Le samedi 6 janvier 2018, Benoît Quennedey, président de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) a donné une conférence sur les relations entre le Vietnam et la Corée depuis 1945, à la maison des associations du 3e arrondissement de Paris - dans le cadre d'un cycle de conférences organisé par le comité de Paris de l'Association d'amitié franco-vietnamienne (AAFV). Nous reproduisons ci-après le texte de la conférence.
Pour l'examen des relations entre la Corée (ou plus exactement les deux États coréens) et le Vietnam (lui-même divisé en deux États de 1954 à 1975), il convient d'éviter les conclusions hâtives liées au fait que la République socialiste du Vietnam et la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) sont deux régimes dits de démocratie populaire : en effet, les deux États ont procédé à des choix différents de politique économique et de politique extérieure. Ainsi, le Vietnam est, parmi les démocraties populaires d'Asie, celle qui a les meilleures relations avec la République de Corée (Corée du Sud).
À titre préliminaire, rappelons les similitudes qui existent entre ces deux nations d'Asie de l'Est :
- elles sont toutes deux bordées par la Chine (le Vietnam est situé au sud-est de la Chine, et la Corée au nord-est) ;
- elles ont été colonisées, le Vietnam par la France et la Corée par le Japon ;
- l'une et l'autre ont eu une relation tributaire avec l'empire chinois, mais qui n'a pas laissé la même empreinte culturelle : le confucianisme, dominant dans le royaume de Corée, a conduit les dirigeants coréens à se considérer comme les vrais héritiers de la culture chinoise après l'accession d'une dynastie étrangère (mandchoue) sur le trône impérial à Pékin, au XVIIe siècle, suivant un phénomène qualifié de “petit-sinocentrisme”, qu'on ne retrouve pas au Vietnam ;
- elles ont été politiquement divisées, de 1954 à 1975 pour le Vietnam, la Corée l'étant toujours (depuis 1945 en fait et depuis 1948 en droit) ;
- elles ont été au coeur de l'affrontement Est-Ouest de la guerre froide, ayant connu des guerres civiles internationalisées, de 1950 à 1953 pour la Corée et de 1965 à 1973 pour le Vietnam.
Par ailleurs, la Corée et le Vietnam, qui occupent l'une et l'autre des positions stratégiques en Asie et ont connu de forts taux de croissance économique, ont des poids géographiques et démographiques assez comparables : le Vietnam compte environ 94 millions d'habitants, répartis sur 330 000 km2, et la Corée 77 millions d'habitants (plus de 51 millions au Sud et plus de 25 millions au Nord) sur 220 000 km2.
Mon intérêt pour les relations Vietnam-Corée a été motivé par mon parcours personnel. Membre de l'Association d'amitié franco-coréenne (AAFC) depuis 2004, dont je suis président depuis avril 2017, j'ai voyagé à neuf reprises en Corée entre 2005 et 2017, sept fois au Nord et deux fois au Sud – ainsi qu'une fois dans la province chinoise coréenne autonome de Yanbian. Secrétaire exécutif du groupe interparlementaire d'amitié France-Vietnam du Sénat entre 2009 et 2014, ce qui m'a donné l'occasion de visiter deux fois le Vietnam, je suis membre de l'Association d'amitié franco-vietnamienne (AAFV) depuis 2009, et appartiens au bureau national de l'AAFV depuis 2014.
Le sujet traité se limite à l'époque contemporaine, depuis 1945. Mais les contacts sont beaucoup plus anciens ; en particulier, des représentants de la dynastie Ly, qui a régné sur le Vietnam entre 1009 et 1225, se sont réfugiés en Corée, parmi lesquels un fils adoptif de l'empereur vietnamien et ses partisans : leurs descendants ont constitué la dynastie des Lee de Jeongson, dans la province de Gangwon. Un autre exilé vietnamien, Ly Long Tuong, s'est illustré en tant que général coréen dans la lutte contre les Mongols.
