Après le voyage en septembre 2008 en République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) d'une double délégation (de l'AAFC et de l'association d'amitié belge Korea-is-One), le premier volet du compte rendu de ce déplacement est consacré à l'économie nord-coréenne. Un choix qui s'imposait au regard de la priorité accordée par les autorités de la RPDC à la construction d'un pays prospère à l'horizon 2012.
Pour un pays prospère : tel est le titre du nouveau spectacle de gymnastique de masse créé à l'occasion du soixantième anniversaire de la fondation de la République populaire démocratique de Corée. De fait, le développement de l'économie est l'objectif clairement affiché des autorités de la RPDC, Pour les membres de la délégation de l'AAFC présents en septembre 2008 en Corée à l'occasion des grandioses cérémonies de célébration du soixantième anniversaire, le changement était spectaculaire par rapport à 2005, date du soixantième anniversaire de la Libération : les thèmes militaires, s'ils restaient présents, ont été dominés par la priorité accordée à l'économie.
Les changements sont visibles. Les grandes rues de la capitale ont été refaites à neuf, et des usines - comme l'usine de textile de Pyongyang, ou l'usine de confection de Sariwon - entièrement modernisées. Le boom de la construction se traduit par la reprise des travaux de grandes infrastructures un temps délaissées, comme l'hôtel Ryugyong. Les membres de la délégation franco-belge ont aussi pu constater que les employés chinois de la société Orascom utilisaient le téléphone portable pour communiquer entre eux à Pyongyang, confirmant ainsi la prochaine couverture de Pyongyang et des principales villes nord-coréennes par un réseau de téléphonie mobile 3G. Dans ce contexte, l'intérêt du groupe Lafarge pour la RPDC se justifie pleinement par le fort potentiel de développement économique de la Corée du Nord.
Une ouvrière de l'usine de textile de Pyongyang travaille sur une nouvelle machine, livrée en 2007,
le 8 septembre 2008 (photo : AAFC)
Toutefois, sur le court terme, les graves pluies de l'été 2006, et surtout les inondations d'août-septembre 2007 (les pires en Corée du Nord depuis quarante ans), ont eu un impact humain et économique dramatique : selon la Banque centrale de Corée (du Sud), l'économie nord-coréenne a reculé de 1,1 % en 2006 et de 2,2 % en 2007. A cet égard, l'AAFC a pu constater - par rapport à 2006 - des problèmes plus aigus d'approvisionnement énergétique, tandis que la question des transports est clairement identifiée comme l'un des principaux freins au développement économique. Si une reprise semble s'amorcer en 2008, la structure économique reste extrêmement précaire.
Où en est donc, aujourd'hui, l'économie nord-coréenne ?
Socialisme et ouverture économique, le double visage de l'économie nord-coréenne actuelle
S'agissant des structures économiques, la RPDC présente un double visage.
D'une part, le degré de socialisation reste très élevé : les grands moyens de production sont intégralement publics ; le système public de distribution joue un rôle déterminant dans l'approvisionnement des Coréens en biens courants, tandis que l'éducation et la santé, entièrement publics, sont gratuits ; le montant des loyers, limité aux charges (eau, électricité, charges communes), reste largement en-deça du prix du marché.
D'autre part, les réformes économiques ont changé l'économie nord-coréenne : les prix et les salaires ont été libéralisés depuis 2002, parallèlement à la reconnaissance des marchés indépendants nés pendant la dure marche des années 1990 ; de fait, l'effondrement de l'économie entre 1990 et 1998, suite à la disparition des liens économiques - largement fondés sur le troc - avec l'URSS et des pays socialistes, conjuguée à des catastrophes naturelles sans précédent qui ont généré une grave prénurie alimentaire, a entraîné une désorganisation de l'Etat et l'essor de facto de l'économie privée. Celle-ci s'est révélée un adjuvant au maintien des circuits économiques et sociaux. Les réformes ont également des conséquences sociales néfastes, en accroissant les inégalités : l'intensification de la circulation automobile à Pyongyang, dont l'AAFC a pu constater qu'elle avait plus que doublé par rapport à 2006, est à la fois un signe de vitalité économique, et l'indice de l'enrichissement d'une minorité d'entrepreneurs et de businessmen.
