Les sanctions économiques à l'encontre de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) prises par le gouvernement de Séoul le 24 mai 2010 suite au naufrage, deux mois plus tôt, d'un navire de la marine sud-coréenne, le Cheonan, vont-elles être levées? Dès le 20 mai 2010, un groupe d'enquête « international » - en fait largement dominé par des experts civils et militaires sud-coréens et américains - avait imputé le naufrage à la RPDC, laquelle n'a eu de cesse de nier toute responsabilité et de dénoncer les « sanctions du 24 mai ». Si les autorités sud-coréennes ne vont pas juqu'à remettre en question la thèse - controversée - d'une responsabilité de la Corée du Nord dans la perte du Cheonan, elles semblent prêtes à faire preuve de souplesse dans l'application des sanctions découlant de cette thèse. La motivation de Séoul est double : ne pas compromettre des projets économiques importants pour plusieurs pays de la région ; et les graves répercussions de ces sanctions... sur l'économie sud-coréenne.
le 26 mars 2010, le Cheonan, corvette de la marine sud-coréenne, sombrait au large de l'île de Baegnyeong, à l'ouest de la péninsule coréenne, entraînant la mort de 46 marins. Pour élucider les causes de ce naufrage, le gouvernement sud-coréen mit en place un groupe d'enquête composé d'experts civils et militaires de Corée du Sud (47), des Etats-Unis (15), de Suède (5), d'Australie (4) et du Royaume-Uni (3). Le 20 mai 2010, le rapport intermédiaire du groupe d'enquête, confirmé le 13 septembre suivant, imputait le naufrage du 26 mars à une torpille nord-coréenne, des accusations aussitôt rejetées par la RPD de Corée. Puis le 24 mai, le gouvernement sud-coréen annonçait des mesures de rétorsion contre la RPDC : reprise de la diffusion de messages de propagande par tracts et par haut-parleurs à la frontière avec le Nord, manœuvres sous-marines conjointes avec les Etats-Unis en mer de l'Ouest, fermeture du détroit de Jeju (extrême sud de la péninsule coréenne) aux navires nord-coréens, suspension des relations commerciales avec la RPDC, arrêt de tout investissement en RPDC, et restriction des contacts entre Coréens du Sud et du Nord.
Par ailleurs, pour obtenir des sanctions internationales supplémentaires contre la RPDC, le gouvernement sud-coréen saisit le Conseil de sécurité des Nations Unies, saisine à la suite de laquelle le Conseil fit une simple déclaration le 9 juillet 2010, n'imputant pas le naufrage du 26 mars à la Corée du Nord et adressant un message de paix et de dialogue aux différentes parties, bien loin des attentes des autorités de Séoul.
Les sanctions dites du 24 mai ont contribué à tendre un peu plus les relations entre les deux Corée et n'ont jamais été remises en question par les autorités de Séoul, malgré les doutes croissants sur la version américano-sud-coréenne d'une implication de la Corée du Nord dans le naufrage du Cheonan, doutes exprimés, entre autres, par les experts de la marine russe qui ont eu accès aux « preuves » avancées pour accuser la RPDC, par des scientifiques indépendants et par un ancien membre du groupe officiel d'enquête.
La visite effectuée en Corée du Sud le 13 novembre 2013 par le président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine a porté un coup supplémentaire aux sanctions économiques adoptées le 24 mai 2010. En effet, s'exprimant lors la sixième session du dialogue économique Russie-Corée du Sud, le président Poutine a insisté sur la réalisation de gros projets d'infrastructure aux niveaux mondial et régional, notamment en Extrême-Orient russe. Or, de tels projets impliquent obligatoirement des investissements, y compris par la Corée du Sud, en République populaire démocratique de Corée. « La participation à l'exploitation conjointe du corridor de transport reliant l'Asie-Pacifique, l'Asie centrale et l'Europe pourrait intéresser les investisseurs coréens », a ainsi estimé le président russe.
Déjà, la ligne ferroviaire reliant le port nord-coréen de Rajin à la ville russe de Khasan a été ouverte le 22 septembre 2013 après cinq ans de travaux menés par la coentreprise RasonKonTrans, créée par la compagnie des chemins de fer russes RZD et le ministère nord-coréen des Chemins de fer. Au total, 54 kilomètres de voies ont été restaurés, ainsi que 18 ponts, 12 ponceaux et trois tunnels, et des moyens modernes de signalisation et de communication ont été installés. Le port nord-coréen de Rajin étant désormais relié au chemin de fer transsibérien, 100 000 conteneurs pourront être transportés chaque année par rail sur plus de 10 000 kilomètres jusqu'en Europe occidentale.
Inauguration de la ligne Rajin-Khasan le 22 septembre 2013 (photo : RIA Novosti)
Dans le cadre d'un protocole d'accord signé le 13 novembre entre la présidente sud-coréenne Park Geun-hye et son homologue russe Vladimir Poutine, des entreprises sud-coréennes telles que POSCO, Hyundai Merchant Marine et Korea Railroad (KORAIL) participeront bien au projet de développement de la ligne ferroviaire Rajin-Khasan et du port de Rajin. Mais cet accord fait l'objet d'un débat intense en Corée du Sud pour savoir s'il va à l'encontre ou non des sanctions prises par le gouvernement sud-coréen le 24 mai 2010 contre la RPDC.