La question des relations France-Vietnam est peu traitée dans les études francophones. Deux articles, consultés et utilisés pour la présente étude, doivent toutefois être mentionnés :
- dans le numéro 39 (avril à juin 2014) de la revue Outreterre consacré à la Corée, un article de Donald Keyser et Shin Gi-wook, “Corée du Sud-Vietnam : les deux puissances moyennes d'Asie” (p. 311-321, traduction de l'anglais par Arnaud Leveau) ; les deux auteurs ont co-écrit l'ouvrage Asia's Middle Powers ? South Korea and Vietnam, publié en 2013 ;
- dans un ouvrage qu'il a dirigé (La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques de 1950 à nos jours, L'Harmattan, 2013), Pierre Journoud a écrit un très bon article de synthèse, “De la guerre à la paix : les relations vietnamo-coréennes depuis 1950” (p. 319-338).
S'agissant des études anglophones, plus nombreuses, nous avons utilisé les articles suivants, accessibles gratuitement sur Internet, notamment sur le sujet, moins bien connu, des relations Vietnam – Corée du Nord :
- Nate Fischler, “Vietnam's role in North Korea : a 'frienship' endures ?”, in Asia Times, 30 juillet 2017 ;
- Pham Thi Thu Thuy, “The colourful history of North Korea – Vietnam relations”, in NK News, 1er août 2017 ;
- concernant les relations Vietnam – RPD de Corée, les travaux d'un chercheur, Balazs Szalontai, qui a travaillé sur des documents déclassifiés (les archives diplomatiques d'anciennes démocraties populaires d'Europe de l'Est) dans le cadre du Centre Woodrow Wilson, dont il faut toutefois souligner qu'ils ne reflètent ni le point de vue vietnamien, ni celui nord-coréen, et peuvent donner une approche biaisée des relations entre Pyongyang et Hanoï ;
- les deux articles de l'encyclopédie collaborative Wikipédia (non traduits en français) “Vietnam – South Korea relations” et “Vietnam – North Korea relations”.
L'exposé a été conduit de manière chronologique, en distinguant chacun des deux États coréens (et, pendant deux décennies, des deux États vietnamiens), avant d'aborder le rôle de médiateur que peut aujourd'hui jouer le Vietnam sur la question coréenne.
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I - Le Vietnam en guerre et l'implication coréenne
A) Vietnam du Sud – Corée du Sud : deux bastions autoritaires de l'anticommunisme
Dans un article intitulé “La paix indivisible : la diplomatie française, la fin de la guerre de Corée et l'issue de la guerre d'Indochine” (in Pierre Journoud, La guerre de Corée et ses enjeux stratégiques de 1950 à nos jours, op. cit.), Pierre Grosser a souligné “un aspect méconnu de la guerre froide en Asie : les projets de coalition entre les régimes nationalistes anticommunistes, à savoir la Corée du Sud, Taïwan, le Vietnam, voire les Philippines” (ibid., p. 121), et cette “hypothèse a été étudiée sérieusement à Washington”.
Avant même la bataille de Dien Bien Phu, et dès la fin de la guerre de Corée en juillet 1953, le président sud-coréen Syngman Rhee, qui n'était pas favorable à la cessation des hostilités en Corée, avait proposé l'intervention des soldats sud-coréens au Vietnam pour lutter contre le communisme, ce dont ne voulait pas la France qui craignait une internationalisation du conflit et l'intervention de soldats chinois en cas d'implication sud-coréenne. La proposition, renouvelée en 1954 après la proclamation du Vietnam du Sud, pouvait apparaître d'autant moins illégitime que de nombreux combattants américains en Corée allaient ensuite être redéployés au Vietnam. Toutefois, les autorités sud-vietnamiennes n'accueillirent pas favorablement le principe de l'intervention de troupes sud-coréennes, alors que le souvenir des troupes japonaises pendant la Seconde guerre mondiale était encore vif.
Il faut attendre 1964 pour que les autorités de Saïgon changent de position, avec l'arrivée à cette date des premiers militaires sud-coréens au Vietnam : 34 officiers et 69 soldats d'une unité médicale militaire, accompagnés de 10 instructeurs de taekwondo (le sport national de combat coréen).
Le bataillon sud-coréen au Vietnam pendant la guerre a ainsi été le deuxième plus important bataillon étranger en effectifs, après le contingent américain : 312 853 soldats sud-coréens ont été déployés au Vietnam jusqu'en 1973, sous la direction du lieutenant général Chae Myung-shin. Toujours selon les sources sud-coréennes, 5 099 sont morts, dont 3 800 au combat, et ils auraient tué 41 400 ennemis (dont plus de 5 000 civils).
