A l'approche des élections législatives d'avril 2012, le gouvernement sud-coréen semble vouloir donner des gages à la frange la plus conservatrice de son électorat en invoquant la loi dite de sécurité nationale contre ses opposants, dans une véritable atmosphère de chasse aux sorcières. Instaurée en 1948, la loi de sécurité nationale, qui interdit tout contact entre Coréens du Nord et du Sud sans autorisation préalable du gouvernement sud-coréen, est de plus en plus utilisée pour faire taire les voix discordantes en Corée du Sud, à commencer par celles critiquant la politique inter-coréenne du président Lee Myung-bak ou s'opposant à des mesures controversées telles la construction d'une base navale sur l'île de Jeju, un site protégé.
Le 8 février 2012, en Corée du Sud, le Service national de renseignement (National Intelligence Service, NIS) a effectué des perquisitions dans sept endroits dont les bureaux de plusieurs organisations civiques et les domiciles de leurs membres, en application de la loi de sécurité nationale. L'organisation Solidarité pour la paix et la réunification de la Corée (Solidarity for Peace and Reunifcation in Korea, SPARK) a été particulièrement visée en raison de ses initiatives en faveur de la signature d'un traité de paix en Corée (l'Association d'amitié franco-coréenne relaie la pétition lancée par SPARK), de ses manifestations pour le départ des troupes américaines stationnées en Corée du Sud et contre les exercices militaires américano-sud-coréens. Le NIS considère de telles activités comme une violation de la loi de sécurité nationale sud-coréenne.
La loi dite de sécurité nationale fut promulguée en décembre 1948 en Corée du Sud par le gouvernement du président Syngman Rhee, en réaction à un incident survenu quelques semaines auparavant : le 19 octobre 1948, un détachement du 14èmerégiment stationné dans la ville portuaire de Yeosu, au sud du pays, se révolta peu de temps avant d'embarquer pour l'île de Jeju où un soulèvement avait éclaté le 3 avril (selon les sources, ce soulèvement a fait de 30 000 à 80 000 morts). Les soldats créèrent alors le Comité populaire de Yeosu et Suncheon. L'armée sud-coréenne réprima cette révolte et reprit Yeosu le 27 octobre, après des combats très meurtriers. A la suite de cet incident, des purges dans l'armée accompagnèrent l'adoption de la loi de sécurité nationale. Comme l'écrit le professeur Seo Joon-seok, de l'Université de Sungkyunkwan, à Séoul : « Cette loi limitait non seulement les libertés d'opinion et de conscience, mais aussi la liberté du savoir. L'anticommunisme, en tant que ''principe politique de l'Etat'', devint la plus haute valeur, et fut placé au-dessus de la démocratie et des intérêts de la nation. »
La loi de sécurité nationale sud-coréenne a pour objectif, selon son premier article, de « supprimer les activités anti-Etat qui mettent en danger la sécurité nationale et d'assurer la sécurité de la nation, la liberté du peuple et la liberté ». L'article 2 de la loi définit comme groupes anti-Etat « les organisations nationales ou internationales ou les groupes dont l'intention est de mener ou de faciliter des actions d'infiltration du gouvernement ou d'entraîner des désordres pour la nation ». Les sanctions définies aux articles 3 et 4 incluent la peine de mort et des peines de prison d'une durée minimale de deux ans. L'article 7 prévoit des peines jusqu'à sept ans de prison pour ceux qui encouragent la coopération avec des groupes anti-Etat mettant en danger la sécurité nationale. Cet article a été souvent utilisé pour détenir des personnes ayant des idées de gauche, particulièrement celles dont les idées et les opinions politiques à propos de la réunification de la Corée sont considérées comme identiques ou similaires à celles de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord).
Pourquoi une association comme SPARK, laquelle poursuit les mêmes objectifs, en toute légalité et transparence, depuis sa fondation en 1994, est-elle aujourd'hui visée par les autorités sud-coréennes en vertu d'une loi de 1948? Il s'avère que l'association SPARK s'est engagée récemment dans la campagne contre la construction d'une base navale sur le territoire du village de Gangjeong, sur l'île de Jeju. La police, l'armée et de nombreux gardes privés ont été envoyés sur l'île afin de protéger la construction de cette base navale après les manifestations qui ont eu lieu. La répression qui s'est abattue sur Jeju n'empêche pas les manifestations de continuer, et plus de cent villageois et militants sont aujourd'hui poursuivis.
