Aujourd'hui, l'Asie orientale est un foyer de tensions qui pourraient évoluer vers un conflit mondial de première ampleur compte tenu des acteurs en présence. Les citoyens des pays de cette région refusent cette situation et leurs luttes passent par une opposition aux politiques bellicistes de leurs gouvernements pris dans un système complexe d'alliances militaires desquelles le désengagement apparaît plus que jamais nécessaire. Dans ce contexte dangereux, comment organiser la solidarité mondiale ? Quelles leçons tirer de nos expériences respectives ? Tel était le thème de la conférence-débat organisée le 28 janvier 2016 à Paris, avec les exposés successifs de Patrick Beillevaire, Olivier Bouchard et Patrick Kuentzmann, par le collectif Solida (Solidarité, Liberté, Démocratie en Asie), constitué notamment par des citotens japonais, sud-coréens et français à l'origine des manifestations en France contre la révision de l'article 9 de la Constitution japonaise, et l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC).
Historien et anthropologue, directeur de recherches émérite au CNRS, Patrick Beillevaire a présenté la situation d'Okinawa. Le royaume des Ryukyu n'appartient pas au Japon historique, étant tributaire de la Chine dès 1372, puis de la Chine et du Japon à partir de 1609, avant l'abolition de la monarchie et l'annexion de l'archipel par le Japon de l'ère Meiji en 1879. En avril-juin 1945, Okinawa est le théâtre de la plus grande bataille de la guerre du Pacifique, avant d'être placé sous administration américaine suite à la défaite japonaise, jusqu'à sa restitution au Japon le 15 mai 1972. La présence militaire américaine à Okinawa compte 22 000 à 23 000 soldats, soit près de la moitié des forces américaines stationnées au Japon (qui comptent 50 000 hommes), répartie sur 30 sites occupant une emprise foncière équivalent à près d'un cinquième de la superficie de l'île. 70 % des frais de la présence américaine à Okinawa sont à la charge du Japon. Le stockage d'armes nucléaires y a été reconnu officiellement par les Etats-Unis en 2010.
La base aérienne de Futenma focalise les débats sur la présence militaire américaine à Okinawa. Envisagée dès 1966, la question de son transfert a resurgi avec le viol d'une fillette en septembre 1995, entraînant des manifestations de grande ampleur. Le gouverneur Masahide Ota (1990-1998) a alors refusé le renouvellement des baux pour les bases militaires, mais a été désavoué par le gouvernement central, et poursuivi jusque devant la Cour suprême. En septembre 1996, 89 % des participants à un référendum ont demandé la réduction du nombre de bases et la révision du statut régissant la présence des forces militaires (Status of Forces Agreement, SOFA) : un Comité spécial d'action pour Okinawa (Special Action Committee on Okinawa, SACO) a alors envisagé le transfert de la base de Futenma sur un autre site okinawaïen, celui du camp Schwab, à Nago-Henoko. En février 2009 un accord signé entre le ministre des Affaires étrangères japonais Nakasone et la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton a acté le projet de base à Henoko, tout en prévoyant - pour tenir compte de l'hostilité des Okinawaïens - le transfert de 8 000 marines américains à Guam - lequel ne devait jamais se réaliser.
L'accord de février 2009 a comporté des études mesurant l'impact sur l'environnement (notamment pour ces animaux marins devenus des symboles d'Okinawa que sont les dugongs), mais qui se sont avérées tardives et biaisées.
Après l'échec du Premier ministre démocrate Hatoyama à obtenir le transfert de la base hors d'Okinawa, ce dont il s'excuse publiquement en 2010, le retour au pouvoir à Tokyo de Shinzo Abe en 2012 accélère le processus : en décembre 2013 le gouverneur d'Okinawa Hirozaku Nakaima signe le permis de construire et les travaux sont engagés le 14 août 2014, malgré l'opposition du nouveau gouverneur Takeshi Onaga qui mène également bataille sur le plan juridique.
Olivier Bouchard est ensuite intervenu au nom du collectif Solida, pour présenter la construction de la base de Jeju en Corée du Sud - qui présente de nombreuses similitudes avec celle d'Henoko : menaces pour la paix et l'environnement, opposition des populations insulaires, passage en force des autorités nationales pour faire construire la base coûte que coûte au nom d'une certaine conception de leur alliance avec les Etats-Unis.
A Jeju, dont le gouvernement avait pourtant décidé en 1991 de faire une zone protégée, 53 hectares de terres agricoles - parmi les meilleures de l'île pour la culture du riz - ont été expropriées, pour construire la base navale sur une superficie de 40 hectares. Le permis de construire a été accepté par le maire de Gangjeong le 21 avril 2007, donnant lieu à une approbation par acclamation lors d'un comité de village où n'ont pris part que moins de 100 personnes, soit 10 % des habitants, dont la moitié de plongeuses âgées (les célèbres femmes de la mer, haenyo) d'ordinaire éloignées des affaires publiques - et dont on saura par la suite que leurs voix avaient été achetées (par des promesses, comme la construction d'un hôpital, ou le versement de fortes subventions). Une nouvelle réunion du comité de village, rassemblant davantage d'habitants, ne se tiendra jamais, malgré les engagements en ce sens du maire de Gangjeong. Un référendum sera ensuite organisé, refusant à une très large majorité (680 voix contre 36) le projet de base, mais seul le vote initial du comité de village sera considéré comme valide - notamment par une décision de la Cour suprême, saisie par le nouveau maire de Gangjeong, rendue en 2012.
