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23 novembre 2012 5 23 /11 /novembre /2012 13:50

bolchevisme_couteau.jpgDe par son incroyable pouvoir hypnotisant, le cinéma a très tôt été considéré comme le vecteur de diffusion de masse d’œuvres dotées de contenus idéologiques marqués. En effet, tout au long du XXème siècle, le cinéma a été utilisé comme moyen de toucher une population de plus en plus en plus large, au travers d’œuvres cinématographiques toujours plus fines et complexes. Néanmoins, il apparaît que dans une période confuse et anxiogène comme la nôtre, dans une société mondiale post-Guerre froide dans laquelle il devient de plus en plus difficile d’expliquer ses propres dysfonctionnements du fait des autres acteurs mondiaux (l’URSS et le bloc de l’Est faisaient des responsables tout trouvés de la répression politique et économique en cours dans le « Monde libre » autoproclamé), certains cinématographes aux  esprits les plus confus se ruent sur des vieilles catégories d’analyse périmées pour proposer au public des œuvres réchauffées qui viennent entretenir des stéréotypes dangereux et nauséabonds. Le film Red Dawn (« Aube rouge »), sorti sur les écrans le 21 novembre 2012 aux Etats-Unis, participe de ce « prêt-à-penser politique » qui mine les relations bilatérales entre les Etats-Unis et la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). 

« Un groupe d'adolescents organise la résistance lorsque l'armée coréenne envahit leur ville » : à la lecture du synopsis du nouveau blockbuster américain signé Dan Bradley, on ne peut pas vraiment présager d’un opus qui viendra jeter un regard nouveau sur les relations internationales contemporaines ! Simpliste et manichéen, Red Dawn s’annonce comme le joyau cinématographique de la paranoïa américaine : en dépeignant une très improbable invasion des Etats-Unis par l’Armée populaire de Corée (c’est évidemment la Corée du Nord qui tient le mauvais rôle, et non pas son jumeau sud-coréen dont la politique de défense nationale intègre la présence croissante de commandants militaires américains), l’équipe du film cherche à baigner les spectateurs dans le discours idéologique dominant aux Etats-Unis (mais aussi en Europe comme on l’a vu lors du test - échoué - d’envoi d’un satellite en orbite par la RPD de Corée) pour s’assurer de cadrer avec les attentes d’un public déjà matraqué de propagande diffusée par des « experts » autoproclamés de la Corée du Nord. Red Dawn n’a même pas l’intérêt de l’originalité : comme son nom l’indique, il s’agit du remake d’un film éponyme (ce qui a donné L'Aube rouge en français à l’époque, traduction qui ne semble d’ailleurs plus nécessaire aujourd’hui) datant de 1984, et qui dépeignait l’invasion soviéto-cubaine (quelle imagination !) des Etats-Unis. L’URSS ayant disparu, nos grands géopolitologues-cinéastes ont décidé de tout simplement plaquer le nouvel ennemi - réel ou supposé - des Etats-Unis, à savoir la République populaire de Chine ; en effet, c’est originellement l’Armée populaire de libération chinoise qui devait marcher sur Washington dans Red Dawn, mais pour des raisons de distribution (le public chinois, tout aussi sensible que le public coréen quand on vient à représenter son pays, est un grand consommateur de blockbusters américains), on a jugé plus idoine de mettre en scène l’Armée populaire de Corée, qui fait office de punching-ball idéologique, dans la lignée d’autres produits culturels de consommation de masse comme le jeu vidéo Homefront, paru en 2010 (et dont le scénariste n’est autre que John Milius, réalisateur de L’Aube rouge).

Inutile de tenter de montrer longuement en quoi cette hypothèse d’invasion relève du fantasme : peu d’observateurs compétents considèrent crédible le fait que la RPDC, forte de 24 millions d’habitants, aille déclarer la guerre à la première puissance mondiale (treize fois plus peuplée), et dont le budget militaire total (700 milliards d’euros !) constitue environ 140 fois celui de la Corée du Nord. Par ailleurs, depuis la fin de la Guerre de Corée le 27 juillet 1953, l’Armée populaire de Corée n’a jamais été engagée dans une action militaire belliqueuse en dehors de ses frontières, à la différence des Etats-Unis, qui, comme le rappelle Thomas Rabino (auteur de De la Guerre en Amérique) a procédé à un déploiement militaire tous les trente-et-un mois depuis l’invasion échouée de la Baie des Cochons en 1961. L’intérêt pour les néoconservateurs américains de faire appel à un scénario aussi fantasque –mais considéré crédible par beaucoup d’Etats-Uniens – peut s’expliquer par le recours au fameux concept du soft power, c'est-à-dire la capacité pour un Etat ou une administration de diffuser son modèle culturel et toutes les valeurs (y compris idéologiques) qui y sont associées. Popularisé par l’interventionniste Joseph Nye dans les  années 1990, le concept de « pouvoir doux » n’est ni plus ni moins qu’une actualisation (dans le cadre d’un monde globalisé) du principe d’hégémonie culturelle du marxiste italien Antonio Gramsci qui décrivait la manière dont les classes dominantes peuvent imposer leurs points de vue au reste de la population pour maintenir leur domination.

Le cinéma et les films de la trempe de Red Dawn jouent un rôle fondamental dans l’établissement d’une hégémonie culturelle, surtout quand ils se veulent être des  « moments de détente » ou l’esprit critique des spectateurs n’est pas ou peu mobilisé (le fameux « temps de cerveau humain disponible » selon l’ex-PDG de TF1, Patrick Le Lay). Le philosophe français Michel Clouscard, disparu en 2009 (et dont la quasi-intégralité de l’œuvre vient d’être rééditée aux Editions Delga), pousse même la réflexion jusqu'à dire que dans la France post-plan Marshall, (le plan américain d’aide économique à l’Europe qui prévoyait notamment, selon les accords Blum-Byrnes, d’ouvrir les écrans français aux productions cinématographiques américaines après la Seconde Guerre mondiale) naît un nouveau capitalisme, un capitalisme de la séduction, qui fait la part belle au principe de plaisir au détriment de la lucidité des individus, conduisant une nouvelle aliénation culturelle (« dressage anthropologique ») le tout maquillé en une forme  soi-disant supérieure de progressisme sociétal.

Ainsi, si la critique ne retiendra sans doute pas Red Dawn comme un chef d’œuvre du cinéma (alors que d’autres films politiques ont pu faire consensus malgré leur parti pri idéologique, comme ceux d’Eisenstein par exemple), c’est un obstacle de plus qui est dressé sur le chemin de la concorde trans-pacifique mais aussi au sein de la péninsule coréenne ; en effet, si ce genre de produit de consommation culturelle de masse ne cause pas de crise politique en soi, il éloigne encore un peu plus les populations les unes des autres en entretenant leurs fantasmes.

 

Sources :

fiche du film sur Allociné

Wikipédia (article sur les dépenses militaires par pays) ;

Youtube

Michel Clouscard, Le Capitalisme de la Séduction, Editions Delga

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