Manifestation devant le siège du Service national de renseignement le 14 février 2012 à Séoul.
Sur la banderole : « Arrêtez de réprimer les efforts de SPARK visant à stopper la base navale de Jeju »
(photo : SPARK)
La même méthode fut employée en 2008, pendant les manifestations aux chandelles qui avaient lieu dans toute la Corée du Sud contre la reprise des importations de bœuf américain. Le président Lee Myung-bak ordonna une enquête pour identifier les meneurs, dans une totale incompréhension des raisons de ces manifestations. Les agences de sécurité sud-coréennes ont alors poursuivi des organisations civiques ainsi que les personnes semblant être à la tête des manifestants. En dépit des critiques suscitées par les actions judiciaires prises à l'encontre de manifestants pacifiques, les procédures ont continué avant que les tribunaux acquittent et remettent en liberté les personnes inquiétées. Néanmoins, ces actions en justice ont eu pour effet de mettre fin aux manifestations.
Le vrai motif des poursuites judiciaires aujourd'hui engagées contre des organisations civiques en application de la loi de sécurité nationale est donc bien de créer la division entre les citoyens et ces organisations, et d'accroître leur peur vis-à-vis de la justice.
Un autre motif est d'empêcher l'expression d'opinions divergentes parmi le public. Quand le Cheonan, corvette de la marine sud-coréenne, a fait naufrage le 26 mars 2010, le rapport de l'enquête officielle menée par les autorités américaines et sud-coréennes a imputé ce naufrage à une torpille tirée par un sous-marin nord-coréen. La Corée du Nord a nié toute responsabilité dans le naufrage du Cheonan et plusieurs experts ont mis en doute les conclusions de l'enquête officielle, notamment un membre - sud-coréen - de la commission d'enquête, des scientifiques indépendants et les experts de la marine russe.
De son côté, l'association sud-coréenne Solidarité populaire pour une démocratie participative (SPDP), bénéficiant depuis 2004 d'un statut consultatif auprès de l'Organisation des Nations Unies, transmit le 10 juin 2010 son propre rapport sur le naufrage du Cheonan au Conseil de sécurité, détaillant les problèmes posés par les conclusions de l'enquête officielle. Le gouvernement du président Lee Myung-bak a critiqué l'initiative de SPDP et des accusations de trahison ont été lancées par des responsables gouvernementaux. Cela a poussé des organisations conservatrices sud-coréennes à manifester contre SPDP, qualifiée par elles d' « association ennemie », y compris en s'attaquant physiquement à ses membres.
Il semble que le gouvernement sud-coréen invoque de plus en plus la loi de sécurité nationale en profitant de l'ambiguïté de cette loi qui en permet une application dans des situations qui ont peu à voir avec le souci de préserver une sécurité nationale qui serait menacée.
Sous les gouvernements militaires au pouvoir en Corée du Sud jusqu'en 1988, alors que la torture, les aveux forcés et les procès arbitraires faisaient partie intégrante du système judiciaire, la loi de sécurité nationale servit à réprimer dans le sang le soulèvement démocratique de mai 1980 dans la ville de Kwangju. L'opposant Kim Dae-jung (futur président de la Corée du Sud) fut une des victimes de la loi de sécurité nationale. Malgré la fin du régime militaire, la loi de sécurité nationale n'a pas été abrogée et les autorités sud-coréennes ont continué à l'appliquer, notamment contre les personnes exprimant une opinion favorable à la Corée du Nord (l'étudiante Rim Su-kyong, par exemple), mais pas seulement. Ainsi, pendant la crise financière asiatique de 1997, la loi de sécurité nationale fut utilisée pour arrêter plus de 400 étudiants et travailleurs qui s'opposaient aux mesures d'austérité imposées par le Fonds monétaire international. Les présidents sud-coréens Kim Dae-jung (1998-2003) et Roh Moo-hyun (2003-2008) ont échoué dans leurs tentatives d'abroger cette loi.
Depuis février 2008 et l'entrée en fonction du président Lee Myung-bak, la loi de sécurité nationale a été appliquée avec une sévérité accrue contre les organisations civiques sud-coréennes s'opposant à sa politique vis-à-vis du Nord et à la remise en cause des déclarations intercoréennes du 15 juin 2000 et du 4 octobre 2007.
