Depuis plusieurs semaines, une affaire défraie la chronique en Corée du Sud : un Néo-Zélandais d'origine coréenne et un Sud-Coréen auraient livré des secrets militaires à la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). La thèse de l' "espion néo-zélandais" a fait les titres des journaux conservateurs sud-coréens, ainsi que par des médias publics contrôlés par le gouvernement de droite de Lee Myung-bak - qui en veut une preuve manifeste de la menace que constituerait la RPD de Corée. S'il est évident que les deux Corée s'espionnent mutuellement (comment en serait-il autrement, vu la situation de la péninsule coréenne ?), le hic est que l'affaire de l' "espion néo-zélandais" est, quant à elle, tout sauf convaincante. C'est ce que révèle un des rares journaux indépendants sud-coréens, le Hankyoreh, qui a mené ses propres investigations et est considéré par l'opinion publique sud-coréenne, pour son sérieux journalistique, comme le média délivrant la meilleure information. Les conclusions sont accablantes, en révélant un cas de manipulation délibérée de l'information à laquelle se livrent, en connaissance de cause, les services secrets sud-coréens, avec leurs complicités des journaux et télévisions classés à la droite de l'échiquier politique, pour le plus grand profit des conservateurs au pouvoir à Séoul.
Le 30 mai 2012, le bureau des poursuites judiciaires du district de Séoul a publié un communiqué annonçant avoir arrêté deux hommes pour espionnage militaire en faveur de la Corée du Nord. L'un d'entre eux est appelé Lee : âgé de 74 ans, il est décrit comme un ancien prisonnier non converti, c'est-à-dire un prisonnier d'opinion ayant purgé de longues peines de prison dans la Corée du Sud des généraux, et ayant refusé d'abjurer ses idéaux communistes. L'autre homme, le "complice", appelé Kim, âgé de 56 ans, est un Néo-Zélandais d'origine coréenne. Présentée à la télévision, l'affaire a vite fait la une des grands titres de la presse sud-coréenne.
Mais un quotidien indépendant sud-coréen, le Hankyoreh, a mené sa propre enquête, et en a conclu à une mise en scène de faits pour disposer d'un cas d'espionnage nord-coréen, dans un contexte où le parti au pouvoir accuse l'opposition de complaisance envers la RPD de Corée.
Des documents secrets qui n'existent pas
La première distorsion du communiqué sud-coréen est la qualité des documents qui auraient été transmis par Kim à un agent nord-coréen : huit documents sont mentionnés, à savoir un brouilleur de GPS, un dispositif de communication expérimental par antenne satellite (le NSI 4.0), un équipement radar, de la peinture pour avion furtif, un radar d'observations aériennes, des simulateurs de vol, des scooters sous-marins et un hélicoptère SH-2G.
Mais un militaire de haut rang a déclaré que les documents en question ne contenaient pas de secret militaire. La police a pourtant organisé une conférence de presse, le 5 juin, où elle a déclaré avoir demandé une étude à deux experts militaires et deux experts civils, qui auraient conclu que les huit documents constituaient tous des secrets militaires.
Le Hankyoreh ayant interrogé les experts militaires ayant conduit l'enquête, ceux-ci ont répondu qu'il n'y avait rien que l'on puisse qualifier de documents, mais seulement quelques lignes dans un e-mail envoyé par Lee à Kim, et lui demandait de réunir des documents. C'est cet e-mail auquel les experts ont eu accès. Le courrier électronique ne contenait que les mots "radar d'observations aériennes", et il n'y avait pas de documents originaux ou de copie.
Un autre responsable militaire a déclaré au Hankyoreh que la police avait d'abord posé des questions sur le NSI 4.0, dont la technologie était considérée comme la plus sensible. Mais les seuls documents montrés par la police étaient un e-mail et une brochure.
Un récit différent a été donné par un des experts civils, Shin In-kyun, président du Réseau de défense coréen (Korea Defence Network), un ancien directeur de studio de photographie s'étant spécialisé tardivement dans les questions de défense. Ce dernier aurait déclaré à la police que les documents "seraient d'une aide considérable pour la Corée du Nord s'ils tombaient dans ces mains". Interrogé par le Hankyoreh sur la nature de ces documents, il a répondu ne pas pouvoir dire exactement de quoi il s'agissait. Le même Shin In-kyun n'avait toutefois pas hésité à déclarer très précisément à un média conservateur, le 1er juin, que la technologie relative au brouillage de GPS était liée aux attaques récentes qu'auraient conduites les Nord-Coréens en ce domaine, attaques dont la preuve reste toutefois à apporter et, si tel était le cas, qu'elle auraient un lien avec l'affaire de l'espion néo-zélandais.