Sont menacés non seulement l'environnement de l'île, mais aussi le mode de vie des haenyo directement affectées par la destruction d'un écosystème marin unique - et désormais profondément divisées -, alors que les travaux de construction de base ont commencé, malgré une large opposition locale, nationale et internationale.
Patrick Kuentzmann, secrétaire général de l'AAFC, a ensuite dressé un parallèle entre l'Europe et l'Asie sur le désengagement des alliances militaires comme manifestation d'indépendance et gage de paix.
Il y a 50 ans, en 1966, le général de Gaulle décidait du retrait de la France du commandement intégré de l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (OTAN), entraînant le départ du sol français des troupes américaines (27 000 soldats et 37 000 employés répartis sur une trentaine de bases), achevé le 14 mars 1967. Cette décision était prise peu après que la France se fut dotée d'une force de dissuasion nucléaire autonome (la France n'a ainsi jamais participé au groupe des plans nucléaires de l'OTAN, constitué en 1966 après le départ français du commandement intégré), et dans le cadre de l'affirmation d'une diplomatie indépendante, marquée notamment par la reconnaissance diplomatique de la République populaire de Chine le 27 janvier 1964 et une ouverture sur le Tiers Monde.
Si la République de Corée (Corée du Sud) pourrait utilement s'inspirer de la politique d'indépendance de la France gaullienne, sa situation n'est évidemment pas la même - la Corée du Sud étant membre du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) et ayant connu pour sa part un régime d'administration militaire américain entre 1945 et 1948. Mais elle dispose d'autres moyens de garantir son indépendance : en 1994, elle n'a recouvré le commandement opérationnel de ses forces militaires qu'en temps de paix, le transfert à Séoul de ce même commandement en temps de guerre ayant été sans cesse repoussé - aujourd'hui jusqu'en 2020. Par ailleurs, les déclarations intercoréennes du 15 juin 2000 et du 4 octobre 2007, engageant chacune des deux parties au plus haut niveau, disposent explicitement que la réunification doit s'opérer par les Coréens eux-mêmes - sans ingérence extérieure.
De même que l'Europe constituait le centre d'intérêt principal des Etats-Unis pendant la guerre froide, la Corée est aujourd'hui au coeur du pivot asiatique de la puissance américaine, faisant apparaître le chapelet de bases américaines dans le Pacifique et le redéploiement dans cette région du monde de la puissance navale des Etats-Unis comme davantage destinée à contrôler l'approvisionnement de ses concurrents qu'à assurer la sécurité de ses propres approvisionnements. Au-delà de la RPD de Corée, l'objectif américain est bien d'endiguer la montée en puissance de la Chine pour préparer un conflit qui s'avère inéluctable. L'agence chinoise Xinhua a ainsi défini, dès octobre 2013, quatre leviers pour la désaméricanisation du monde : des achats massifs d'or (et donc une dé-dollarisation de l'économie), la promotion des échanges commerciaux bilatéraux en yuan, l'achat d'actifs réels et la liquidation des bons du Trésor détenus par la Chine. Par ailleurs, la Chine, au-delà des conflits territoriaux maritimes qui l'oppose à ses voisins, a étendu sa zone d'identification de défense aérienne.
La Corée du Sud, seul tête de pont terrestre des Etats-Unis en Asie de l'Est, comme le Japon, ne doivent pas être les victimes de la rivalité sino-américaine, alors que Washington cherche par ailleurs à promouvoir une OTAN asiatique en resserrant l'alliance tripartite avec Tokyo et Séoul (encourageant vivement l'accord de décembre 2015 sur les "femmes de réconfort", largement critiqué par les organisations sud-coréennes de défense des victimes de l'esclavage sexuel militaire japonais). Le commandement des forces des Nations Unies en Corée (du Sud) pourrait aussi être transformé en une version asiatique de l'OTAN. Un traité de paix en Asie du Nord-Est passerait a contrario par la dissolution de ce commandement, le programme nucléaire nord-coréen étant la conséquence (et non la cause) de l'état de tensions permanent avec les Etats-Unis, tout en offrant le prétexte rêvé pour les faucons américains désireux d'étendre leur emprise sur l'Asie de l'Est. La non-soumission des peuples d'Asie apparaît ainsi comme la meilleure garantie pour la paix du monde, devant s'appuyer sur la poursuite en toute indépendance de leurs seuls intérêts.
A l'issue de ces exposés un large débat s'est engagé avec la salle sur les similitudes entre le refus des bases militaires au Japon et en Corée - tout en faisant le constat du peu de convergences, à ce jour, entre les militants pacifistes sud-coréens et japonais. Par ailleurs, il a montré l'importance de sensibiliser les opinions publiques et les gouvernements, et pour ce qui concerne les organisateurs en Occident, témoignant ainsi de l'importance des combats engagés par l'AAFC et le collectif Solida qui poursuivront leurs luttes pour la paix, le désarmement et le départ des bases militaires étrangères.
Photos : AAFC.
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