Dans ce contexte, les autorités nord-coréennes ont fait appel aux investisseurs privés, en vue notamment d'assurer la modernisation de l'outil productif. En particulier, la délégation franco-belge a pu visiter la zone industrielle de Kaesong, au nord de la zone démilitarisée (DMZ), où des entreprises sud-coréennes emploient des ouvriers nord-coréens. Cette zone économique spéciale, symbole de la coopération intercoréenne, continue de se développer, en dépit du changement de politique à l'égard du Nord du président sud-coréen Lee Myung-bak, élu en décembre 2007.
Après avoir été reçue par un responsable de Hyundai Asan gestionnaire de la zone de Kaesong (cf. photo ci-dessous), la délégation franco-belge a visité quelques usines de Kaesong représentatives de la montée en puissance de la zone franche :
Benoît Quennedey, secrétaire général de l'AAFC, s'entretient avec un responsable de Hyundai Asan, sud-coréen, et sa collaboratrice, nord-coréenne, devant une maquette du complexe industriel de Kaesong, le 12 septembre 2008 (photo : AAFC)
- l'usine de confection de la marque ShinWon, dont la production est vendue au sud de la péninsule, emploie actuellement 890 ouvriers nord-coréens et dix cadres sud-coréens ; à terme, il est envisagé de quadrupler la capacité de production, les principales difficultés à résoudre étant d'ordre logistique ;
- inaugurée en juin 2008, l'entreprise Kaesong Uni (effectif : 572 employés, dont 560 Nord-Coréens et 12 Sud-Coréens) produit du polyuréthane et des accessoires pour automobiles, y compris des lampes et des prises de contact, vendus en Corée du sud (à 90 %, le solde étant exporté en Autriche) ; comme ShinWon, Kaesong Uni a insisté sur la qualité de la main-d'oeuvre nord-coréenne et sa capacité d'adaptation. Kaesong Uni prévoit aussi d'implanter une deuxième unité dans la zone industrielle d'ici la fin de l'année 2008
Usine de confection ShinWon, implantée dans la zone de Kaesong, le 12 septembre 2008 (photo : AAFC)
La sécurité alimentaire, une préoccupation majeure
La sécurité alimentaire reste une préoccupation majeure en Corée du Nord. La délégation franco-belge s'est rendue dans la ferme coopérative "du 3 mars" à Ontchon, située dans la province du Pyongan du Sud (côte ouest de la Corée), et avec laquelle est jumelée l' association belge Korea-is-One, ainsi que dans une ferme d'élevage d'autruches et dans une fromagerie des environs de Pyongyang. Les tentatives de diversification des productions agricoles, menées avec un certain succès s'agissant de la viande d'autruche (exportée) ou du fromage de chèvre (consommé localement), ne doivent pas occulter le fait que les terres arables ne représentent, en RPDC, que 15 % de la surface agricole totale et que le combat pour l'autosuffisance alimentaire a toujours existé.
Fromagerie de Kubin, le 13 septembre 2008 (photo : Alain Noguès)
Les quelques données sur la production 2008, recueillies par l'AAFC, sont contradictoires. La reprise attendue en 2008, après les très mauvais chiffres de l'année 2007, n'est pas uniforme. A la fromagerie de Kubin (élevage caprin et fromage de chèvre), l'apport en engrais naturels permet une hausse continue de la production céréalière, selon les données qui nous ont été communiquées : 950 tonnes en 2005, 970 tonnes en 2006, 981,9 tonnes en 2007 et une prévision 2008 de 1100 tonnes, soit une hausse annuelle de 12%. A la ferme d'Ontchon, la prévision de la récolte de céréales pour l'année 2008 est du même ordre de grandeur (3000 tonnes) qu'en 2007 (3020 tonnes), mais il convient de souligner que les paysans d'Ontchon étaient parvenus - en 2007 - à limiter la baisse de la production céréalière de 5 %, alors que la proportion des terres détruites par les inondations était estimée à au moins 11% dans l'ensemble de la Corée. La contre-performance de 2008 doit aussi s'analyser comme le contre-coup de la capacité, en 2007, à avoir maintenu un certain niveau de production, qui avait d'ailleurs bénéficié à tout le pays puisque la production et les besoins sont mutualisés.