Le "prisonnier non converti" et l'agent nord-coréen fantôme
Dans leurs premières déclarations, les services de police avaient décrit Lee comme un ancien prisonnier non converti. Plusieurs médias conservateurs avaient alors dénoncé les anciennes administrations démocrates sud-coréennes pour leur laxisme vis-à-vis des anciens prisonniers d'opinion - dont elles avaient fait libérer plusieurs dizaines - en ayant ainsi permis à l'un d'eux de commercer avec la Corée du Nord. Comme l'avait déclaré l'un de ces médias, les anciens prisonniers non convertis "peuvent devenir des agents nord-coréens à tout moment".
Pourtant, comme l'a montré l'enquête du Hankyoreh, Lee aurait signé en janvier 1988 un engagement où il renonçait à ses idées communistes (il aurait donc bien été "converti"). Interrogée sur ce point, la police de Séoul a précisé l'avoir décrit comme un "prisonnier non converti", car l'expression "ancien prisonnier converti" est peu employée par les personnes concernées...
Toujours selon les médias conservateurs sud-coréens, tirant leurs sources des services de renseignement, les activités d'espionnage auraient commencé à être conduites par Lee en 2005, quand l'administration démocrate de Roh Moo-hyun était au pouvoir. Mais un responsable du ministère de la Réunification sud-coréen a révélé que l'autorisation avait été donné à Lee de commercer avec la Corée du Nord en 1994... quand la droite du Président Kim Young-sam était au pouvoir. Là encore, la police a dû modifier sa version des faits, en parlant désormais d'une autorisation donnée en 2005, mais aussi d'autorisations au cas par cas pour aller et venir en Corée du Nord avant cette date...
Par ailleurs, toujours selon les déclarations de la police, un espion nord-coréen aurait rencontré Lee et Kim au domicile de Kim en 2011, en leur donnant l'ordre de réunir une série de documents secrets. Un policier ayant rencontré les enquêteurs du Hankyoreh n'a pu que déclarer que Lee avait travaillé dans une entreprise où se trouvait une personne suspectée d'espionnage avec le Nord. Quand les journalistes ont insisté pour savoir si cette personne suspecte figurait effectivement dans les listes des services de renseignement sud-coréens, ce même policier a affirmé que ce serait au juge de le déterminer. En d'autres termes, rien ne prouve à ce stade que la personne rencontrée en 2011 soit bien un agent nord-coréen, ni même qu'elle ait formulé la demande d'obtenir des informations secrètes.
Les "autres parties impliquées"
Les déclarations de police parlant d'autres parties impliquées dans cette affaire, les journalistes du Hankyoreh ont rencontré d'autres anciens prisonniers d'opinion ayant purgé de longues peines de prison, ainsi que des proches de Lee et Kim.
Lee a été décrit comme un homme d'affaire ayant réussi dans le commerce des campanules et des fougères. Son intérêt pour les questions liées à la réunification est considéré comme nul par une des ses anciennes salariées ayant travaillé avec lui pendant 7 ans de 2000 à 2007, et il n'a plus non plus rencontré d'anciens prisonniers politiques, consacrant toute son énergie à ses affaires.
Les personnes interrogées se sont aussi demandées pourquoi la Corée du Nord aurait utilisé comme intermédiaire un homme de 70 ans, sans connaissance des questions militaires.
Quant au complice néo-zélandais, Lee, sa femme a déclaré par téléphone au Hankyoreh que Kim, qui avait rencontré Lee pour des activités de commerce avec la RPDC, avait fourni des ustensiles de cuisine à l'armée sud-coréenne, puis qu'il avait choisi d'émigrer en Nouvelle-Zélande en 2001, dans le souci d'offrir une meilleure éducation à ses enfants. La femme de Lee a nié toute transmission d'informations militaires par son mari.
La police dit disposer d'informations selon lesquelles Lee aurait rencontré un expert de la technologie du GPS, dénommé Jeong, qui a travaillé plus de deux décennies auparavant dans une compagnie aérienne sud-coréenne. Depuis plus de dix ans, Jeong est actif dans le domaine des équipements pour le métro. Plusieurs journaux ont affirmé que Jeong aurait travaillé pour une entreprise de défense, mais les journalistes du Hankyoreh n'ont recueilli aucune preuve en ce sens.
Interrogé sur les raisons pour lesquelles Jeong n'avait pas encore été mis en examen, un officier de police a expliqué qu'il fallait d'abord déterminer si Jeong avait transmis des documents à la Corée du Nord...
L'affaire de l' "espion néo-zélandais", ne reposant sur aucune preuve convaincante, a comme un arrière-goût de Cheonan. Le combat pour la libération de Kim et de Lee doit être une préoccupation de tous les démocrates. Enfin, si l'on peut comprendre, tout en le déplorant, que des personnes soient prêtes à tout, en Corée comme ailleurs, pour conserver le pouvoir - en l'occurrence les conservateurs du parti Nouvelle frontière - il est navrant que l'opinion publique sud-coréenne accepte aussi facilement une telle histoire. La démocratisation des médias reste décidément un combat toujours actuel en Corée du Sud.
Source : Hankyoreh (dont photo).