Alors qu'on vient de célébrer le vingtième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, presque rien n'est dit sur le mur qui divise la Corée depuis que, en 1945, un officier de l'armée des Etats-Unis traça une ligne le long du 38eme parallèle pour délimiter les zones d'influence américaine et soviétique dans la Corée libérée de l'occupation japonaise. Cette division fut encore aggravée avec l'établissement d'une ligne de démarcation militaire en application de l'accord d'armistice à la fin de la guerre de Corée en 1953. Cette ligne traverse la zone démilitarisée (DMZ), no man's land long de 240 km et large de 4 km entre les deux Corée. La ligne de démarcation fut plus tard doublée, au sud, d'une véritable muraille de béton édifiée entre 1977 et 1979 par les forces américaines. Ce mur haut de 5 m et épais de 3 à 10 mètres coupe concrètement la péninsule coréenne en deux pour parer à une prétendue « menace d'invasion venue du Nord ». Pendant que, en novembre 1989, le Mur de Berlin était abattu sous les applaudissements, le Mur de Corée était donc bien debout. A cette même époque, pour briser le silence entourant la division de la Corée et l'occupation de son pays par des forces étrangères, l'étudiante sud-coréenne Rim Su-kyong, surnommée « la Fleur de la Réunification », brava toutes les interdictions pour aller en Corée du Nord. Emprisonnée à son retour en Corée du Sud, une vaste mobilisation internationale permit de la libérer.
Malgré la Loi de sécurité nationale qui interdit aux citoyens de Corée du Sud de se rendre en République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) sans autorisation préalable du gouvernement sud-coréen, Rim Su-kyong, alors âgée de 22 ans, déléguée de l'Alliance nationale des conseils étudiants de Corée du Sud (Chondaehyop), participa au 13eme Festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui réunit du 1er au 8 juillet 1989, à Pyongyang, 22 000 personnes venues de 177 pays.
Pour déjouer les services secrets sud-coréens, elle avait dû passer par le Japon, Berlin-Ouest et Berlin-Est avant d'atterrir à l'aéroport Sunan de Pyongyang le 30 juin 1989. Là, d'une voix tremblante d'émotion, la jeune femme commença par adresser ces mots à la foule immense venue l'accueillir:
« Je suis Rim Su-kyong, étudiante en dernière année au département de français de l'Université Hanguk des Langues étrangères, en Corée du Sud. Je suis venue au Festival en tant que déléguée de la Chondaehyop. Cela m'a pris dix jours pour venir ici, voyageant au total pendant 24 heures par avion, alors qu'il ne faut que quatre heures de voiture pour parcourir la distance qui nous sépare. La Chondaehyop participera au festival de Pyongyang. La jeunesse et les étudiants du Nord et du Sud, unis, parviendront à tout prix à la réunification du pays !»
Plus tard, devant les journalistes, Rim Su-kyong ajouta :
« J'ai fait un long voyage pour venir car je pensais qu'un million d'étudiants et 40 millions de gens de Corée du Sud devraient venir ici par tous les moyens. Dès mon arrivée, en vous voyant m'accueillir de manière aussi chaleureuse, et même en pleurant, je me suis sentie vraiment fière d'être venue à vous, comme une de vos compatriotes. Quand je rentrerai chez moi, je ne passerai pas par d'autres pays, mais j'irai en Corée du Sud en passant par Panmunjom, prête à mourir s'ils ne me permettent pas de passer. »
Après le Festival, Rim Su-kyong se rendit donc à Panmunjom, dans la zone démilitarisée (DMZ) séparant les deux Corée, avec d'autres marcheurs d'une trentaine de nationalités. Partie le 21 juillet 1989 du mont Paektu, à la frontière sino-coréenne, cette marche pacifique avait pour but d'atteindre le mont Halla, sur l'île de Jeju, partie la plus au sud de la Corée. Les marcheurs atteignirent Panmunjom le 27 juillet, exactement au 36eme anniversaire de la signature du cessez-le-feu de la guerre de Corée. Là, dans ce qui est appelé la « zone de sécurité conjointe » (Joint security Area, JSA), seule une bande de ciment, haute de 7 cm et large de 40 cm, marque la limite entre les deux Corée. « En franchissant la ligne de démarcation pour rejoindre mon foyer, je veux briser symboliquement la barrière artificielle qui déchire depuis quarante ans le peuple coréen », expliqua Rim Su-kyong. Mais les marcheurs ne furent pas autorisés à entrer en Corée du Sud, les autorités de Séoul ayant prévenu qu'elles s'opposeraient par la force à leur passage.
