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5 décembre 2013 4 05 /12 /décembre /2013 16:02

448px-Yann Moix 21 Mai 2011L'écrivain et réalisateur Yann Moix s'intéresse à la Corée, et plus particulièrement à la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), où il a voyagé. Le pays - celui qu'il a visité dans le cadre du Festival international du fim de Pyongyang, mais aussi celui qu'a visité l'écrivain Marc-Astophe Oh près de quarante ans avant lui - occupe plusieurs pages de son roman Naissance, prix Renaudot 2013. Extraits d'un récit gouleyant, dans une charge en règle contre la bêtise et les lieux communs qui ont la particularité de se déchaîner avec force dès lors qu'il est question de la RPDC.

Un prochain roman consacré à la Corée

"Quantité de choses m'effraient toujours, tandis que j'écris ces lignes à Pékin, attendant mon vol pour Pyongyang : je n'ai pas achevé ce roman que je pense au suivant. Il sera consacré à la Corée. Celle-du-Sud. Celle-du-Nord. Un beau titre, pour deux volumes : Celle-du-Sud, tome I ; Celle-du-Nord, tome II. La Corée découpée en deux livres, rangée en deux nations dans la bibliothèque. Autre titre possible : La Corées.

- La Corée du Nord, "pays le plus fermé au monde", ha ha ho ho ! Mon derrière ! Mon paf ! Mon aisselle ! Mon ongle ! avait lancé Marc-Astolphe le dimanche 9 février 1975 (il avait effectué le voyage à Pyongyang en avril 1974). "Etat voyou", "endroit le plus dangereux de la planète" ! Et mes roupettes ? Sont-elles voyoutes mes roupinettes ? Et mon entrefesse ? Il est le plus dangereux de la planète ? Deux prostrés clébards sont décédés à Pyongyang, et alors ? Je l'ai lu dans La Gazette des roubignoles ! La République populaire démocratique de Corée, c'est aussi et d'abord le pays le plus enfermé du monde et de la planète dans le cliché, dans le déjà-dit, dans le déjà-tout-dit, dans le plus-rien-à-dire ! C'est personnellement ma contrée favorite ! Je m'y sens aussi heureux qu'un poussah dans un lupanar. Enfin un rigolo lieu ! Je suis ami pour toujours de cette nordique Corée honnie par les fripons et les autres frigides polichinelles des droits de l'homme ! Pyongyang nous détend de Paris-sur-Chienlit. On râle moins qu'ici. Quant aux paysages, ils me font trembler d'émoi.

Comme Marc-Astolphe quarante ans plus tôt, je pars sans vaccin, sans immunité, sans bouclier, sans avertissement, sans ordonnance, sans raison : dans cette gratuite gratuité qui n'appartient à personne. Je pars loin de la française France, lourde de trouilles rebattues, de diffuse lâcheté, de sale ironie, de jalousies mortifères, de dépressions lancinantes, de mou courage, de couinements mécaniques, de permanent suicide, de moral à zéro, de compliqués protocoles, d'usure sempiternelle, d'apitoiement généralisé, de parole empêchée, de misère cérébrale, d'immédiate agressivité, de violence à la petite semaine, de mépris souriant, d'acariâtre chaos.

- C'est le propre d'un voyage en République populaire démocratique de Corée, avait poursuivi Marc-Astolphe : qu'on la comprend mieux quand on n'y met jamais les pieds que lorsqu'on en revient. Oui da ! On vit d'abord la Corée du Nord par procuration, par aimantation, par imagination ! C'est un pays imaginaire mais seulement une fois qu'on s'y trouve réellement ! C'est la réalité de la République populaire démocratique de Corée qui est imaginaire ! Un orteil en République populaire démocratique de Corée, et vous voilà contaminé : l'incapacité à comprendre s'est emparée de votre corps, de votre cerveau. Plus jamais vous ne serez pertinent au sujet du pays ! Il fallait y naître ou ne jamais venir. Vous voilà piégé par une bâtarde expérience, par du trop qui n'en sera jamais assez, par du suffisamment qui ne suffira pas, par du presque rien qui agira comme un opaque voile. (...)".

"Quel peuple !"

