Le 6 juillet 2012 s'est tenu, à Pyongyang, le premier grand concert du groupe Moranbong, nouvellement créé à l'initiative du dirigeant Kim Jong-un, et retransmis à la télévision (cf. vidéo intégrale du concert ci-dessous). Le groupe Moranbong a donné un autre concert, le 28 juillet, à l'occasion de la fin de la guerre de Corée, en présence des représentations diplomatiques étrangères. Tout en respectant les formes traditionnelles en République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), le groupe Moranbong - exclusivement féminin, et dirigé par Sonu Hyang-hui - a procédé à une adaptation de chansons coréennes traditionnelles et a repris des airs étrangers, suivant des arrangements musicaux novateurs. Ce faisant, il a fait le pari d'un mariage audacieux entre musique classique et styles plus contemporains. Selon l'agence nord-coréenne KCNA, la volonté du dirigeant Kim Jong-un est d'opérer cette année "un tournant spectaculaire dans le domaine des arts et de la littérature", à l'aube du deuxième centenaire de l'ère Juche.
Si l'AAFC ne partage pas les conclusions et les orientations d'Adam Cathcart, ses analyses - qui, au demeurant, se réfèrent occasionnellement à nos articles - offrent un éclairage intéressant sur la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). Dans un article publié le 12 juillet 2012, il observe ainsi avec pertinence que les préoccupations musicales de Kim Jong-un, Premier secrétaire du Parti du travail de Corée, sont réelles, et héritées du dirigeant Kim Jong-il et du Président Kim Il-sung, qui avait été "organiste et pouvait parler avec finesse du sens de la modulation".
Dans ce contexte, le premier grand concert du groupe Moranbong, créé à l'initiative du dirigeant Kim Jong-un, donné le 6 juillet 2012, offre une illustration des évolutions artistiques en cours en RPD de Corée. Une symbiose est opérée entre la tradition musicale de la RPD de Corée et des novations, tant formelles que dans le contenu même du concert. La guitare électrique et les synthétiseurs sont largement utilisés, en combinaison avec les violons, les violoncelles et le piano, en l'absence des instruments coréens traditionnels. Les réaménagements d'airs traditionnels (comme Baeouja, qu'on peut traduire par Apprenons) ou le classique Arirang, qui fait partie du patrimoine commun à toute la Corée, donnent un style enjoué qui rompt l'habituelle progression des spectacles en Corée du Nord. En effet, ceux-ci suivent une dynamique historique ternaire, où alternent les souffrances de la colonisation japonaise, la construction glorieuse du socialisme - interrompue par l'épisode douloureux de la guerre de Corée - et la perspective ultime de la réunification.
Le chant des adieux Arirang est ainsi placé en début de concert et les références historiques sont peu présentes. La structure du concert se fonde essentiellement sur une double alternance :
- d'une part, entre des compositions plus légères et des morceaux de bravoure, au lyrisme révolutionnaire ;
- d'autre part, entre des chants à la sensibilité aiguë et des moments de détente, où les reprises de chansons étrangères occupent une place importante et sont présentés comme tels - jusque dans la scénographie. A 59'50", on pourra ainsi reconnaître quelques notes de My Way (Comme d'habitude). Suivant le voeu du dirigeant Kim Jong-un, il ne s'agit donc pas de rejeter les cultures étrangères, mais de les intégrer au patrimoine coréen en tenant compte de la sensibilité des Coréens.
Contrairement à une idée reçue, la culture de la RPD de Corée n'est pas - et n'a jamais été - hermétique aux influences étrangères. Ainsi, dès ses origines, le cinéma nord-coréen, né de la résistance à l'occupation japonaise, a grandi parallèlement au jeune cinéma soviétique, comme l'a notamment montré Antoine Coppola. Les grands opéras révolutionnaires, créés par le dirigeant Kim Jong-il au début des années 1970, ont introduit dans la culture nord-coréenne des influences héritées non seulement de la culture traditionnelle coréenne, mais aussi russes et chinoises. Cette ouverture s'est aussi traduite, par exemple, par la traduction de l'histoire de Dumbo dans les livres pour enfants nord-coréens. L'apparition des personnages de Walt Disney lors du concert du 6 juillet dernier - qui a tant surpris les médias étrangers - n'est que l'aboutissement d'une évolution progressive, ces personnages faisant partie de longue date de la culture populaire nord-coréenne.
Si la création du groupe Moranbong répond d'abord à une volonté de politique intérieure, elle pourrait toutefois également devenir une composante du soft power nord-coréen. Les commentaires des vidéos des concerts diffusés sur Youtube montrent ainsi un accueil plutôt favorable du public occidental, à laquelle la beauté des artistes du groupe Moranbong n'est pas totalement étrangère. Toutefois, à notre sens les pays d'Asie de l'Est devraient être les plus réceptifs aux nouvelles formes musicales de la culture pop nord-coréenne. L'exacerbation des sentiments, une sensibilité à fleur de peau - si propres à la sensibilité coréenne, dans toute la péninsule - trouvent des échos favorables tant en Chine qu'en Asie du Sud-Est, où un certain style mélodramatique imprègne la culture populaire. En célébrant la participation des volontaires chinois aux combats de la guerre de Corée, le second concert du groupe Moranbong, le 28 juillet (photo ci-dessous), a ainsi repris la musique d'une série télévisée chinoise, Mao Anying, du nom du fils aîné du Président Mao, mort sur le front coréen.
Quelle conclusion tirer de l'implication personnelle du Premier secrétaire Kim Jong-un dans la constitution du groupe Moranbong ? La musique est partie intégrante de la société nord-coréenne : elle rythme les journées de travail comme les loisirs et les rassemblements de masse. Elle imprime sa marque à la construction du socialisme dans un pays où le collectif prime sur l'individu. Après les années de souffrances de la dure marche, où le Premier secrétaire Kim Jong-un a loué le stoïcisme du peuple coréen, le nouveau dirigeant est sincèrement attaché à ce que s'ouvre une nouvelle ère de prospérité, où les travailleurs pourraient jouir des fruits des efforts accomplis depuis trois générations. Une aspiration profonde des Nord-Coréens s'exprime en ce sens, notamment parmi les générations les plus jeunes. Pour autant, ce n'est pas "la fin de l'histoire" : le concert du groupe Moranbong s'achève sur une note d'héroïsme révolutionnaire, vers de nouveaux lendemains qui chantent : un nouvel élan doit régénérer la révolution coréenne, en imprimant sa marque dans les arts. La révolution est inachevée, le processus révolutionnaire doit se poursuivre, en exigeant, à présent, l'avènement d'une nouvelle ère de prospérité : tel est bien le message politique délivré par le concert du 6 juillet.
Principale source : KCNA (dont photos). Vidéo du concert : Youtube