Ce même 27 juillet, à la demande de l'Association des prêtres catholiques pour la justice en Corée (APCJ), le père Moon Kyu-hyun rejoignit Rim Su-kyong (elle-même de confession catholique) pour garantir sa sécurité au moment de rentrer en Corée du Sud. Pour protester contre l'interdiction d'entrer en Corée du Sud, appeler au retrait des troupes américaines et exiger la signature d'un véritable traité de paix dans la péninsule coréenne, Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun menèrent une grève de la faim du 27 juillet au 1er août 1989.
Le 15 août 1989, 44eme anniversaire de la Libération de la Corée, Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun décidèrent d'emjamber la bande de ciment symbolisant la division de leur pays. C'était un geste inédit depuis l'établissement de la DMZ en 1953. Dès qu'ils posèrent le pied en Corée du Sud, Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun furent arrêtés. Affaiblie par ses cinq jours de grève de la faim, Rim Su-kyong fut envoyée à l'hôpital universitaire de Séoul pour y subir des examens. Le 18 août, elle fut arrachée de son lit par des agents des services de contre-espionnage sud-coréens et conduite dans un centre de l'Agence pour la sécurité nationale pour y être interrogée.
Face à l'attitude courageuse de l'étudiante, les autorités sud-coréennes ne reculèrent devant rien. Elles obtinrent - par quels moyens ? - que le propre père de Rim Su-kyong condamne publiquement sa fille, affirmant qu'elle est folle. La direction de la Chondaehyop dut, elle, entrer dans la clandestinité.
En février 1990, pour avoir ainsi enfreint la Loi de sécurité nationale, Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun furent condamnés, respectivement, à dix ans et huit ans de prison. En juin de la même année, un premier appel, pointant des irrégularités dans leur procès, permit de réduire leur peine à cinq ans. Mais, en septembre, un autre appel fut rejeté par la Cour suprême sud-coréenne qui statua que, si une loi récente avait bien levé certaines restrictions quant à la coopération inter-coréenne, cela ne s'appliquait pas à Rim Su-kyong et au père Moon car « leur visite [en Corée du Nord] n'était pas propice à l'amélioration de la coopération Nord-Sud ».
Le sort de Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun émut le monde entier, déclenchant une vaste campagne de mobilisation en leur faveur.
En France, dès le 25 septembre 1989, le député Louis Pierna posa une question au gouvernement, rappelant notamment que le seul crime de Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun était « d'avoir séjourné quelques jours en Corée du Nord lors du festival mondial de Pyongyang, d'avoir bravé les interdits imposant à la Corée une séparation en deux Etats soutenue notamment par les Etats-Unis qui maintiennent en Corée du Sud une armée de plus de 43 000 hommes. »
« II serait tout à fait inadmissible que la volonté de Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun d'attirer l'attention internationale sur les conséquences de la coupure de la Corée se termine par une tragédie pour les intéressés dans l'indifférence des pays développés et notamment celle du pays de la Déclaration des droits de l'homme », concluait le député Pierna.
