En Corée du Sud, les autorités accroissent leur pression face au mécontentement des citoyens suite aux révélations sur l'ampleur de la manipulation de l'opinion publique par les services secrets pendant la dernière élection présidentielle, et à l'absence de réponse appropriée du gouvernement. Entre deux manœuvres de diversion grossières, menées avec l'aide des médias conservateurs, la loi de sécurité nationale est brandie pour faire taire les voix discordantes, y compris celles de groupes religieux demandant la démission de la Présidente Park Geun-hye. Une des victimes de cette nouvelle chasse aux sorcières « pro-Corée du Nord », qui semble ne devoir épargner personne, est un vieux prêtre catholique, Park Chang-sin, vétéran du combat pour la démocratie en Corée du Sud dans les années 1970 et 1980. Pour quelques mots, le père Park risque jusqu'à sept ans d'emprisonnement.
Le 22 novembre 2013, dans la cathédrale Susongdong de Gunsan, dans la province du Nord-Jeolla (sud-ouest de la Corée), l'Association des prêtres catholiques pour la justice (APCJ) organisait une messe spéciale, rassemblant près de 400 fidèles, pour demander la démission de la Présidente Park Geun-hye dont l'élection, le 19 décembre 2012, a été marquée par une vaste opération de manipulation de l'opinion publique par le Service national du renseignement (NIS).
Selon la presse sud-coréenne, à la fin de la messe du 22 novembre, le père Park Chang-sin, âgé de 72 ans, a évoqué les relations intercoréennes, expliquant que les exercices militaires menés par la Corée du Sud et les Etats-Unis près de la Ligne de limite Nord (NLL) séparant les deux Corée en mer de l'Ouest (mer Jaune) ne pouvaient qu'inciter la Corée du Nord à être obligée d'ouvrir le feu. Le père Park a rappelé que cela était déjà arrivé le 23 novembre 2010 avec le bombardement de l'île de Yeonpyeong par la Corée du Nord suite à des tirs venus du Sud, un bombardement qui coûta la vie à quatre Sud-Coréens dont deux civils.
Dans le même sermon, le père Park a affirmé qu'il est difficile de croire la thèse officielle selon laquelle la corvette Cheonan, qui a coulé en mars 2010, a été torpillée par les Nord-Coréens, partageant ainsi l'avis des experts de la marine russe, de scientifiques indépendants et même d'un ancien membre de l'équipe d'enquête officielle, entre autres.
Ordonné prêtre en 1973 et en retraite depuis 2012, Park Chang-sin a été un des meneurs du mouvement pour la démocratie en Corée du Sud dans les années 1970 et 1980, aux côtés des ouvriers et des paysans de la province du Nord-Jeolla. En juin 1980, le père Park évoqua dans un sermon la terrible répression du soulèvement de la ville de Kwangju, survenu un mois plus tôt. Cette prise de position lui valut d'être battu et poignardé par cinq assaillants en pleine nuit à son domicile. Cette agression a laissé le père Park infirme, l'obligeant depuis à marcher à l'aide d'une canne.
Les propos tenus le 22 novembre par le père Park Chang-sin ont provoqué un flot de critiques de la part de responsables du gouvernement sud-coréen et du parti Saenuri au pouvoir, dont la Présidente Park Geun-hye elle-même et le Premier ministre Chung Hong-won.
Le 25 novembre, la Présidente Park a fait allusion au sermon de Gunsan en des termes très durs : « Il y a eu beaucoup d'activités qui ont causé la confusion et la division. Il ne faut pas tolérer les comportements qui touchent la confiance du public et divisent les gens. […] Non seulement la Corée du Nord ne s'est pas excusée pour le bombardement de l'île de Yeonpyeong, mais elle continue à menacer de noyer la Maison Bleue [siège de la présidence sud-coréenne] dans une mer de feu. La sécurité nationale ne peut pas être assurée que par des armes de pointe. Bien plus importants sont le patriotisme et l'unité du peuple. »
Le Premier ministre Chung a été encore plus sévère pour le père Park : « Park Chang-sin est peut-être un prêtre, mais il est d'abord et avant tout un citoyen de ce pays. Il ne fait pas que répéter les arguments de la Corée du Nord en faisant des déclarations violant les devoirs élémentaires d'un citoyen, il oublie aussi les actions provocatrices de la Corée du Nord. Nous ne pouvons pas fermer les yeux là-dessus. Il doit être tenu pour responsable de ses actions. »
Le chef du parti Saenuri Hwang Woo-yea est, lui, allé jusqu'à décrire les demandes de démission adressées à la présidente Park Geun-hye comme une campagne orchestrée par la Corée du Nord : « Nous devons être prudents et prêter une grande attention aux allégations selon lesquelles les efforts visant à rejeter les résultats de l'élection présidentielle ont vraiment augmenté après que la Corée du Nord a récemment donné l'ordre de mener une campagne anti-gouvernementale au Sud. »
Face à ces attaques, l'Association des prêtres catholiques pour la justice a choisi de rester silencieuse, s'inquiétant que toute réaction de sa part puisse la rendre vulnérable aux accusations d'être « pro-Corée du Nord », et que l'objectif initial de la messe du 22 novembre 2013 - exiger la démission de la Présidente Park Geun-hye - finisse par être oublié.
