Heurs et malheurs du droit à l'information et du devoir d'informer
C'est un règle qui découle des principes fondant les démocraties parlementaires occidentales : tout homme a le droit d'être informé, et il en ressort que les journalistes ont au coeur de leur mission le devoir d'informer. Au fond, si la Corée du Nord occupe le devant de la scène médiatique, ce serait parce qu'elle constitue le sujet du moment, le monde n'ayant jamais été aussi proche d'une guerre nucléaire.
L'argument serait recevable s'il ne souffrait pas de trop forts biais : tout d'abord, le monde a déjà connu une guerre nucléaire - avec les attaques américaines sur Hiroshima et Nagasaki, qui ont d'ailleurs fait de multiples victimes non seulement japonaise, mais aussi coréennes. Ensuite, une guerre suppose que l'un des deux (ou plus) protagonistes appuie sur le bouton nucléaire : or, alors que les Nord-Coréens reconnaissent de manière constante que l'objectif (largement atteint) est de disposer d'une force de dissuasion nucléaire vis-à-vis des Etats-Unis après les précédents irakien de 2003 et libyen de 2011, pour engager des négociations, l'hypothèse d'une attaque en premier américaine - la seule crédible - est systématiquement placée au second plan.
Ces biais s'expliquent aisément : une méconnaissance de l'histoire et des sociétés, ainsi qu'une formation inadaptée dans les écoles de journalisme qui tend à laisser croire qu'un généraliste peut dispose seul des outils pour comprendre tout sujet, souvent dans des délais beaucoup trop faibles pour rendre son travail dans des conditions satisfaisantes, d'où il découle une dépendance étroite vis-à-vis ceux qui ont au contraire un message élaboré et des intérêts précis à faire passer : les communicants gouvernementaux et de certains groupes d'intérêt privés.
Les plans médias de certains gouvernements et groupes d'intérêt
Comment ignorer que les livres les plus vendus en France sur la Corée du Nord sont ceux de célèbres transfuges nord-coréens dont les liens consanguins avec les milieux néoconservateurs - qui veulent la guerre, ou à défaut des sanctions tellement lourdes qu'elles mettront à genoux le pays, en tuant au passage des centaines de milliers de femmes, d'hommes et d'enfants ? Le point commun des récentes émissions télévisées françaises sur la Corée du Nord est que les universitaires spécialistes de la Corée n'y prennent pas la parole, ou bien pour n'y occuper qu'une portion congrue du temps d'émission en employant des termes posés qui ne font que bien peu de bruit médiatique par rapport aux formules effrayantes, répétées à l'envi dans un martèlement qui n'a rien à envier aux régimes dits totalitaires (Goebbels disait qu'un mensonge de multiples fois répété devient une grande vérité) : "dernière dictature stalinienne" (alors que la Corée du Nord n'est plus marxiste, ni a fortiori "stalinienne"), "folie atomique" (alors que le programme nucléaire est totalement cohérent du point de vue d'une logique de dissuasion), "Etat voyou" (un concept forgé par George W. Bush pour justifier les guerres américaines après le 11 septembre) "Etat mafia" (la version actualisée du précédent "concept")... Ceux qui savent et n'ont pas de plans com' (il y en a) deviennent finalement les faire-valoir d'une entreprise de manipulation de l'opinion publique par la cohorte des néo-conservateurs partisans de la guerre qui tiennent des positions fortes : la Maison Blanche, qui comme par hasard se prend d'une passion soudaine pour les droits de l'homme en Corée du Nord en s'affichant ces derniers jours avec les défecteurs nord-coréens et la famille du malheureux Otto Warmbier ; gouvernement japonais qui a élargi sa majorité parlementaire à l'issue d'élections anticipées, à la faveur de la crise autour de la Corée ; pans complets des appareils d'Etat américain et sud-coréen (malgré l'alternance au pouvoir à Séoul) qui continuent de financer (via les services secrets) des organisations prétendument "non" gouvernementales de défense des droits de l'homme en Corée du Nord...
L'opinion publique en son miroir : des certitudes rassurantes au visage monstrueux de l'autre
Les psychologues l'ont montré : tout être humain a une très grande difficulté à remettre en cause ses croyances et, plus largement, ses schémas mentaux. Se voir conforté dans ses certitudes est particulièrement rassurant, et cette remarque vaut tant pour celui qui produit l'information que pour celui qui la reçoit.
Dans cette perspective, pourquoi ne pas plus facilement suivre la propagande américaine et rejeter celle nord-coréenne : Donald Trump n'est-il pas un Occidental comme nous, élu par une majorité d'Américains, entouré d'une administration compétente ? A défaut, Kim Jong-un n'est vu que par la prisme d'une communication occidentale qui se perd en conjectures, sauf quand celles-ci proviennent des services américains, japonais et sud-coréens : il prend le visage effrayant de l'autre, un autre non seulement en termes culturels mais aussi politiques, qu'on rejettera volontiers dans le régime des catégorisations qu'on ne comprend pas (folie, sectarisme, monstruosité). Le racisme, et plus largement de l'européano-centrisme, ont trouvé un point de fixation dans la Corée du Nord, qui nécessite un effort de décentration du regard qu'accomplissent plus volontiers les diplomates que les journalistes. La logique économique des médias tend au contraire à donner à l'opinion publique ce qu'elle veut voir, car il faut que l'information soit reçue et acceptée par le public. Les effets en sont ravageurs en termes d'intelligibilité des situations : la Corée du Nord en offre malheureusement une des illustrations les plus flagrantes.