"Quel peuple ! Mes amis quel peuple ! Rhhâ da ! Peuple cent fois humilié, mille fois méprisé, peuple arraisonné, peuple phagocyté, valetaillisé, et debout pourtant, sans plus aucun complexe dans sa fierté intacte, dans son immuabilité têtue. Peuple qui a rongé son frein. Peuple qu'on a soumis, peuple qu'on a souillé. Mais peuple conservé, peuple sans rancune. Peuple qui avance malgré son passé. Et qui avance grâcé aux "malgré" de ce passé. Petit, tout petit peuple devenu grand, en train de devenir très grand. Peuple sans rancune, car il n'a pas le temps, car il n'a plus le temps d'être rancunier. Peuple au passé si abîmé, au passé si malmené, au passé si torturé, qu'il habite désormais le futur, qu'il est enfin seul maître à bord. Peuple pékinisé, puis peuple nipponisé : peuple enfin recoréanisé. Peuple divisé, peuple écartelé : mais peuple qui a décidé qu'il déciderait. Peuple qui s'est enfin décidé à décider. Quand nous pleurons, à superjuste titre, quand nous nous lamentons, à mégajuste raison, sur les quatre ans d'occupation qui ont humilié la France, et qui l'ont violée, souvenons-nous, même dix-huit secondes, que les Coréens ont subi l'occupation japonaise - dont la barbarie n'eut strictement rien à envier à celle de l'Allemagne nazie - pendant quarante ans. Quarante ans à être Coréen sans l'être, à se marraniser : les Coréens furent les marranes de l'Asie ! J'ai dit ! Moi Astolphe Ier ! Sans doute, ils le sont encore."

Dans le hall d'embarquement

"Avachie, allongée sur quatre sièges, une hystérique de 26 ans, déguisée en adolescente, écoute de la musique sur son iPod à s'en rendre sourde. Elle m'éclabousse de ses sons. Elle se secoue. Sa "destination Pyongyang" à elle n'est pas une habitude obéissante et docile comme une vieille maîtresse, mais une "destination Pyongyang" à la coolitude surjouée. Elle fait, comme le trentenaire pointu, comme si Pyongyang (la destination) avait été matée par elle, comme si c'était là la destination la plus indifférente du monde (du globe, de la planète, du planisphère) : elle fait comme si Pyongyang (la destination) était la plus fun, la plus destroy, celle qui promet le plus d' "éclate" à l'arrivée. Elle exagère, à mort, en une sorte de démonstratif déni, l'attractivité pyongyanguesque comme lieu de divertissement, sinon de débauche. Elle voudrait annoncer, par sa grotesque gestuelle et munie de ses vibrants écouteurs, envoyant des bribes de beats de boîte, qu'aucun endroit au monde, à commencer par Goa, à commencer par Ibiza, à commencer par Berlin, ne saurait être davantage branché. Ne manque plus que le tee-shirt - et le tee-shirt "I LOVE DPRK" je le verrai, plus tard, dans quelques jours, sur le corps avachi, blanc, maladif, d'une vénéneuse Autrichienne aux godasses à moitié lacées (...).

Le couple me fixe, mais jamais franchement. De biais. Puis entre eux chuchotent. Ils parlent de moi, en mal. De ces bouches, de ces gueules, ne peuvent sortir, ne peuvent jaillir que des serpents. Que vont-ils faire exactement en RPDC ? Prendre des notes ? Pas sûr. Filmer ? Je ne crois pas. Participer au festival ? Possible : avec, peut-être, un petit foireux film sur la faim dans le monde ou les varices des grabataires. Qui sont les touristes qui se rendent dans ce pays ? Moi, je sais ce qui m'y pousse : un film à faire, un livre à écrire, une vie à vivre, un destin à accomplir, une folie à achever, une ambiance familiale à recréer, une névrose à combler. Mais eux ? Et les autres, tous les autres ? Pourquoi aller là-bas ?

Le pire de tout : les journalistes camouflés. Ceux qui s'introduisent en Corée du Nord déguisés en touristes et qui, s'écrasant sur place comme des lopettes, courbant l'échine et souriant à la lune, reviennent vengeurs et méchants, une fois le risque dissipé, la méchante représaille impossible. Moutons petits qui bégaient de trouille à Pyongyang, et foireux assassins Zorros, de retour dans leurs respectives capitales, pour dénoncer un régime devant lesquels ils se sont faits plus petits que le plus zélé des apparatchiks. Je hais de mille forces cette catégorie des courageux bien rentrés, des téméraires du retour, des vengeurs au chaud. Une navette arrive, je monte. Je suis un être sain : je pars pour Pyongyang parce que je pars pour Pyongyang. - C'est la capitale des enfants battus ! s'était exclamé un collègue de mon père".

Source : Yann Moix, Naissance, Grasset, 2013. Extraits des pages 249 à 260.
 

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