Il y a quatre mois, deux footballeurs de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), Kim Kuk-jin et Pak Chol-ryong, ont commencé à jouer dans un club suisse, le FC Concordia Bâle. Si le club russe de Samara avait déjà recruté auparavant des joueurs nord-coréens, c'est une première dans un club d'Europe occidentale, dont a rendu compte le journal suisse 24 heures dans son édition du 10 janvier 2009. Nous reproduisons ici cet article déjà publié par nos homologues belges de l'association d'amitié Korea-is-one, qui proposent depuis cinq ans une large sélection d'articles sur la Corée en trois langues, français, flamand et anglais.
"Comment j’ai racheté les droits de l’équipe nationale de Corée du Nord"
C’est une première mondiale. Depuis trois mois, deux jeunes footballeurs nord-coréens portent les couleurs d’une équipe suisse de Challenge League. A l’origine de ce pari fou, Karl Messerli. Rencontre.
Par Élisabeth Nicoud
Lundi 8 décembre 2008, 20 heures, le terrain gèle littéralement sous les pieds des footballeurs juniors qui accomplissent, ce soir-là, leur dernier match de l’année. « Les conditions sont trop difficiles », maugrée Karl Messerli, 61 ans, le bo nnet de laine vissé jusqu’aux oreilles. Ce qui n’empêche pas l’ancien buteur de LNA d’affronter vaillamment le frimas hivernal qui s’abat sur le stade Breite, à Schaffhouse, histoire de ne pas perdre une miette du jeu.
A ses côtés, « Monsieur O » surveille le match, fumant cigarette sur cigarette, lâchant çà et là quelques exclamations. Le quadragénaire séjourne pour la première fois en Suisse et se dit émerveillé par la beauté du pays. Mais ce ne sont pas des raisons touristiques qui ont poussé O Il-son à fouler les terres helvétiques. Sa mission : « coacher » l’ailier gauche Kim Kuk-jin, 19 ans, et le latéral droit Pak Chol-ryong, 20 ans, les deux premiers joueurs nord-coréens à être licenciés sous la bannière d’un club occidental, en l’occurrence celle du FC Concordia Bâle.
Transferts exclusifs
Une incroyable aventure pour ces athlètes nés dans le pays de Kim Jong-il, plus connu à travers son programme d’armement nucléaire que par ses footballeurs, pour qui la plus lointaine destination se cantonne généralement au Japon, voire à la Russie. Les porteurs des maillots 2 et 12, transférés fin septembre dans l’équipe de deuxième division, font office d’éclaireurs. Car le club de Challenge League a acquis les droits exclusifs de transfert et de marketing de toute l’équipe nationale nord-coréenne en Europe !
A l’origine de cet accord inédit : Karl Messerli. L’homme a ses entrées en Corée du Nord, où il fait commerce depuis une quinzaine d’années, sous-traitant la fabrication de peluches, T-shirts pour enfants et autres objets promotionnels que lui commandent des firmes comme VW, Skoda ou Swiss. « Au départ, je faisais produire en Corée du Sud, raconte-t-il. Mais après les Jeux olympiques de Séoul, les prix ont flambé. Après une tentative en Chine, j’ai finalement opté pour la Corée du Nord. »
Ses affaires le conduisent à séjourner une ou deux fois par année à Pyongyang, desservi au début des années 1990 uniquement via Moscou ou Pékin. Au fil du temps, il fréquente tout naturellement les stades de la capitale. « En tant qu’ancien footballeur, j’étais curieux de connaître le niveau des Nord-Coréens, ajoute Karl Messerli. J’ai longuement observé leurs entraînements. Techniquement, les joueurs m’ont impressionné. Mais la formation est une chose, le sens du jeu en est une autre. »
Courir après la gloire
L’idée de recruter de jeunes espoirs issus de la nation la plus hermétique du monde germe il y a environ sept ans dans l’esprit de l’homme d’affaires. Prématuré, s’aperçoit-il. Buté, Karl Messerli n’abandonne pas pour autant ce projet fou, tissant année après année un solide réseau dans le milieu, ne manquant pas, lorsque l’occasion se présente, de faire connaître son intérêt. Sur le régime de Kim Jong-il, l’ancienne gloire du football suisse, qui a notamment joué aux côtés du jeune Köbi Kuhn, ne se prononce pas.