Les troupes sud-coréennes au Vietnam ont été accusées d'atrocités, en ayant tué plus de 400 villageois désarmés au village de Binh Hoa en 1966, 168 villageois à Binh Tai en octobre 1966, 135 femmes, enfants et vieillards, massacrés par des Marines à Ha My en février 1968... Toujours en février 1968, des meurtres de masse ont eu lieu à Phong Ni et Phong Nhat. Une commission vérité et réconciliation sud-coréenne a estimé le nombre de victimes non combattantes à plus de 9 000. Plusieurs auteurs de la littérature coréenne contemporaine ont rendu compte de leur participation à la guerre du Vietnam, dont Hwang Sok-hyong et Ahn Junh-hyo.
Les soldats sud-coréens au Vietnam ont aussi laissé derrière eux des milliers d'enfants métis, les “Lai Dan Han”, fils et filles de femmes vietnamiennes et d'hommes coréens.
La reconnaissance des crimes commis par les soldats coréens a été tardive et partielle : en 2001, le président Kim Dae-jung a présenté ses condoléances pour les souffrances alors infligées au peuple vietnamien, tout en déclarant qu' “elles n'étaient pas intentionnelles”. C'est finalement la société civile sud-coréenne qui s'est le plus fortement engagée : après une série d'articles publiés dans le quotidien progressiste Hankyoreh en 2003 dénonçant les atrocités de guerre, une donation de 100 000 dollars américains a été consacrée à la création d'un musée de la paix dans la province de Phu Yen.
Cette approche contraste avec l'histoire officielle encore professée en Corée du Sud : le musée de la guerre à Séoul présente la guerre du Vietnam comme une opportunité pour développer l'économie sud-coréenne alors en plein essor : la contribution du conflit à la croissance nationale a été estimée entre 3 % et 4 % du PNB sud-coréen.
Si l'intérêt diplomatique de la participation à la guerre du Vietnam était de consolider l'alliance avec les États-Unis, l'intérêt économique a été renforcé par le fait que l'effort de guerre sud-coréen a été en réalité financé par le gouvernement américain via des aménagements secrets, notamment le programme Food for peace (“de la nourriture pour la paix”) de l'Agence internationale pour le développement.
B) Vietnam démocratique – Corée populaire : une solidarité anti-impérialiste en actes
Avec l'établissement de relations diplomatiques entre la République populaire démocratique de Corée (RPDC) et la République démocratique du Vietnam (RDC) le 31 janvier 1950, la RPDC devient le troisième pays à reconnaître la RDC, après la Chine et l'URSS.
Après 1954, la solidarité politique entre les deux États s'exprime notamment par les visites de leurs dirigeants : en juillet 1957 Ho Chi Minh se rend en RPDC, puis Kim Il Sung visite le Vietnam en novembre-décembre 1958 et en novembre 1964. Des dons symboliques rendent compte des échanges ainsi noués – comme les éléphants vietnamiens au zoo de Pyongyang. En février 1961 un accord de coopération scientifique et technique est conclu entre les deux gouvernements.
La guerre du Vietnam conduit à une intensification de l'aide et de la coopération nord-coréennes, la RPD de Corée étant alors un pays plus développé qui soutient le peuple vietnamien à l'instar d'autres peuples en lutte pour leur libération nationale (les Palestiniens, les Sahraouis du Front Polisario...) et les combats contre l'apartheid en Afrique du Sud et en Rhodésie.
S'agissant du Vietnam, l'aide militaire (armes, munitions, uniformes...) et économique (ciment, acier, textile, médicaments, engrais chimiques...) nord-coréenne, notamment dans le cadre d'un accord “armes contre riz”, est estimée, entre 1966 et 1969, entre 12 et 20 millions de roubles par an, soit un montant particulièrement significatif pour un pays de la taille de la RPD de Corée. Elle s'accompagne de l'accueil de nombreux étudiants vietnamiens en RPDC (jusqu'à 2 500 en 1968, parmi lesquels un futur ambassadeur vietnamien en Corée du Sud) – ce qui fera de l'association des anciens étudiants vietnamiens en Corée du Nord l'un des acteurs essentiels des relations bilatérales, concomitamment avec les Associations d'amitié Vietnam-RPDC (fondée en 1965) et Corée-Vietnam.