Le 24 novembre, s'exprimant dans les colonnes du grand quotidien sud-coréen de centre-gauche Hankyoreh, le père Song Nyeon-hong, responsable de l'APCJ pour le diocèse de Jeonju, a maintenu ne pas vouloir répondre aux protestations des autorités : « Les choses finissent toujours par aller dans le mauvais sens quand vous répondez aux journalistes des médias. Nous n'avons rien à dire, sinon que la Présidente devrait démissionner. Si nous répondons, ils continueront juste à nous dépeindre comme 'pro-Corée du Nord', et notre message initial, selon lequel la Présidente devrait démissionner, finira par être enterré. »
De fait, au cours de la messe organisée le 22 novembre dans la cathédrale de Gunsan, le père Park Chang-sin a parlé pendant environ 26 minutes, mais les propos qui ont suscité la colère des autorités sud-coréennes ont été tenus en fin de sermon et ont duré moins de trois minutes. Le père Park les a néanmoins confirmés dans un entretien donné par téléphone au Hankyoreh le 24 novembre. « Ils ignorent le reste du discours et essaient de me décrire comme 'pro-Nord', a dit le père Park. J'ai servi dans l'armée. Je suis un citoyen de ce pays. Je veux que la République de Corée soit un bon pays, un pays dans lequel nous travaillons ensemble et prospérons. Les progressistes et les conservateurs doivent cohabiter. Nous avons besoin d'un monde de partage, dans lequel les conservateurs ont le pouvoir quand l'économie souffre et dans lequel les progressistes ont le pouvoir quand les pauvres souffrent. »
Revenant sur le sujet de la NLL, le père Park a déclaré : « Cela provoque la Corée du Nord quand nous menons des exercices dans un tel endroit. Les îles Dok appartiennent à la Corée, et si le Japon venait à y effectuer des manœuvres militaires, nous devrions ouvrir le feu sur eux. »
Le père Park a précisé qu'il avait tenu ses propos controversés « parce que l'administration, à [son] avis, tente de faire de la Corée du Nord l'ennemie », ajoutant : « Sous les administrations Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun, le Nord et le Sud essayaient d'interagir. Ce genre d'échange et de coopération intercoréens aurait dû être poursuivi par les présidents suivants [Lee Myung-bak et Park Geun-hye], mais, à la place, ils ont complètement fait de la Corée du Nord une ennemie. Je parlais du processus de création d'un ennemi. Ils [les personnes au pouvoir] décrivent les gens des mouvements d'ouvriers et de paysans comme des ennemis, en les accusant d'avoir des revendications similaires à celles de la Corée du Nord. Et ce n'est pas juste. »
Selon Jeon Jun-hyung, secrétaire général l'APCJ pour le diocèse de Jeonju, le sermon prononcé pendant la messe du 22 novembre était « l'affirmation personnelle de la conscience du père Park ». « Les remarques qui ont causé la controverse ont été faites pendant qu'il citait l'exemple de l'administration utilisant des accusations d'allégeance envers la Corée du Nord pour sauver les élections, a ajouté Jeon. Vous devez regarder l'objet de l'ensemble du discours. »
Pour leur part, le 24 novembre, les plus hautes instances de l'Eglise catholique romaine en Corée du Sud ont critiqué l'activité politique de certains prêtres catholiques, à l'instar du père Park Chang-sin, par la voix de l'archevêque de Séoul Andrew Yeom Soo-jung : « C'est presque une obligation pour les chrétiens ordinaires de participer à la politique, mais c'est une erreur pour les prêtres d'y participer directement. »
Cette déclaration de l'archevêque de Séoul fait écho à la visite effectuée en Corée du Sud le 2 octobre dernier par le cardinal Fernando Filoni, préfet de la Congrégation pour l’évangélisation des peuples au Vatican, à l'occasion du cinquantième anniversaire des relations diplomatiques de la République de Corée avec le Saint-Siège. Au cours de sa rencontre avec le cardinal Filoni, la Présidente Park Geun-hye a dit espérer que le pape « aidera à guérir la discorde sociale en Corée du Sud », signe supplémentaire de l'agacement des autorités sud-coréennes face à l'engagement des groupes religieux dans diverses luttes, contre les manipulations des services secrets ou contre la construction d'une base navale sur l'île de Jeju.