Ainsi, en mai 2009, furent arrêtés les principaux dirigeants de l'Alliance pan-coréenne pour la réunification (Pomminryon). Ils furent libérés au mois de novembre suivant, les documents présentés au cours du procès ayant révélé que le NIS avait intercepté pendant 28 mois, à partir de 2003, toutes les communications par téléphone, courrier électronique et fax de la Pomminryon, alors que la loi sur la protection du secret des communications ne permet que des écoutes sur une période de temps limitée. Il fut prouvé que la loi destinée à protéger le secret des communications avait été détournée de son but initial par les services de renseignement afin de permettre la surveillance des citoyens et le juge dû libérer les dirigeants de la Pomminryon injustement emprisonnés.
Aujourd'hui, le gouvernement Lee Myung-bak semble poursuivre un double objectif en brandissant la loi de sécurité nationale : saper la solidarité entre les groupes s'opposant au projet de base navale sur l'île de Jeju et les villageois de Gangjeong où doit être construite cette base, et intimider les citoyens avant l'élection législative d'avril 2012. Cette stratégie du gouvernement sud-coréen visant à « faire d'une pierre deux coups » en s'appuyant sur la loi de sécurité nationale est dénoncée par des organisations de défense des droits de l'homme comme Amnesty International et la Commission asiatique des droits de l'homme, une ONG fondée en 1984 et basée à Hong Kong. La Commission asiatique des droits de l'homme rappelle ainsi que l'Assemblée nationale sud-coréenne a décidé en décembre 2011 de réduire de 96% le budget du ministère de la Défense consacré à la construction de la base navale de Jeju. Il est donc très probable, selon la Commission, que les poursuites engagées contre SPARK constituent une mesure punitive du gouvernement sud-coréen contre une des principales organisations à l'origine de ce camouflet.
Parallèlement aux problèmes rencontrés aujourd'hui par l'association SPARK, d'autres affaires liées à l'application de la loi de sécurité nationale sont en cours devant les tribunaux sud-coréens :
Le 29 juillet 2011, cinq personnes ont été arrêtées en Corée du Sud, soupçonnées de se livrer à des activités d'espionnage au profit de la RPDC au sein d'un réseau baptisé « Wangjaesan ». Quarante autres personnes, dont des responsables de partis d'opposition, de syndicats et des anciens députés d'opposition, ont aussi fait l'objet d'une enquête des autorités afin de déterminer si elles étaient liées à « Wangjaesan ».
Le 11 janvier 2012, un citoyen sud-coréen a été emprisonné pour avoir posté sur le réseau social Tweeter des messages émanant du gouvernement nord-coréen.
En février 2012, un tribunal de Busan, au sud du pays, a condamné à huit mois de prison Do Han-young, membre d’une association prônant le rapprochement avec le Nord, et Jang Young-shim, dirigeante d’une organisation d’extrême-gauche...
Selon un décompte établi par la politologue américaine Christine Ahn, du Korea Policy Institute, il y avait 39 cas de personnes enfreignant la loi de sécurité nationale en 2007, et 151 en 2010. Cinq personnes furent poursuivies en justice pour activités « pro-Nord » en 2008, et 82 en 2010. Enfin, en 2011, le gouvernement sud-coréen a effacé 67 300 messages considérés comme pro-Nord postés sur Internet.
Une fois de plus, l'Association d'amitié franco-coréenne appelle à l'abrogation de la loi de sécurité nationale et à la solidarité avec les citoyens sud-coréens injustement poursuivis en application de cette loi anachronique.
Principales sources :
AAFC
Seo Joon-seok, La Corée du Sud : soixante ans d'histoire contemporaine - Origines et étapes du mouvement démocratique, Korea Democracy Foundation, 2007 (traduit du coréen par Hong Su-hyun)
Loi de sécurité nationale, traduction anglaise (non officielle) sur le site de l'Alliance pan-coréenne pour la réunification
Commission asiatique des droits de l'homme, "South Korea: Rising attacks on rights defenders under the National Security Act", 9 février 2012
Frédéric Ojardias, « En Corée du Sud, une loi datant de la guerre froide continue de punir sévèrement », RFI, 14 février 2012
Christine Ahn, "South Korea Cracks Down on Dissent", Foreign Policy in Focus, 16 février 2012