Le 1er juillet 2019, le gouvernement du Premier ministre japonais Abe Shinzo a annoncé la mise en place de restrictions à l'exportation vers la Corée du Sud de trois matériaux nécessaires à la fabrication de semi-conducteurs et d'écrans, produits phares de l'industrie sud-coréenne. Cette mesure semble avoir été prise en représailles d'un verdict rendu en 2018 par la Cour suprême sud-coréenne, ordonnant à des entreprises japonaises d'indemniser des victimes du travail forcé, mais pourrait aussi être motivée par des considérations de politique intérieure.
Le Président Moon Jae-in passe devant le Premier ministre Abe Shinzo après l'avoir salué à la réunion du G20 à Osaka le 28 juin 2019 (source : Yonhap)
Depuis le 4 juillet 2009, les sociétés japonaises doivent demander une autorisation pour exporter trois matériaux vers la Corée du Sud : le polymère fluoré, la résine photosensible et le fluorure d'hydrogène. La procédure d'autorisation nécessite désormais 90 jours, là où le gouvernement japonais accordait auparavant un traitement préférentiel aux entreprises sud-coréennes. Les matériaux visés sont nécessaires à la fabrication des écrans pour smartphones et des puces mémoire, soit les principaux produits exportés par la Corée du Sud, laquelle a dépendu à plus de 90% du Japon pour ses approvisionnements en polymère fluoré et résine photosensible et à 44% pour le fluorure d'hydrogène entre janvier et mai 2019, selon l'Association coréenne du commerce international.
Dès l'annonce de la décision du Japon de restreindre l'exportation de certains produits nécessaires à l'industrie sud-coréenne, le ministère du Commerce, de l'Industrie et de l'Energie de Corée du Sud a accusé le Japon de violer un accord de l'Organisation mondiale du commerce et déclaré qu'il y répondrait « fermement ».
Le 4 juillet, jour d'entrée en vigueur des restrictions aux exportations japonaises, le ministre de l'Economie a dit que le gouvernement sud-coréen envisagerait « diverses mesures correspondantes » à moins que le Japon ne revienne sur sa décision.
Apparemment, la décision japonaise est une réponse à un jugement rendu en 2018 par la Cour suprême de Corée du Sud, ordonnant à des entreprises japonaises de dédommager des victimes coréennes du travail forcé pendant la période coloniale (1910-1945). Le Japon a dénoncé cette décision en affirmant que toutes les questions concernant les réparations liées à son régime colonial ont été résolues grâce à l'accord signé en 1965 par les gouvernements japonais et sud-coréen et normalisant les relations diplomatiques entre les deux pays.
Le 8 juillet, s'exprimant pour la première fois en public au sujet de la décision prise la semaine précédente par le Japon, le président sud-coréen Moon Jae-in a appelé ce dernier à lever les restrictions d'exportations imposées contre des entreprises sud-coréennes, en les décrivant comme une tentative de limiter le commerce dans un but politique. Le Président Moon a dit que le gouvernement sud-coréen mènerait d'abord des efforts « calmes » pour tenter de la résoudre de façon diplomatique. Mais, en cas de « dommages réels » subis par des entreprises sud-coréennes, le gouvernement n'aura pas d'autre choix que de prendre les mesures « nécessaires ».
Le Président Moon s'est aussi engagé à apporter tous les soutiens possibles aux entreprises sud-coréennes, de telle sorte à ce qu'elles puissent améliorer leur compétitivité internationale dans le secteur manufacturier en réduisant la dépendance aux importations de matériaux essentiels.
Pour justifier la décision prise par son pays, l'ambassadeur du Japon en Corée du Sud a déclaré le 8 juillet que les restrictions placées sur les exportations de matériaux technologiques vers la Corée du Sud étaient dues à un « effondrement » de la confiance mutuelle. Le lendemain, le gouvernement japonais est allé jusqu'à affirmer que le renforcement de ses réglementations sur les exportations de certains matériaux vers la Corée du Sud était dû en partie au non-respect par Séoul des sanctions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies à l'encontre de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). Ces allégations ont été immédiatement rejetées par le gouvernement sud-coréen.
Le 9 juillet, le Japon a refusé l'appel au dialogue de la Corée du Sud pour trouver une solution au différend commercial, disant n'avoir pas l'intention de lever les restrictions et que la question n'était pas sujette à des pourparlers, la décision du 1er juillet s'inscrivant dans le cadre des efforts du Japon visant à revoir les contrôles de ses exportations.
Comme les efforts visant à résoudre cette crise de manière bilatérale n'ont abouti à rien, la Corée du Sud cherche désormais à s'assurer un soutien de la communauté internationale, dont les Etats-Unis, afin de faire supprimer la mesure commerciale prise par le Japon. Les Etats-Unis ont un intérêt certain à trouver une issue à un conflit commercial entre deux de leurs principaux alliés en Asie, alors qu'il cherchent depuis longtemps à promouvoir la coopération, y compris militaire, entre eux face à la Corée du Nord et, surtout, à la Chine identifiée comme le principal adversaire stratégique des Etats-Unis depuis le début des années 2000.
Mais, au-delà des différends historiques entre la Corée et le Japon, la décision du gouvernement du Premier ministre Abe Shinzo de restreindre l'exportation de certains matériaux nécessaires à l'industrie sud-coréenne pourrait avoir été prise pour des considérations de politique intérieure japonaise, comme l'analyse le quotidien sud-coréen Hankyoreh.