Parmi les religieux, les catholiques sud-coréens ne sont pas les seuls à appeler à une démission de la Présidente Park Geun-hye. Des organisations bouddhistes et protestantes se joignent à ces appels, mettant en évidence le peu d'espoir que placent les groupes religieux de Corée du Sud en une enquête « régulière » sur l'ingérence d'organes d'Etat dans la dernière élection présidentielle, alors que toute investigation et punition des responsables est systématiquement bloquée par les autorités.
Pour le spécialiste des questions religieuses du Hankyoreh, cette intensification de la lutte des organisations religieuses contre le gouvernement reflète le sentiment de plus en plus répandu en Corée du Sud que la démocratie est maintenant entravée par le pouvoir, et que les propos critiques à l'égard du gouvernement ou du parti Saenuri sont utilisés par ceux-ci pour dépeindre des associations telles que l'Association des prêtres catholiques pour la justice comme « pro-Corée du Nord ».
Vingt-neuf organisations protestantes sud-coréenne ont ainsi créé un comité conjoint pour exiger des mesures suite à l'ingérence du NIS dans l'élection. Le 27 novembre, ce comité a tenu une conférence de presse à Séoul pour dénoncer l'ingérence d'organes d'Etat dans l'élection présidentielle du 19 décembre 2012 et appeler à une démission de la Présidente Park Geun-hye, déclarant notamment : « Au lieu de révéler la vérité au sujet de l'ingérence d'institutions d'Etat dans l'élection présidentielle et de poursuivre ceux qui sont responsables, l'administration actuelle a essayé de la dissimuler en faisant partir le procureur général et les procureurs impliqués dans l'enquête et réprime les critiques en les accusant d'être pro-Corée du Nord. »
Ce comité conjoint a dénoncé les attaques lancées par le parti Saenuri contre le père Park Chang-sin, dans lesquelles il voit une « réminiscence de la répression gouvernementale d'il y a trente ans sous la dictature Yusin [le régime mis en place en 1972 en Corée du Sud par le général Park Chung-hee, père de l'actuelle présidente] ».
Toutefois, certaines organisations religieuses, y compris celles membres du comité conjoint, tout en exigeant une enquête sur les activités du NIS et des excuses de la part de la Présidente Park Geun-hye, ne demandent pas la démission de cette dernière, attendant de disposer de tous les éléments pour se prononcer.
D'autres organisations religieuses, conservatrices, dont l'Eglise presbytérienne de Corée, ont, elles, manifesté contre la conférence de presse du 27 novembre, déclarant que « les messes spéciales pendant lesquelles officient certains prêtres et les remarques de Pak Chang-sin constituent des actions irresponsables opposées au gouvernement et en soutien à la Corée du Nord ».
Plusieurs organisations conservatrices ont déposé plainte contre le père Park Chan-sin pour violation de la loi sud-coréenne de sécurité nationale de 1948, laquelle dispose que « toute personne qui glorifie, incite ou propage les activités d'une organisation antigouvernementale, d'un de ses membres ou d'une personne qui en reçoit des instructions, ou qui agit de concert avec elle, ou propage ou est à l'origine d'une rébellion contre l'Etat, en sachant que ces faits peuvent mettre en danger l'existence et la sécurité de l'Etat ou des fondements de l'ordre démocratique, sera punie d'une peine de prison pouvant aller jusqu'à sept ans » (article 7).
De nombreux juristes pensent que les propos tenus le 22 novembre par le père Park ne constituent pas un motif suffisant d'application de la Loi de sécurité nationale. Néanmoins, le Bureau du procureur général de Corée du Sud réfléchit déjà à la juridiction compétente, des plaintes ayant été déposées au Bureau du procureur du district central de Séoul et à la branche de Gunsan du bureau procureur de Jeonju. L'affaire est normalement de la compétence des autorités judiciaires de Gunsan où s'est tenue la messe du 22 novembre, mais les procureurs locaux manqueraient d'expérience quant au traitement des questions de « sécurité nationale ». D'un autre côté, si l'affaire devait être traitée directement par le Bureau du procureur du district central de Séoul, il serait difficile d'éviter les critiques de ceux qui voient derrière les attaques contre le père Park des motivations politiques, visant à faire taire ceux qui demandent la démission de la Présidente Park Geun-hye, notamment les religieux, en les réduisant à des éléments « pro-Nord », une manipulation supplémentaire de l'opinion publique sud-coréenne de la part d'un gouvernement en pleine tourmente.
Sources :
« Park espère une visite du Pape en Corée du Sud », Yonhap, 2 octobre 2013
Park Im-geun, "Priest being painted as 'pro-North' after criticizing the government", Hankyoreh, 25 novembre 2013 (dont photo)