiantes, entre le 10 et le 14 mars. Deux revendications sont à l'ordre du jour : aux demandes récurrentes de respecter la liberté des campus s'ajoute le refus de la supercherie électorale.
Le 15 mars, les bourrages d'urnes, les votes publics par groupes de trois personnes ou encore les expulsions des superviseurs du Parti démocrate donnèrent les résultats officiels attendus du pouvoir : Syngman Rhee remportait plus de 9,6 millions de voix (88,7 % des suffrages exprimés) et Yi Gi-bung obtenait un succès écrasant au poste de vice-président (8,3 millions de voix, soit 79 % des suffrages exprimés, contre 1,8 million de voix et 21 % des suffrages exprimés pour Jang Myeon).
Face à l'ampleur des fraudes, des manifestations violemment réprimées eurent lieu le jour même du scrutin, en particulier à Masan, près de Pusan, où le bilan parmi les manifestants entraîna 8 morts et 70 blessés. Comme tout au long du soulèvement, le gouvernement Syngman Rhee accusa les communistes d'être derrière les événements. A Masan, le soulèvement avait conduit au sac de postes de police, d'un journal pro-gouvernemental et du siège du comité de campagne du Parti libéral.
Le 11 avril était retrouvé dans la baie de Masan le corps d'un étudiant de 17 ans porté disparu, Kim Ju-yeol (photo ci-dessus, source : Korea Times). Le même jour, à 18 heures, une manifestation réunit 30 000 participants à Masan. Durant la nuit, deux personnes furent abattues par la police. Les étudiants allaient désormais prendre une part essentielle aux manifestations qui devaient causer la chute de Syngman Rhee.
Le 18 avril, les étudiants de l'Université de Goryo, à Séoul, organisèrent un sit-in devant l'Assemblée nationale. Une attaque orchestrée par des voyous soutenus par le Parti libéral causa une dizaine de blessés. Le lendemain, l'incident faisait la une des journaux. Les médias se désolidarisaient du pouvoir, rendant désormais compte en détail des manifestations étudiantes.
La nouvelle manifestation étudiante, le mardi 19 avril, eut une ampleur inégalée, rassemblant les étudiants en lettres, en sciences en droit et en art de l'Université nationale de Séoul, ceux en sciences de l'éducation et en gestion de l'Université de Konkuk, les lycéens de Dongsung, les étudiants des Universités de Goryo, Dongguk, Yonsei et Chungang. A 11h50, une partie des étudiants marcha sur le Capitole, siège du gouvernement, et le palais présidentiel, en conspuant le chef de l'Etat. Les forces de police du palais présidentiel ouvrirent le feu vers 13h40, entraînant 21 morts. Vers 14h30, les manifestants étaient 200.000 à Séoul, s'opposant aux forces de police. Vingt-six bâtiments furent détruits, dont le siège du Seoul Sinmun et la Maison de l'anticommunisme. Le bilan des combats à Séoul s'établissait, au 21 avril, à 104 morts (dont 3 policiers).
Le même jour, la loi martiale était proclamée à Séoul à 14h40 (avec effet rétroactif à 13h), puis étendue aux principales villes de province, où des manifestations de masse avaient entraîné des morts à Gwangju et Pusan. Le bilan total de la répression atteignit 186 morts, dont 77 étudiants, collégiens et lycéens et 66 paysans.
Sous la direction de Song Yo-chan, les troupes de la loi martiale engagèrent des pourparlers avec les manifestants, conduisant à la libération des étudiants emprisonnés. La tournure des évènements surprit Syngman Rhee et ses ministres, d'autant plus - fait unique dans l'histoire de la Corée du Sud - qu'ils avaient perdu le soutien du gouvernement américain. Initialement, les Etats-Unis n'avaient pas critiqué les fraudes de l'élection du 15 mars, confirmant même une visite officielle du président Dwight D. Eisenhower. Mais au lendemain du soulèvement du 19 avril, le ministère américain des Affaires étrangères fit une déclaration, le 20 avril, demandant une démocratisation de la Corée du Sud. Le 21 avril, le gouvernement et les dirigeants du Parti libéral remirent collectivement leur démission. Mais Syngman Rhee restait en place, déclarant se tenir à l'écart des partis, en évitant d'aborder les questions de la fraude électorale et de la répression.
Le 25 avril, 300 professeurs se réunirent à l'Université nationale de Séoul et déclarèrent que les manifestations traduisaient l'esprit de la nation. Ils demandèrent la démission du président, des députés et des juges de la Cour suprême. Prenant la tête d'une manifestation appelant à venger les étudiants morts, ils furent rejoints par plus de 40.000 manifestants, alors que les troupes de la loi martiale attendaient des instructions. Syngman Rhee procédait à la nomination du Premier ministre par intérim Heo Jeong comme ministre des Affaires étrangères, appelé à exercer les fonctions de chef de l'Etat s'il démissionnait.
Les manifestations du 26 avril commencèrent dès 5 heures du matin, à la fin du couvre-feu. Les manifestants montèrent sur les chars des troupes de la loi martiale, tandis que la statue de bronze de Syngman Rhee au milieu du parc de la Pagode était renversée. Syngman Rhee n'avait plus d'autre choix que de remettre sa démission, annoncée à 10h20 par le Quartier général de la loi martiale. Le 28 avril, Yi Gi-bung, sa femme, son fils aîné - également fils adoptif de Syngmann Rhee - et son fils cadet se suicidèrent dans le palais présidentiel. Le 29 mai, Syngman Rhee partait en exil à Hawaï, où il mourrait en 1965.
La révolution d'avril 1960 avait eu raison de douze ans de régime autoritaire. Il restait aux vainqueurs du jour à s'organiser, divisés entre l'ancienne opposition de droite et la gauche décapitée après l'exécution de Cho Bong-am, moins d'un an plus tôt. Si dans ce contexte de dissensions le coup d'Etat militaire de mai 1961 devait bientôt mettre fin à la première période de démocratie en Corée du Sud, celle-ci n'en allait pas moins façonner l'histoire de la Corée contemporaine.
Sources :
- Seo Joong-seok, La Corée du Sud : 60 ans d'histoire contemporaine. Origines et étapes du mouvement démocratique, Fondation coréenne pour la démocratie, Séoul, 2007, pp. 85-108.
- Kang Man-gil, A History of contemporary Korea, Global oriental, 2005 pour la version anglaise, pp. 238-240.