Dans son numéro 3461 (du 1er au 7 novembre 2017), l'hebdomadaire L'Express a consacré sa couverture et un épais dossier (p. 30-45) au "retour de la bombe" nucléaire, en faisant le constat que l'horizon d'un monde sans armes nucléaires, posé comme objectif en 2009, apparaît s'être considérablement éloigné au regard, notamment, de l'escalade entre les puissances dotées de l'arme nucléaire que sont les Etats-Unis et la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). L'Association d'amitié franco-coréenne revient sur ce dossier, auquel ont contribué une dizaines de journalistes et d'experts, pour ce qui concerne son domaine de compétence : la situation dans et autour de la péninsule coréenne.
D'emblée, reconnaissons qu'il s'agit d'un dossier fouillé et apportant de manière claire de nombreuses informations utiles pour le néophyte : il donne à la fois des points de repère (en soulignant le tournant qu'a constitué l'arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, p. 31, ou en mentionnant l'inefficacité de la politique de l'actuelle administration américaine pour empêcher la Corée du Nord de se doter d'une force de dissuasion nucléaire, p. 32) et apporte des informations assez détaillées : il n'y a toujours pas de traité de paix depuis l'accord d'armistice de 1953, aboutissant effectivement à la situation d'un "conflit gelé" (titre de l'encadré p. 33) ; l'arsenal nord-coréen compterait désormais entre 30 et 60 bombes (p. 35), tandis que 93 % du stock mondial d'armes nucléaires reste détenu par les Etats-Unis et la Russie (p. 42)...
Quelques erreurs grossières altèrent toutefois la qualité de l'analyse : non, la Chine ne soutient pas "indéfectiblement" la Corée du Nord (p. 32), dont elle vote et applique les sanctions à son encontre ; non la Corée du Nord n'a pas été "jusqu'à menacer de frapper l'île de Guam" (p. 33), mais a envisagé de procéder à des tirs de missiles dans les eaux internationales en direction de l'île de Guam ; non, la Corée du Nord n'a pas une armée de 1,4 million d'hommes (chiffre fantaisiste établi par la seule CIA) qui "se prépare à affronter à nouveau son voisin du Sud" ; non, les Etats-Unis n'ont pas "parfois" bombardé au napalm la Corée du Nord, mais bien fait un usage systématique du napalm pendant la guerre de Corée, détruisant un pays pour soi-disant le sauver. De même, il est regrettable que les justifications ayant conduit la RPDC (comme l'Iran) à se doter de l'arme nucléaire relèvent des poncifs et de propos outranciers qu'on croirait issus d'un manuel de propagande de guerre (p. 33 : "puissances régionales devenues incontrôlables", "vieux nationalismes qui ne demandent qu'à disposer de nouvelles armes technologiques ou de missiles balistiques pour compenser leur arriération ou leur isolement", en oubliant au passage que les dernières sanctions contre la Corée du Nord, visant à la priver de 90 % de ses recettes d'exportations, sont le fait des Etats-Unis et de leurs alliés, et pas d'une supposée volonté nord-coréenne...). Il manque cruellement (toujours p. 33) une analyse stratégique rigoureuse qui aurait rappelé la stratégie de la dissuasion nucléaire (du faible au fort), telle que l'a développée la France du Général de Gaulle, et que reprend aujourd'hui à son compte la Corée du Nord. A ignorer totalement la doctrine nucléaire nord-coréenne, le dossier de L'Express conforte l'image lourdement erronée d'un pays soi-disant irrationnel et incontrôlable.