En revanche, et à la différence des Sud-Coréens, l'implication militaire directe des Nord-Coréens dans le conflit restera limitée : il est estimé qu'environ 200 pilotes auraient combattu entre 1965 et 1968, dont 14 sont décédés. Un mausolée leur est consacré à Bac Giang, où les anciens combattants ont été honorés en 2001 par Kim Yong Nam, président du praesidium de l'Assemblée populaire suprême de la RPDC.
L'aide nord-coréenne diminue toutefois au début des années 1970, cessant pour l'essentiel en 1973 avec la conclusion des accords dits de Paris. Il a été avancé que les Nord-Coréens auraient été plus que réservés à l'engagement de négociations de paix avec les États-Unis, mais Balazs Salontai a avancé d'autres motifs : le sentiment nord-coréen d'une aide à sens unique, une concurrence des deux pays pour intégrer le Mouvement des non-alignés... En tout état de cause, l'un et l'autre sont aux avant-postes de la lutte anti-impérialiste : début 1968, l'offensive du Têt intervient presque simultanément à l'incident du Pueblo (le navire espion américain capturé par les Nord-Coréens) – même si les archives diplomatiques déclassifiées ne permettent pas de confirmer l'hypothèse, alors souvent retenue en Occident à l'époque, d'une coordination entre Hanoï et Pyongyang.
II – Continuité et ruptures dans les relations Vietnam-Corée après la réunification du Vietnam
A) 1975-1992 : une relation politique exclusive du Vietnam avec la RPD de Corée affectée par des sujets diplomatiques avec des pays tiers (Cambodge, Chine)
Les divergences sont antérieures à la réunification : pendant la guerre civile cambodgienne (1967-1975), Pyongyang a accueilli favorablement la proposition chinoise de création d'un front uni des cinq nations révolutionnaires asiatiques (Chine, RPDC, Vietnam, Laos, Cambodge) – alors que le Vietnam, comme l'Union soviétique, ont été réservés face à cette initiative, et de fait dans le schisme sino-soviétique, le Vietnam n'a pas été pro-chinois.
La question cambodgienne va affecter encore plus fortement les relations Hanoï-Pyongyang après 1975, lorsque la RPDC apporte son soutien aux Khmers rouges. À partir de cette date, Norodom Sihanouk fera d'ailleurs de fréquents séjours à Pyongyang, où les Nord-Coréens lui construisent un palais et lui fournissent des gardes du corps qui lui resteront fidèles jusqu'à sa disparition. Si rien n'atteste de relations personnelles entre Ho Chi Minh et Kim Il Sung, le dirigeant nord-coréen et Norodom Sihanouk ont en revanche noué des relations humaines fortes, indépendamment des relations politiques d'État à État.
Les relations sont encore dégradées par la dénonciation par la RPDC de l'intervention vietnamienne au Cambodge en 1979 et le refus de reconnaître la nouvelle République populaire du Kampuchea.
A contrario le retrait vietnamien du Cambodge en 1989 favorise le développement des échanges, avec la création d'un comité intergouvernemental Vietnam-RPDC pour la coopération économique, scientifique et technologique.
B) Depuis 1992 : l'essor des relations Vietnam – République de Corée
L'établissement de relations diplomatiques entre la République socialiste du Vietnam et la République de Corée (Corée du Sud) le 22 décembre 1992 n'est pas le premier succès de la politique d'ouverture aux démocraties populaires de Séoul : la Corée du Sud avait déjà établi des relations diplomatiques avec l'URSS le 30 septembre 1990, puis avec la République populaire de Chine le 24 août 1992. Il entraîne toutefois la suspension immédiate de l'accord de coopération économique, scientifique et technologique conclu entre Pyongyang et Hanoï en 1989. Sur un autre plan, il favorise le développement des études coréennes au Vietnam, marquées par la création d'un Centre d'études coréennes dans la capitale vietnamienne.