Dans sa réponse datée du 25 novembre 1989, alors qu'un mur venait de tomber à Berlin, le ministère français des Affaires étrangères dit « [ne pas pouvoir] se prononcer sur les motifs des incarcérations [de Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun] sur lesquels il ne dispose pas d'éléments suffisants », ne pouvant « que déplorer, dans ce cas comme dans d'autres, les restrictions apportées aux déplacements des hommes et des femmes qui souhaitent quitter leur pays ou le rejoindre ». Le ministère des Affaires étrangères ajoutait que « le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures des Etats interdit au Gouvernement français d'intervenir directement auprès des autorités sud-coréennes . De plus, une intervention n'apporterait aucune solution aux difficultés de circulation entre les deux Corée ».
Force est de constater que le gouvernement français n'a pas toujours fait preuve de la même volonté de non-ingérence dans les affaires intérieures d'un autre Etat, en particulier dans ses réponses aux questions de l'AAFC sur les raisons de la non reconnaissance de la RPDC par la France... La visite du président sud-coréen Roh Tae-woo, prévue en France au début du mois de décembre 1989, n'était sans doute pas étrangère à l'extrême prudence de la réponse du gouvernement français. A Paris, pendant que ceux qui oeuvraient à la coopération entre les deux parties de la Corée et à la réunification étaient pourchassés, le président sud-coréen put ainsi déclarer, le plus sérieusement du monde, que « l'aspiration des hommes à plus de liberté et de bonheur est en train de renverser un mur qui divisait le grand village qu'est notre planète ».
Le Comité international de liaison pour la réunification et la paix en Corée (CILRECO, auquel est affiliée l'Association d'amitié franco-coréenne) lança une pétition internationale pour la libération de Rim Su-kyong et de Moon Kyu-hyun, signée par diverses personnalités, parmi lesquelles Hugues Auffray, Jean Ferrat, Gilles Perrault, Catherine Ribeiro, Siné...
Lors de la réunion de l'automne 1990 de la Conférence épiscopale, les évêques sud-coréens décidèrent d'envoyer une lettre au président Roh Tae-woo, demandant la libération du père Moon, de Rim Su-kyong et de tous les prisonniers politiques afin de créer une atmosphère de réconciliation ne pouvant que faciliter la réunification de la Corée. Les évêques sud-coréens étaient pourtant réputés s'opposer sur un certain nombres d'initiatives prises par les catholiques engagés dans le mouvement pro- réunification, comme les prêtres de l'APCJ. En 1989, les évêques avaient même publié un communiqué pour s'opposer au voyage « illégal » du père Moon Kyu-hyun en RPDC, et affirmer que c'était au gouvernement d'établir des contacts avec la Corée du Nord.
Malgré le peu d'empressement du gouvernement français, et grâce à cette mobilisation internationale, Rim Su-kyong et Moon Kyu-hyun furent libérés le 24 décembre 1992. Liberté conditionnelle.
Après sa libération, Rim Su-kyong resta longtemps sous la surveillance constante des services de sécurité sud-coréens. Considérée comme « non convertie idéologiquement », elle pouvait retourner en prison à la moindre activité suspecte.
Elle passa d'abord beaucoup de temps à donner des interviews. Sans se plaindre, bien au contraire : « Un emploi du temps chargé me convient tout à fait, surtout quand je repense à cette solitude insupportable quand j'étais en prison. J'ai réalisé à quel point la solitude peut faire souffrir quelqu'un », disait-elle en février 1993.
Finalement « réhabilitée » en 1999, elle obtint même l'autorisation de se rendre aux Etats-Unis pour y étudier.
Dans le sillage de l'historique Déclaration conjointe Nord-Sud du 15 juin 2000, elle se rendit, officiellement, à Pyongyang en août 2001 avec la délégation sud-coréenne participant à une grande manifestation en faveur de la réunification. C'est ainsi que, douze ans plus tard, Rim Su-kyong put à nouveau fouler le sol nord-coréen.
Devenue journaliste, elle s'intéressa aussi aux questions d'environnement, tenant en 2004 une rubrique régulière intitulée « Les personnes magnifiques rencontrées par Rim Su-kyong » dans le mensuel Haein, un magazine lu majoritairement dans les milieux religieux et culturels. Rim Su-kyong voulait ainsi « rapporter les histoires de gens qui se dévouent pour améliorer l'environnement naturel et social tout en restant fidèles à leurs propres positions ».
