Jérémy Segay, bonjour. Membre du comité de sélection de la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, vous êtes un des meilleurs spécialistes français du cinéma coréen. En septembre 2006, vous avez participé au Festival international du film de Pyongyang où vous avez découvert Le journal d’une jeune Nord-Coréenne, de Jang In-ak. Quelle place occupe ce film dans le cinéma nord-coréen actuel ?
Jérémy Segay : D’abord quelques mots sur le Festival international du film de Pyongyang qui a lieu tous les deux ans.
J’avais rencontré en 2003 un délégué de ce festival lors du marché du film de Hong-Kong. Il m’avait passé quelques documents sur la production de son pays, documents qui dataient tous des années 1980, et je lui avais fait part de ma curiosité de découvrir les productions récentes de la République populaire démocratique de Corée [RPDC, Corée du Nord].
Quelques mois plus tard je recevais une invitation pour participer au Festival de Pyongyang en 2004. A l’époque un peu méfiant et pas informé sur le côté pratique pour effectuer un tel voyage – on ne trouve pas d’aller-retour Paris-Pyongyang dans l’agence de voyage du coin de la rue – j’avais refusé mais en promettant de reconsidérer une future proposition pour une prochaine édition du festival.
Une rencontre avec le documentariste Daniel Gordon m’a grandement rassuré sur ce pays, moi qui ne connaissais que la partie sud de la péninsule coréenne. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé en route pour Pyongyang.
Le contact passant bien avec mon interlocuteur du festival et pour ma part conscient de l’isolement du pays et de son cinéma, j’ai suggéré au festival de proposer à d’autres professionnels de m’accompagner. Le festival a accepté, et c’est ainsi que Derek Elley, de Variety, et James Velaise, distributeur de nombreux films sud-coréens en France, se sont joints à moi.
Le festival présente des films du monde entier (à l’exception des Etats-Unis, de la Corée du Sud et du Japon) et se tient dans deux lieux principaux, très impressionnants par leur taille, puisque ce sont des salles de 3.000 et 2.000 places. Sauf pour l’ouverture et la clôture du festival, les séances sont remplies par des habitants de Pyongyang de tous horizons sociaux. A ce que m’ont dit des habitués, le festival est très populaire, car c’est la seule façon de voir officiellement des films étrangers récents, et les Nord-Coréens sont très curieux.
Seuls deux films récents nord-coréens étaient présentés : Pyongyang Nalpharam et Le Journal d’une jeune Nord-Coréenne [Han nyeohaksaengeui ilgi].
Ce dernier film occupe une place particulière car son action est contemporaine, l’autre étant un film d’arts martiaux anti-japonais se déroulant pendant la période de la colonisation japonaise.
Le Journal d’une jeune Nord-Coréenne a été, nous dit-on, un grand succès en Corée du Nord, mais il faut savoir qu’aller au cinéma fait parti de l’éducation politique que suivent les travailleurs, donc le but premier du cinéma n’est pas le divertissement mais l’enseignement de la pensée révolutionnaire et juchéenne.
Néanmoins, le film a le mérite de décrire une situation réaliste et le quotidien d’une famille. En Corée, le film tisse des connivences avec le public, notamment sur la situation économique du pays ou encore en montrant que la société nord-coréenne n’est pas hermétique vis-à-vis des influences extérieures et des biens de consommation du monde capitaliste, puisqu’on y voit des sacs Mickey Mouse, une casquette Nike, un portefeuille Hello Kitty, etc...
Le film est également rempli de paraboles, en particulier lors de la première moitié lorsque l’héroïne rejette l’autorité paternelle. Bien entendu tout rendre dans l’ordre à la fin du film qui est une ode au sacrifice de soi et à la vertu consistant à faire passer l’intérêt collectif avant les aspirations personnelles.
Le Journal d’une jeune Nord-Coréenne est le premier film nord-coréen diffusé en salles, en France, depuis le 26 décembre dernier. Comment expliquez-vous cette première ?