Rizières de la ferme du Trois-Mars, à Ontchon, le 7 septembre 2008 (photo : AAFC)
En tout état de cause, la production totale de céréales en 2008, à l'échelle nationale, restera inférieure aux besoins. La production se serait élevée à 4,5 millions de tonnes en 2005, avant de tomber à 4 millions de tonnes en 2006 et environ 3 millions de tonnes en 2007, les besoins étant évalués entre 5,5 et 6 millions de tonnes. Selon le Programme alimentaire mondial (PAM), agence spécialisée des Nations-Unies, le déficit de production céréalière en 2008 s'élèverait à 1,5 million de tonnes : la récolte 2008 sera manifestement inférieure à celle de 2005, voire de 2006.
Une industrie en voie de modernisation, mais soumise à des goulots d'étranglement
La structure économique de la RPDC est toutefois dominée par l'industrie (35 % du PIB) et les mines (10 %), alors que l'agriculture et les services représenteraient, respectivement, 30% et 25% du PIB.
La modernisation de l'outil industriel avait déjà pu être constatée par l'AAFC, lors de son voyage de 2006, avec la visite de différentes usines :
- l'usine de bicyclettes de Pyongyang, construite en joint venture avec la Chine, et dont les coûts de production imbattables, inférieurs même à ceux de la Chine, offrent sans doute un des meilleurs rapports qualité-prix au monde ;
- l'usine de verre ultra-moderne de Dae-an, construite également en partenariat avec la Chine ;
- le Centre informatique de Pyongyang (Pyongyang Informatic Center, PIC), qui produit des jeux pour téléphones portables tout en maîtrisant les outils de conception et de dessin assistés par ordinateur, par exemple dans le secteur de l'architecture ; de fait, la priorité donnée à l'informatique s'est traduite par la formation actuelle d'étudiants nord-coréens en Inde et, demain, à Singapour ;
- les studios de production de dessins animés SEK, largement tournés vers l'exportation, notamment vers la France : un représentant des studios SEK est d'ailleurs basé en permanence à Paris pour négocier de nouveaux contrats.
Le haut niveau de formation des travailleurs nord-coréens, dans un pays où 99% de la population est alphabétisée, les incitations fiscales à l'implantation d'entreprises étrangères et le riche potentiel minier de la RPDC (la valeur minière du sous-sol ayant été évaluée à 2000 milliards de dollars) constituent autant d'atouts industriels et miniers pour la RPD de Corée.
Lors du voyage de 2008, l'intérêt de l'AAFC s'est porté sur les secteurs traditionnels, comme le textile et la sidérurgie. Si la production métallurgique commence à redémarrer dans le berceau de l'industrie coréenne à Hamhung, malgré la pénurie d'énergie, la délégation franco-belge a pu constater de visu l'accent mis sur la modernisation du secteur textile. Créée en 1948 et modernisée en 2007, l'usine de textile de Pyongyang, équipée partiellement de nouvelles machines coréennes, a une capacité de production de 100 millions de mètres de tissu par an. Pour sa part, l'usine de confection Kyongam de Sariwon, située dans la province du Hwanghae du Nord, au sud de Pyongyang, a été inaugurée le 20 avril 1963 et était initialement spécialisée dans les serviettes de toilette. L'usine de Sariwon a réorienté sa production, parallèlement à un effort de modernisation des équipements conduit en 2002. Employant 600 personnes, l'usine produit 300.000 pièces de vêtement par an - notamment des gilets pour enfants et des vêtements d'hiver - destinés à l'exportation en Allemagne et pour le marché sud-coréen.