La politique n’est pas l’affaire des sportifs. Alors que le ballon rond est porté aux nues par le « Cher leader » de la péninsule, qui lui a fait bâtir les plus beaux stades à Pyongyang. Et, alors que les conjectures sur ses problèmes de santé se multiplient, des clichés du dirigeant de la République populaire démocratique de Corée assistant, début novembre, à un match opposant deux équipes de l’armée, ont été largement diffusés par les médias du régime.
La perspective d’une qualification à la Coupe du monde de 2010 aurait-elle assoupli la position des autorités, alors que le dernier fait d’arme mondial de l’équipe nationale remonte à 1966, lorsqu’elle s’était hissée jusqu’aux quarts de finale après avoir glorieusement éliminé l’Italie ? Quoi qu’il en soit, le dossier se débloque et reçoit l’aval des multiples ministères de la Fédération nord-coréenne de football.
Après sept mois de négociations, un contrat portant sur trois ans est signé par l’entremise de Karl Messerli, pour qui la confiance est le pilier de cet accord : « Concordia pouvait me garantir que Kim et Pak seraient non seulement formés selon les standards européens, mais qu’ils pourraient jouer lors des matchs. » Ainsi, depuis trois mois, les deux jeunes hommes, qui ne parlent pas anglais, vivent dans un appartement bâlois situé non loin du Parc Saint-Jacques, le plus grand stade de Suisse allemande.
Une belle technique
« Humainement, ils se sont très vite intégrés dans l’équipe, malgré la barrière de la langue. Sportivement, ils possèdent la qualité technique et la vivacité des joueurs asiatiques. La difficulté vient du plan tactique. Mais ce n’est qu’une question de temps, car ils sont arrivés en cours de saison », estime Michel Kohler, l’entraîneur des « Congelis ». Pour les guider dans leur vie quotidienne rhénane, Karl Messerli est aux petits soins et son épouse leur dispense des cours d’allemand.
Sans compter O Il-son, à la fois traducteur, mentor, cuisinier et représentant officiel. Il se rend régulièrement, avec ses poulains, à l’ambassade nord-coréenne de Berne, note-t-il. Au sortir du match – remporté par Concordia –, Kim Kuk-jin, qui a débuté le foot à l’âge de 7 ans, se déclare heureux d’être en Suisse, « un pays magnifique », et dit adorer les spaghettis. Son coéquipier, Pak Chol-ryong, opine du chef, avant de s’engouffrer dans le bus qui les ramène à Bâle.
Les frais des deux sportifs (formation, appartement, salaire, cours, etc.) sont entièrement pris en charge. Un troisième compatriote doit bientôt les rejoindre. Un investissement certes coûteux pour les responsables rhénans, qui s’apparente à un risque entrepreneurial. Car miser sur cette nation « en voie de développement footballistique » est un pari commercial, audacieux, qui pourrait s’avérer fructueux si d’aventure le pays, 112e au classement de la FIFA, parvenait à décrocher son ticket pour l’Afrique du Sud en 2010.
Un scénario qui permettrait à Concordia de monnayer le transfert de ses joueurs. En attendant la prochaine Coupe du monde, tous se veulent zen. « Nous traitons Pak et Kim comme n’importe lesquels de nos joueurs », assure Michel Kohler. Reste que les deux jeunes gens ne sont certainement pas exempts d’une certaine pression. Car si le secrétaire général du Parti ouvrier coréen adule ce sport d’équipe par excellence, il peut aussi se montrer impitoyable lorsque les performances le déçoivent. Ainsi, en 1994, les joueurs qui n’étaient pas parvenus à se qualifier contre la Corée du Sud et le Japon se raient restés sur la touche durant une décennie.
24 heures, Suisse, 10 janvier 2009