Mais les milieux conservateurs sud-coréens ne lui ont jamais pardonné son voyage de l'été 1989 en RPDC. Quand le site Internet du quotidien conservateur Chosun Ilbo rapporta la mort accidentelle de son petit garçon âgé de huit ans, en juillet 2005, plusieurs lecteurs du site allèrent jusqu'à se réjouir de cette tragédie. Malgré son chagrin, Rim Su-kyong trouva la force de poursuivre en justice les auteurs des commentaires insultant son fils et répandant des rumeurs obscènes à son sujet.
Après ce drame, elle se retira dans un temple, puis voyagea dans plusieurs pays. Elle suivit aussi des études à l'Institut international pour la paix, à Vienne (Autriche), avant de rentrer en Corée du Sud en janvier 2009.
Rim Su-kyong est réapparue en public en mai et en août 2009, pour rendre hommage aux anciens présidents Roh Moo-hyun et Kim Dae-jung qui venaient de décéder. De 1997 à 2007, Kim Dae-jung puis Roh Moo-hyun avaient commencé à donner corps aux espoirs de réunification de la Corée qu'elle même portait en 1989. En se recueillant devant l'autel dressé pour le Président Roh, qui lui aussi franchit à pied la limite entre le Sud et le Nord en octobre 2007, peut-être Rim Su-kyong pensait-elle à sa propre expérience de l'été 1989 et à tout le chemin parcouru en 18 ans.
Elle donne aujourd'hui des cours de journalisme à l'université et présente l'émission « One Corea » sur une radio sud-coréenne, Radio 21. Dans un entretien accordé à l'occasion du vingtième anniversaire de son voyage à Pyongyang, Rim Su-kyong dit, sans le regretter, que les étudiants ne la reconnaissent plus :
« A l'Université des Langues étrangères, il y avait un tableau me représentant, mais personne ne m'a reconnu. Tant mieux pour moi. Si un étudiant me reconnaît, je lui dis de demander à sa mère. Pour les étudiants d'aujourd'hui, mon histoire ressemble à celles que j'entendais quand j'étais moi-même étudiante. Je ne veux pas être vue comme quelqu'un se faisant de la publicité avec une histoire vieille de vingt ans. »
Vingt ans après, l'histoire personnelle de Rim Su-kyong a fini par appartenir à l'histoire de la Corée, mais c'est presque malgré elle que la « Fleur de la Réunification » reste un symbole du combat contre un mur toujours debout.
Le mur érigé au sud de la ligne de démarcation miltaire,
tel qu'observé par la délégation de l'AAFC pendant le voyage d'août 2006 en RPD de Corée.
Principales sources :
Union of Catholic Asian News, "Korea priests arrested in attempt to help student re-enter South Korea", 2 août 1989, sur le site de l'Association des prêtres catholiques pour la justice
Bruno Peuchamiel, « Kidnappée ! », L'Humanité, 19 août 1989, p.8
Réponse du ministre des Affaires étrangères à la question écrite n°17805 du député Louis Pierna, Journal officiel de la République française - Débats parlementaires de l'Assemblée nationale, 27 novembre 1989, p. 5212
« Le président a-t-il parlé de Rim », L'Humanité, 2 décembre 1989, p.12
« Appel international pour Rim », L'Humanité, 13 février 1990, p.32
Eglises d'Asie - Agence d'information des missions étrangères de Paris, « Les évêques demandent la libération des prisonniers politiques », bulletin n°100, 1er décembre 1990
The People's Korea, "Liberation Day celebration underlines pan-national will to reunification" , 25 août 2001
Jean K. Min, "Korean ex-activist sues for Web slander", OhmyNews, 25 janvier 2006
Comité européen pour la Déclaration du 15 juin 2000, "[이 종탁이 만난 사람]‘통일의 꽃’ 임수경", 11 octobre 2009