Si la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) suscite une attention régulière pour des raisons qui n’échappent à personne, les analyses restent limitées sur la doctrine qui guide une grande partie de ses actions, le Juche. Beaucoup de commentateurs se contentent de décrire une démocratie populaire dont l’idéologie serait, sans grande originalité, communiste et marxiste. Cette perception participe ainsi de l’entretien du mythe des dernières démocraties populaires, dont Pyongyang ferait figure de « village gaulois ». Cette vue est superficielle : elle tient peu compte de la complexité de la situation nord-coréenne. Se retrouver dans le camp soviétique en raison de la Guerre froide ne suffit pas à faire de la RPDC un pays animé par un parti communiste dont la doctrine serait stéréotypée. L’Association d’amitié franco-coréenne (AAFC) tente, à son modeste niveau, de remédier à ces lacunes qui créent des biais chez les observateurs. Ainsi, le Juche tient une place importante, même s’il n’est plus la seule doctrine. Mais sa référence dans la constitution de la RPDC et l’existence d’un nombre important d’écrits nord-coréens à son sujet mérite qu’on s’y attarde, comme l’a fait l’AAFC à l’occasion d’une présentation faite à Paris en mars 2024 dont voici un bref compte-rendu.
L’homme, maître de son destin...
Au commencement, pourrait-on dire, il y a ce postulat selon lequel l’homme est maître de son destin. En ce sens, ce postulat est original, car il ne part pas d’un constat relatif à un groupe ou à une collectivité humaine, mais bien d’un « principe philosophique selon lequel l’homme est maître de tout et décide de tout », si on se réfère à ce qu’écrivait Kim Jong-il en 1982 dans sa thèse Des idées du Juche. Cette affirmation est originale car elle contraste avec une certaine perspective marxiste qui tend à analyser l’homme comme une résultante de rapports sociaux. On notera que le Juche ne s’est pas enfermé dans un postulat matériel ou social relatif à l’homme. L’homme, en effet, « n’est pas un être matériel simple ». Non seulement il ne se limite pas à cela, mais le Juche affirme le pouvoir créateur de l’homme. Ce postulat est singulier, pour ne pas dire inédit dans le panorama des doctrines des démocraties populaires. Certes, ce caractère créateur est lié à la nature sociale de l’homme, mais cette concomitance entre l’individuel et le social peut tout de même rejoindre une certaine anthropologie contemporaine : l’individualisation est aussi un processus social, et l’individu est autant en crise que le groupe. On notera donc cette idée d’« être social créateur ».
… et les masses, maîtresses de leur destin
Mais après ce postulat selon lequel l’homme est maître de son destin, et donc un « être social créateur », un deuxième aspect doit être souligné, même s’il est une extension à la collectivité : la perspective selon laquelle les masses sont maîtresses de leur destin. Ce principe reste lié au premier, car « les mouvements sociaux apparaissent et se développent grâce à l’action et au rôle actif d’un sujet humain », comme l’affirmait aussi Kim Jong-il dans le même texte. Ces masses sont les forces motrices de l’histoire, de la société, notamment les masses populaires. Mais encore, cette appropriation par les masses rejoint celle de l’homme. Notons que ces masses populaires ne sont pas complètement définies et ne sont pas vraiment la classe ouvrière. Cet antagonisme des classes passe par ailleurs assez mal dans un pays où l’on perçoit les difficultés pratiques des doctrines fondées sur la lutte des classes. Le peuple est donc premier, mais une autre originalité caractérise les doctrines professées en RPDC : le rôle du dirigeant.
Le rôle des dirigeants dans la maîtrise du destin
En Europe, la question du politique est toujours rapportée à la question des dirigeants, même si elle se pose de manière désabusée à la lumière d’expériences infructueuses. Il est en tout cas significatif de constater que les écrits doctrinaux qui traitent du Juche admettent explicitement une « philosophie du dirigeant ». En soi, les masses ne peuvent agir par elles-mêmes : elles doivent aussi être mues par la médiation du dirigeant. Bref, le Juche renvoie à la fois aux analyses sur le politique, dont l’un des traits est cette relation de commandement soulignée par le philosophe Julien Freund, et aux postulats posés par la démocratie représentative qui admettent que le corps des citoyens doit être représenté s’il veut agir. Autrement dit, les doctrines de la RPDC ne font pas l’impasse sur le phénomène politique. C’est une caractéristique à noter dans un univers où les démocraties populaires se sont accommodées de fiction qui ont débouché sur des impasses en raison de contradictions pratiques…
Une piste de rapprochement avec les doctrines occidentales ?
Ces aspects de la RPDC sont méconnus. Mais ils pourraient être rapprochés de tous les concepts et philosophies occidentaux qui font de l’homme un être qui domine le monde et le transforme, même s’il ne faut pas nier les contraintes écologiques propres à la RPDC... Bref, à travers le Juche, on peut envisager un certain nombre de « ponts » et de convergences entre des affirmations politiques et philosophiques qui ont cours en RPDC et des concepts et analyses émis dans le « monde occidental », du christianisme aux Lumières.
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