JS : La société de distribution Pretty Pictures, qui est à l’origine de cette sortie en salles, a connu plusieurs succès avec le cinéma chinois et sud-coréen. Le dirigeant de cette société, James Velaise, était assez courageux pour se lancer dans ce genre d’aventure. J’ai cru comprendre que les négociations et surtout la livraison du matériel ne furent pas faciles.
La sortie de ce film est quand même la première exploitation commerciale d’un film de la RPDC en Occident. Malheureusement, le film n’a pas trouvé son public.
Il y a beaucoup d’émotion dans Le Journal d’une jeune Nord-Coréenne, qu’on peut rattacher à la tradition littéraire du réalisme social, en littérature et au cinéma. Est-ce que ce sont des traits communs au cinéma coréen en général, y compris sud-coréen ?
JS : Le film s’inscrit clairement dans le genre du mélodrame. Le style très appuyé du Journal d’une jeune Nord-Coréenne présente beaucoup de similitudes avec d’autres mélodrames produits dans les années 1960 en Corée du Sud ou à Taïwan. Depuis, les cinémas de ces derniers pays ont beaucoup évolué.
Diriez-vous, comme le critique cinématographique spécialiste du cinéma asiatique Antoine Coppola, que le cinéma nord-coréen est le plus occidentalisé des cinémas d’Asie ?
JS : Je ne sais pas ce que "le plus occidentalisé" veut dire exactement, mais il est vrai que derrière le discours officiel sur la fonction du cinéma et comment les films doivent être conçus et fabriqués (je renvoie ici aux écrits sur le sujet du dirigeant Kim Jong-il), on trouve dans la cinématographie de RPDC des remakes de grands succès hollywoodiens ou japonais : Top Gun, Titanic, Godzilla, etc...
Comment Le Journal d’une jeune Nord-Coréenne peut-il, selon vous, permettre de mieux comprendre la République populaire démocratique de Corée ?
JS : Ce film permet de voir une certaine réalité de ce pays qui est ainsi représentée, surtout les aspects de la vie quotidienne. Le film est une sorte de fenêtre sur ce pays que l’on connaît si mal. Bien entendu, il ne faut pas tout prendre dans le film pour argent comptant mais on pourrait en dire autant des reportages toujours exagérément négatifs que nous voyons en France.
Le film permet de découvrir de nombreuses similitudes culturelles avec le Sud (et d’autres pays d’Asie) en premier lieu, ce qui surprend toujours le spectateur européen, cette préférence à vouloir vivre dans un grand ensemble de logement collectif et non pas dans une maison individuelle !
Une dernière question. Vous avez participé au dernier festival international du film de Pyongyang. Comment voyez-vous la diffusion internationale du cinéma nord-coréen ?
JS : Les difficultés économiques ont durement affecté le nombre de films produits.
Les standards techniques sont assez mauvais, un film comme La Jeune Bouquetière [Kotpanun Chonio] du début des années 1970 est largement supérieur techniquement aux productions récentes.
En dehors des cinéphiles curieux ou des gens qui s’intéressent à la Corée, je ne pense pas qu’il y ait un potentiel énorme pour le cinéma de RPDC en dehors de ce ses frontières.
Les films nord-coréens s’adressent à un public néophyte, sont toujours un peu basés sur le même moule et très similaires. Je rappelle qu’une petite poignée de films tous tirés d’opéras révolutionnaires du président Kim Il-sung, et dont l’adaptation à l’écran a été supervisée par son fils, servent d’exemples suprêmes et de mètre étalon pour le cinéma nord-coréen. Ce qui revient à dire que le cinéma d’auteur n’existe pas vraiment en RPDC et donc, mis à part des cas spéciaux, on peut difficilement envisager la participation de films dans les grands festivals internationaux.
Néanmoins, par ses techniciens expérimentés, sa main d’œuvre bon marché et qualifiée et surtout par son cadre naturel superbe et très préservé, le pays pourrait avoir de nombreux atouts pour accueillir des tournages étrangers et développer des projets de coproductions.
Merci, Jérémy Segay.
Fresque murale à l'entrée des studios de cinéma, à Pyongyang (photo : AAFC)
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