1.Des relations d'abord économiques en croissance exponentielle
Dans sa recherche d'investissements étrangers depuis l'engagement de sa politique de réformes économiques (Doï Moï) en 1986, le Vietnam voit dans la Corée du Sud un potentiel partenaire de premier plan – tandis que pour sa part la Corée du Sud, pays autrefois parmi les plus pauvres du monde devenu membre de l'OCDE malgré son absence de ressources premières en abondance, se voit volontiers comme un modèle de développement, non seulement pour le Vietnam mais aussi pour l'Afrique subsaharienne.
Dès 1996, la République de Corée est devenu le troisième partenaire commercial du Vietnam (avec un volume d'échanges annuels bilatéraux de 1,3 milliard de dollars) et le quatrième investisseur étranger au Vietnam (à hauteur de 2 milliards de dollars).
Aujourd'hui, la Corée du Sud est le premier investisseur étranger au Vietnam : le stock des investissements directs étrangers (IDE) sud-coréens au Vietnam s'élevait à 54 milliards de dollars en juin 2017, générant près d'un million d'emplois dans l'économie locale. En sens inverse, ce sont quelque 4 000 entreprises vietnamiennes qui ont investi en Corée du Sud (dont Petro Vietnam Oil Corporation, Vietnam Air Petrol Company...).
La Corée du Sud est le deuxième pourvoyeur d'aide publique au développement (APD) au Vietnam, le Vietnam étant le premier récipiendaire de l'APD sud-coréenne.
L'essor du commerce bilatéral illustre le mieux le développement des relations économiques, à la faveur des mesures de libéralisation engagées d'abord dans le cadre des relations ASEAN-Corée du Sud, puis de l'accord de libre-échange bilatéral, négocié à partir de 2010, signé le 5 mai 2015 et entré en vigueur le 20 décembre 2015. Les Vietnamiens exportent notamment en Corée du Sud des produits de la mer (poisson, poulpes, crevettes, calamars...) quand les exportations sud-coréennes au Vietnam se concentrent sur les nouvelles technologies de l'information et de la communication qui correspondent à l'un des pôles d'excellence de la République de Corée. En 2016, le commerce bilatéral s'est élevé à 45,1 milliards de dollars, ayant plus que doublé depuis 2012 (21 milliards de dollars) et progressé de 20 % par rapport à 2015. Sur les neuf premiers mois de l'année 2017, les échanges commerciaux s'élevaient à 35,5 milliards de dollars (soit une progression de 30 % d'une année sur l'autre), correspondant à un volume annuel d'échanges de l'ordre de 60 milliards de dollars – et une multiplication par quarante-cinq des échanges commerciaux en valeur (en dollars courants) depuis 1996.
Cet essor des échanges profite cependant inégalement aux deux parties, le Vietnam accusant un fort déficit commercial : l'abolition des barrières tarifaires a déjà profité à l'économie sud-coréenne, plus développée.
2. Quel partenariat politique et stratégique ?
Au regard de l'importance des échanges économiques, les dirigeants vietnamiens tendent à rejeter dans le passé les atrocités commises pendant la guerre par le bataillon sud-coréen au Vietnam – malgré des questions d'intérêt commun, comme les conséquences de l'agent orange non seulement sur les populations vietnamiennes, mais aussi sur les soldats sud-coréens ayant combattu au Vietnam, également engagés dans une bataille juridique contre les firmes pharmaceutiques américaines (en janvier 2006, Monsanto et Dow Chemical ont été condamnés à verser des dommages et intérêts 6 800 anciens combattants sud-coréens au Vietnam, mais la décision n'a pas été confirmée dans la suite de la procédure).
Le rapprochement politique Hanoï-Séoul est cependant favorisé par des intérêts convergents : les deux pays ont la Chine comme premier partenaire économique mais une alliance en droit (s'agissant de la Corée du Sud) ou potentielle (concernant la Vietnam) avec les États-Unis, dans le cadre de la rivalité stratégique américano-chinoise dans la zone Asie-Pacifique ; enfin, les diasporas coréenne et vietnamienne sont l'une et l'autre importantes aux États-Unis.