Heureusement, l'entretien avec Juliette Morillot rappelle quelques faits évidents sur le rapport de forces réel entre Washington et Pyongyang ou encore la volonté des dirigeants nord-coréens de ne pas subir le sort de leurs homologues irakiens (en 2003) et libyens (en 2011). Cependant, les propos recueillis par Vincent Hugeux donnent parallèlement la parole à Valérie Niquet, qui affiche un néo-conservatisme américain bon teint (se félicitant de la présence américaine en Asie: "Heureusement qu'ils le sont !", s'exclame-t-elle p. 39) et multiplie les affirmations d'autorité : non, Mme Niquet, la Corée n'est pas "soutenue financièrement à bout de bras par la Chine" (p. 37, mais qu'a donc fait la Chine pour mériter un tel bashing dans ce dossier ?), de même qu'il ne suffit pas d'affirmer péremptoirement "quand on veut contrôler on contrôle" (p. 37) dans une volonté malhonnête d'accabler la Chine de tous les maux (comme s'y emploient les néo-conservateurs américains), tout en menaçant ce pays de sanctions américaines si elle ne coopère pas assez avec les Etats-Unis, ainsi que le rappelle opportunément (toujours p. 37) notre porte-voix des faucons américains. De même, les propos bellicistes de Valérie Niquet, farouchement hostile au dialogue, reçoivent une couverture exceptionnelle dans un hebdomadaire que l'on a connu moins prompt à afficher avec autant de complaisance le point de vue du lobby américain pro-guerre. Reconnaissons cependant que l'interview croisée de Juliette Morillot et Valérie Niquet a le mérite de souligner que, selon les deux expertes, le risque de guerre nucléaire est faible (p. 38) - une opinion d'ailleurs partagée par Bruno Tertrais, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (p. 44). Enfin, Juliette Morillot rappelle le rôle positif, pour le dialogue et la paix, que pourraient jouer la France d'Emmanuel Macron et l'Union européenne. Toutefois, cette perspective aussitôt balayée comme inacceptable par Mme Niquet - dont les propos clôturent l'interview en assénant une nouvelle contre-vérité (obsessionnelle dans la tête des néo-conservateurs), la fantasmatique "coopération Pyongyang-Pékin" (p. 39) permettant soi-disant à la RPDC de gagner du temps dans la mise en place de son programme nucléaire... auquel la Chine est en réalité fermement opposée, refusant une course aux armements nucléaire et conventionnels dans la région. Non seulement le journaliste ayant conduit l'entretien, Vincent Hugeux, ne juge pas utile de tempérer Mme Niquet, mais il conclut son article sur ces propos délirants et gravement erronés.
Enfin, l'analyse tend à être déséquilibrée en ce qu'elle déforme ou oublie, volontairement ou non, des informations de base. Ainsi, le lecteur pourrait croire, à la vue de la photo d'une manifestation renvoyant dos à dos Donald Trump et Kim Jong-un (et prise comme de juste devant l'ambassade nord-coréenne à Berlin, insinuant d'où viendrait la menace principale...), que telle serait la position de l'ONG Campagne internationale pour l'abolition des armes nucléaires (acronyme anglais, ICAN), prix Nobel de la Paix 2017 : rien n'est plus inexact, ICAN soutenant en réalité une pétition qui appelle au retour au dialogue et à la fin des menaces américaines sur la Corée du Nord pour sortir de l'impasse et empêcher un conflit meurtrier. Si L'Express s'inquiète légitimement et à juste titre d'un conflit dont les conséquences seraient catastrophiques (la fin de l'article p. 35 a un ton alarmiste parfaitement compréhensible), son atlantisme naturel le conduit à sous-estimer la grave menace sur la paix que pose Donald Trump : si l'article en page 34 s'intitule bien "Si les Etats-Unis passaient à l'action...", il passe sous silence les propos du président américain aux Nations unies voulant "détruire" la Corée du Nord, menaçant de l'emploi d'armes nucléaires ou préconisant encore leur retour sur le sol sud-coréen. A n'insister que sur les intentions qui sont prêtées à la Corée du Nord (et les accusations sont aussi lourdes que non étayées, comme celle selon laquelle des agents nord-coréens infiltrés au Sud seraient prêts à mener des opérations terroristes, sic), l'hebdomadaire oublie de mentionneur que des exercices de guerre, bien réels ceux-là, sont menés par les Etats-Unis au large de la Corée, plusieurs fois par an, et sont les plus grands au monde dans une zone qui n'est pas en guerre.
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