Le 20 novembre, répondant à une question d'un député du parti Saenuri (conservateur) au pouvoir, le ministre sud-coréen de l'Unification Ryoo Kihl-jae a décrit comme « très important pour l’intérêt national » le projet de liaison ferroviaire entre Rajin et Khasan, en prenant soin de ne pas rattacher le sujet aux sanctions du 24 mai 2010.
D'autre part, à propos d'éventuels conflits entre les sanctions du 24 mai 2010 et le projet d'ouverture à des investisseurs non coréens du complexe industriel intercoréen de Kaesong, dont l'activité a repris le 16 septembre, le ministre sud-coréen a noté que ces sanctions n'entravaient pas particulièrement les efforts visant à améliorer la compétitivité du site industriel au plan international au stade actuel. Il a toutefois ajouté qu'une partie des sanctions pourrait être remise en cause au fur et à mesure que le projet d'internationalisation avancera.
Alors que des voix continuent à s'élever en Corée du Sud pour dénoncer les insuffisances de l'enquête américano-sud-coréenne ayant conclu à la responsabilité de la Corée du Nord dans le naufrage du Cheonan, le gouvernement sud-coréen semble gêné aux entournures par les sanctions prises contre la RPDC sur la base de ces conclusions.
La gêne est d'autant plus grande que ces sanctions ont d'abord eu un impact sur la Corée du Sud elle-même! L'Institut de recherche Hyundai estime ainsi à 9 400 milliards de wons (environ 6,8 milliards d'euros) les pertes enregistrées par le Sud depuis l’interdiction générale des échanges entre les deux Corée en 2010, à l’exception de ceux effectués dans le cadre du complexe de Kaesong, des pertes quatre fois plus importantes que celles subies par le Nord, lequel accuse « seulement » un manque à gagner de 2 400 milliards de wons (1,7 milliard d'euros).
L'économie sud-coréenne aurait perdu 4 590 milliards de wons à cause de la suspension des échanges et 3 440 milliards de wons par l'instauration de limites à l'expansion du complexe industriel de Kaesong. La suspension des programmes touristiques dans les monts Kumgang et dans la ville de Kaesong ont aussi contribué à la dégradation de l’économie sud-coréenne, avec des pertes respectives de 1 250 milliards et 100 milliards de wons. Il faut ajouter les 100 milliards de wons nécessaires au contournement de l’espace aérien du Nord, en raison de l’interdiction faite aux avions sud-coréens de le survoler.
Le résultat de l’addition de toutes les pertes économiques, directes et indirectes, s’élèverait à 27 200 milliards de wons (18,9 milliards d’euros) et un tiers des sociétés qui entretenaient des échanges commerciaux avec le Nord jusqu'en 2010 auraient dû réduire ou cesser leurs activités.
Le gouvernement de la présidente Park Geun-hye et le parti Saenuri au pouvoir se refusent toutefois à lever les sanctions économiques, sous le prétexte que la Corée du Nord ne veut pas reconnaître sa responsabilité dans le naufrage du Cheonan.
Cet empressement du gouvernement sud-coréen à prendre des sanctions pénalisant d'abord l'économie sud-coréenne, en tournant le dos aux déclarations intercoréennes du 15 juin 2000 et du 4 octobre 2007, rappelle l'épisode de 2010 au cours duquel les Etats-Unis demandèrent à la Corée du Sud de se joindre aux sanctions américaines mises en place contre l’Iran en échange du soutien apporté face à la Corée du Nord dans l'affaire du Cheonan. Or, la République islamique d'Iran est le premier partenaire commercial de la Corée du Sud au Moyen-Orient.
Dès lors, les sanctions adoptées à l'instigation des Etats-Unis par le gouvernement sud-coréen à l'encontre de la RPDC apparaissent comme ce qu'elles sont : destinées à accroître les tensions dans la péninsule coréenne pour justifier un renforcement des moyens militaires des Etats-Unis dans la région dans le cadre d'un vaste plan d'encerclement de la Chine identifiée au moins depuis le début des années 2000 comme un adversaire stratégique. Injustes et coûteuses, ces sanctions ne servent ni les intérêts de la Corée du Sud ni la paix et la sécurité du monde.
Sources :
''Rajin-Khasan Railway Section Opens for Service'', KCNA, 23 septembre 2013
« Les sanctions économiques imposées au Nord ont de graves répercussions sur l'économie du Sud », Yonhap, 1er novembre 2013
« Russie-Corée du Sud: priorité à la coopération économique (Poutine) », RIA Novosti, 13 novembre 2013
« Ministre de l'Unification : le projet Rajin-Khasan est 'important pour l'intérêt national' », Yonhap, 20 novembre 2013
Japan Focus
RZD