La moitié de la Chambre des conseillers, chambre haute de la Diète du Japon, doit être renouvelée le 21 juillet 2019, et plusieurs experts estiment que l'objectif du gouvernement japonais est de mobiliser sa base conservatrice en s'en prenant à la Corée du Sud, afin de remporter le maximum de sièges, ce qui permettrait de s'assurer une majorité des deux tiers, nécessaire à la modification de la Constitution. Alors qu'on s'attendait à ce que le Japon prenne des mesures de rétorsion vers la fin de l'année 2019, lorsque les actifs sud-coréens des entreprises japonaises condamnées par la Cour suprême de Corée du Sud seraient mis aux enchères pour indemniser les victimes coréennes du travail forcé, le gouvernement Abe a rendu publique la mise en place de restrictions aux exportations vers la Corée du Sud dès le 1er juillet, soit le même jour que l'annonce du renouvellement de la moitié de la Chambre des conseillers. Plusieurs observateurs en ont conclu que le gouvernement japonais avait voulu que les restrictions aux exportations coïncident avec l'élection à la chambre haute.
Mais, souligne le Hankyoreh, le Premier ministre japonais n'a jamais pris de lui-même l'initiative d'évoquer les nouveaux contrôles sur les exportations, et ne l'a fait que lorsque des questions ont été posées à ce sujet par les journalistes ou dans les débats politiques. Cette attitude va à l'encontre de l'idée selon laquelle Abe Shinzo pousserait à s'en prendre à la Corée du Sud dans le cadre d'une stratégie électorale. Si une telle réserve du Premier ministre japonais peut être en partie motivée par sa crainte de réactions du monde des affaires, elle pousse aussi les analystes à penser que le gouvernement Abe a vu au-delà de l'élection en décidant de restreindre les exportations vers la Corée du Sud.
« Il est vrai que ces mesures ont été très efficaces pour susciter le vote conservateur. L'objectif d'Abe semble être de gagner non seulement l'élection à la Chambre des conseillers, mais aussi l'élection à la Chambre des représentants et [de profiter de cet élan] pour modifier la Constitution », a déclaré Lee Yeong-chae, professeur à l'université Keisen, le 9 juillet au Hankyoreh. Abe a déclaré que la mission de sa vie était de réviser la « Constitution pacifique » du Japon, interdisant à ce dernier de posséder une armée et de faire la guerre.
Pour le moment, les partis politiques japonais favorables à une révision constitutionnelle détiennent déjà les deux tiers des sièges à la Chambre des représentants (chambre basse de la Diète du Japon). Une majorité des deux tiers à la Chambre des conseillers ouvrirait donc la voie à une modification de la Constitution. Mais une telle révision doit ensuite être approuvée par référendum et les citoyens japonais restent en majorité opposés à la révision de l'article 9, crucial quant au caractère pacifique de la Constitution japonaise. Le Premier ministre japonais va donc vouloir maximiser les chances d'une révision constitutionnelle en remportant l'élection à la Chambre des représentants. La législature actuelle s'achève normalement à l'automne 2021, mais le Premier ministre japonais a le pouvoir de dissoudre la chambre basse quand il le souhaite.
Certains experts pensent que, en plus d'en tirer un avantage lors des élections à venir, Abe cherche à utiliser les restrictions posées aux exportations vers la Corée du Sud pour que celle-ci fasse d'énormes concessions.
« Cela ne peut pas être décrit comme totalement indépendant de l'élection, ni comme une stratégie électorale », a ainsi déclaré Junya Nishino, professeur à l'université Keio. « Ce problème est survenu parce que rien ne laisse supposer que le gouvernement sud-coréen change de position sur la décision de la Cour suprême [accordant des dommages et intérêts aux victimes du travail forcé]. Les élections coïncidaient avec cela. Ce problème a déjà pris de l'ampleur et il semble inévitable qu'il se prolonge », a déclaré le professeur Nishino.
Ce point de vue est partagé par une source diplomatique à Tokyo, citée par le Hankyoreh : « L'un des problèmes ici est que le Japon en a assez du problème des femmes de réconfort. Les élections ont sans aucun doute eu un effet, mais vous ne pouvez pas considérer que cela concerne uniquement les élections. »
Alors que le gouvernement sud-coréen soutient que la décision de la Cour suprême doit être respectée et qu’il ne peut pas intervenir dans les décisions judiciaires, le gouvernement japonais rétorque que la décision de la Cour suprême sud-coréenne constitue en soi une violation du droit international. Les positions du Japon et de la Corée du Sud quant à la question des réparations pour le travail forcé pendant la période coloniale semblent donc inconciliables.
Le Japon a déjà admis ouvertement qu’il prendrait des mesures de rétorsion : en mars, le vice-Premier ministre japonais, Taro Aso, a déclaré que le Japon envisageait de relever les droits de douane sur les produits sud-coréens et d'interdire les envois de fonds et les visas en cas de liquidation des actifs des entreprises japonaises.
Une première indication des véritables intentions du Japon et de la durée prévisible du conflit commercial en cours sera donnée le 1er août, après l'élection de la Chambre des conseillers. Le gouvernement japonais devra alors décider s'il enlève ou non la Corée du Sud de la « liste blanche » des pays bénéficiant d'un traitement préférentiel pour les exportations de matériaux destinés aux industries de pointe, en application de la loi japonaise relative à la gestion des échanges internationaux et du commerce extérieur (Foreign Exchange and Foreign Trade Management Act). Le retrait de la Corée du Sud de cette liste signifierait que le Japon peut imposer des restrictions à tous les produits autres que les produits alimentaires et le bois d'œuvre. Le conflit entre le Japon et la Corée du Sud franchirait alors un nouveau palier et échapperait à tout contrôle.
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