Usine de confection Kyongam, à Sariwon, le 11 septembre 2008 (photo : AAFC)
Toutefois, selon les indications fournies par les responsables des usines, les niveaux de production en 2007 de l'usine textile de Pyongyang et de l'usine de confection de Sariwon sont restés globalement identiques à ceux de 2006. En effet, sans augmentation de la demande intérieure (dans le cas de l'usine Pyongyang) ou extérieure (pour Sariwon), la production n'a pas vocation à s'élever. De fait, nonobstant l'effort très significatif conduit pour moderniser l'outil productif, des goulots d'étranglement limitent l'essor industriel : l'approvisionnement en matières premières, la vétusté du réseau de transport, le manque d'énergie mais aussi les mesures de limitation des exportations. Si l'embargo américain ne concerne évidemment pas la Chine et d'autres pays, il a pour conséquence d'empêcher la fourniture de très nombreux produits considérés comme pouvant avoir un usage dual (civil ou limitaire) : la RPDC est ainsi obligée de s'approvisionner par des voies détournées, et à prix d'or, en tuyaux de différentes dimensions, pour contourner un embargo américain interprété de manière très extensive !
Conclusion : et la France?
Comme l'a souligné à de nombreuses reprises l'Association d'amitié franco-coréenne, notamment dans ses courriers à M. Nicolas Sarkozy, Président de la République, l'absence de relations diplomatiques complètes avec la République populaire démocratique de Corée entrave les échanges économiques franco - nord-coréens. Pour preuve, au début des années 2000, le marché des radars nord-coréens de l'aéroport de Pyongyang avait été attribué dans un premier temps à une entreprise française... avant d'échoir finalement à un concurrent italien, pour répondre à une demande des autorités italiennes qui souhaitaient une contrepartie à l'établissement de relations diplomatiques entre l'Italie et la RPDC. Aujourd'hui, la France est - avec l'Estonie - le dernier pays de l'Union européenne à ne pas avoir établi de relations diplomatiques complètes avec la RPDC, et rien ne semble indiquer une fin de cette "exception française" préjudiciable aux intérêts économiques de notre pays.
Vis-à-vis de la Corée du Nord, la diplomatie française a fait le choix du déclin, contrairement à d'autres Etats - au premier rang desquels l'Allemagne et le Royaume-Uni - dont les investisseurs ont depuis longtemps compris les opportunités à se positionner sur l'un des futurs marchés émergents de l'Asie.
Pour sa part, malgré les difficultés, l'AAFC, conformément à ses statuts, continue d'encourager la coopération franco-coréenne dans tous les domaines, y compris économique, en se tenant à la disposition des entreprises françaises interessées pour leur fournir des informations sur l'économie nord-coréenne, prendre des contacts avec les groupes nord-coréens ou entrer en contact avec la délégation commerciale de la RPD de Corée en France.
L'AAFC entend également les critiques de tous ceux qui craignent que cet encouragement à l'investissement étranger ne modifie profondément les rapports de production et les rapports de classe en RPDC. A cet égard, l'AAFC souhaite rappeler les exemples de la Nouvelle économie politique (NEP) mise en oeuvre à partir de 1921 en Union soviétique, ou encore des réformes économiques conduites à Cuba après 1990 : l'ouverture temporaire au capital étranger peut être une réponse appropriée à une situation donnée, alors que la RPDC souffre cruellement d'un manque de devises et doit moderniser son économie. L'AAFC est par ailleurs prête à encourager des formes innovantes de coopération, par exemple sur une base coopérative, tout en accordant une attention privilégiée aux conditions de travail et de lutte des travailleurs coréens.
Tel est notamment, selon nous, une des motivations de l'offensive diplomatique récente de la RPDC vis-à-vis d'autres Etats en développement : la mise en place d'accords de coopération ciblés, sur des bases équitables (par exemple, la coopération agricole avec l'Ethiopie, dans le secteur de la construction avec l'Iran et la Namibie, ou la formation d'informaticiens à Singapour), témoigne de la volonté de relations équilibrées entre pays du Sud, indépendamment des capitaux des pays riches. Recherchant sa propre voie vers le développement, la République populaire démocratique de Corée entend rester fidèle aux principes d'autonomie, d'indépendance et de souveraineté à la base des idées du juche, le socialisme coréen.