De la concurrence libre et non faussée à l'effet de suivisme et d'imitation
Un mythe, d'essence néolibérale, prétend pourtant parer aux biais que nous venons de décrire : la concurrence libre et non faussée tendrait à ce que la bonne information, soi-disant objective, chasse la mauvaise, car l'opinion publique refuserait le conditionnement et les fausses informations. Les pertes en termes d'images seraient considérables, et destructrices pour les entreprises de média.
Le raisonnement serait recevable s'il y avait effectivement des médias qui, dans une catégorie donnée (télévision, presse quotidienne, presse magazine, radio...) donneraient le la, et par rapport auquel les concurrents devraient se positionner. C'est en partie devenu le cas en 2017 dans la presse française, où les sujets traités ont été de plus en plus pointus et ont souvent offert un réel espace de débats.
Mais aucun organe de presse ne touche en France le grand public, au-delà d'un lectorat de quelques pour cents (au mieux) de la population : seules les grandes chaînes de télévision atteignent cet objectif, et ce sont entre elles qu'elles se jaugent, s'observent, se concurrencent. Ce n'est pas un hasard qu'un reportage de TF1 soit celui d'émissions de France Télévisions, avant qu'ARTE ne prenne le relai...Tous ces reportages ont été lancés au même moment, avec les mêmes objectifs en termes de plan média et dans la même précipitation : le vite-fait et les lieux communs sont devenus la norme. Il n'y a pas concurrence pour améliorer la qualité, mais imitation et suivisme. Peut-être que demain un reportage remontera le niveau, mais entretemps une actualité chassant l'autre, l'opinion publique aura oublié les grossières simplifications qu'on lui a servies des mois ou des années plus tôt... Pour quelqu'un qui ne s'intéresse pas à la Corée, se souvenir qu'il a entendu des informations formatées n'est pas forcément évident, pouvoir les identifier dans le temps et l'espace (et donc sur une chaîne spécifique) ne relève pas d'un comportement spontané.
Effet retard et rentabilisation de l'investissement
Certains spectateurs diront : mais pourquoi rien sur les déclarations guerrières de Donald Trump, rien sur le rapprochement intercoréen en cours ? Car il faut le temps pour produire l'information, et monter un documentaire : cet effet retard n'encourage pas à l'analyse subtile (le risque d'être contredit par les faits est trop grand), encore moins quand on raisonne en termes économiques de rentabilisation des investissements. Il n'y a rien de pire qu'un reportage daté, qu'on ne peut même plus diffusé.
Alors, le public veut du grand spectacle, du frisson, de l'émotion ? On lui en donnera, les investissements de la télévision le méritent bien... Et the show must go on (le spectacle doit continuer).
Chasse au scoop en terre étrangère : un terrain encombré
Une règle détermine le monde des médias : non seulement ne pas être le dernier à dire ce dont tout le monde parle, mais le dire en termes légèrement différents, pour emporter le morceau dans la séduction de la cible médiatique. D'où la chasse au scoop, qui dans le cas de la Corée du Nord est une course au trésor toujours fructueuse : les services secrets américains, japonais ou encore sud-coréens vous donneront volontiers clés en mains quelque incongruité sur la Corée du Nord, qui épicera votre récit. C'est faux ? Peu importe, personne ne s'aventurera à vous contredire... Nous vous le disions : the show must go on. L'industrie du spectacle a ses normes et ses rites.
Cette fascinante catastrophe à venir pour oublier les lendemains qui déchantent
Dans une société où les croyances diverses dans les lendemains qui chantent se sont écroulées, la guerre et la mise au pilori de l'autre, si laid, si monstrueux, mais aussi si fascinant, non seulement aident à relativiser les difficultés du quotidien et l'absence de perspectives, mais elles ressoudent utilement les populations autour de ses institutions, qu'il s'agisse des médias, ou des gouvernements. La confiance dans les médias, curieusement, augmente après la diffusion de reportages sur la Corée du Nord, car il y a quelque chose de rassurant à se dire qu'il y a pire ailleurs que chez nous, la catastrophe n'est pas ici, et que nous sommes bien protégés de la menace : la Corée du Nord n'a pas la puissance de la Chine et n'a qu'à bien se tenir, sinon le puissant Donald Trump va intervenir !
Le risque d'une telle approche est pourtant évident : légitimer la guerre et (dans le cas des sanctions) l'arme de la famine, qui ne se portent jamais aussi bien qu'en période de crise économique ou pour servir d'exutoires à des gouvernements aux abois, qu'ils tirent ou non leur légitimité d'élections pluralistes ouvertes.
En guise de conclusion : sortir du mythe de l'objectivité, décentrer le regard, rendre public les liens d'intérêt
Au terme de ces observations, plusieurs conclusions peuvent être faites : tout d'abord, seuls les faits peuvent être objectifs mais ils ne sont rien pour l'opinion publique s'ils ne sont pas connus. Dans ce cadre, l'information objective est un mythe : les médias font toujours un choix de thèmes et de leur traitement.
Il existe cependant des moyens de limiter l'instrumentalisation de l'information par des intérêts publics ou privés : non seulement diversifier les points de vue en ne donnant pas la parole qu'à un seul groupe d'intérêts, mais aussi faire l'effort de décentrer son regard et son analyse en essayant de faire abstraction de ses propres croyances, et être conscient (voire mieux : rendre publics) les liens d'intérêt, et d'abord matériels et financiers, qui animent tel ou tel expert. Cette publicité des liens d'intérêt progresse dans le domaine de la communication médicale, pourquoi serait-elle impossible sur un sujet aussi sérieux que la guerre et la paix, qu'il faudrait laisser dans les mains des gouvernements et de leurs relais d'opinion ?