Après l'établissement de relations diplomatiques entre Hanoï et Washington en 1994, le Vietnam a ainsi recherché l'appui américain dans ses différends avec la Chine, notamment les conflits territoriaux en mer de Chine du Sud. Mais le Vietnam cherche aussi à gagner la Corée du Sud à ses positions : en octobre 2012, un colloque a ainsi été organisé en Corée du Sud, sous le double patronage de l'Université de Chosun et de l'Université nationale de Hanoï, à propos de la souveraineté des îles en mer de Chine méridionale et dans la mer orientale.
L'armée sud-coréenne aide par ailleurs à la modernisation de l'armée vietnamienne et forme des officiers vietnamiens.
Les visites des dirigeants de l'un ou l'autre pays ont ainsi ponctué un partenariat en construction, y compris dans le domaine politique : en 1998, Kim Dae-jung a été le premier président sud-coréen à visiter le Vietnam depuis la réunification ; en 2001, la visite du Président Tran Duc Luong en Corée du Sud était la première d'un chef d'État vietnamien depuis l'établissement des relations diplomatiques en 1992.
La notion de “partenariat global” a été développée au début des années 2000, et qualifiée de “partenariat stratégique” à l'occasion de la visite du président sud-coréen Lee Myung-bak au Vietnam en 2009. En mars 2012, le Président Nguyen Tan Dung a été reçu à Séoul, et la Présidente Park Geun-hye a effectué une visite d'État au Vietnam du 7 au 11 septembre 2013.
3. D'importantes présences sud-coréenne au Vietnam et vietnamienne en Corée du Sud
Pour le Vietnam, pays jeune dont 50 % de la population a moins de 30 ans, la Corée du Sud est déjà connue par la vague Hallyu de la culture pop sud-coréenne (cinéma, musique), si populaire que selon Pierre Journoud 70 % des programmes diffusés par la télévision vietnamienne sont d'origine sud-coréenne.
Les Coréens au Vietnam étaient au nombre de 83 640 en 2011 selon le ministère sud-coréen des Affaires étrangères et du commerce, et leur nombre aurait atteint 130 000 en 2013, selon une estimation de la télévision vietnamienne, dont la moitié dans la capitale économique Ho Chi Minh – ville, ce qui traduit le caractère essentiellement économique de cette présence sud-coréenne, qui s'accroît avec le développement des échanges. Il s'agit de la deuxième plus importante communauté coréenne en Asie du Sud-Est, après les Philippins, et de la deuxième plus forte communauté d'expatriés au Vietnam, après les Taïwanais.
Dès 1995 se constitue l'association Koviet, communauté des Coréens ayant grandi au Vietnam.
Cette présence sud-coréenne n'est pas sans susciter également des réactions de rejet, les chefs d'entreprise sud-coréens étant perçus comme trop exigeants tandis que des faits divers alimentent une certaine xénophobie (comme en 2008, lors du meurtre d'une étudiante de l'Université de Hanoï par son petit ami sud-coréen).
À cette présence de moyen et long termes s'ajoutent les flux touristiques : en 2013, 536 000 Sud-Coréens avaient visité le Vietnam, tandis que la même année 106 000 Vietnamiens avaient visité la Corée du Sud.
La présence vietnamienne en Corée du Sud remonte principalement à la guerre du Vietnam, à la suite des premiers mariages mixtes. Aujourd'hui, alors que la Corée du Sud souffre d'un déséquilibre de son sex ratio au détriment des femmes, environ 5 000 Vietnamiennes rejoignent la République de Corée dans le cadre de mariages internationaux, et plus de 2 000 agences matrimoniales sud-coréennes se sont établies au Vietnam. Un racisme s'est aussi développé en Corée du Sud à l'encontre de leurs épouses vietnamiennes et de leurs enfants métis, les Sud-Coréens tendant à classer les métis dans la catégorie de population étrangère.
La majeure partie de la communauté vietnamienne en Corée du Sud (forte de plus de 100 000 membres) est cependant constitué de travailleurs (dont le nombre était estimé à 65 000, souvent dans les secteurs manufacturier et de la pêche, où leurs conditions de vie sont précaires) et dans une moindre mesure d'hommes d'affaires et de cadres. S'ajoute enfin une communauté étudiante vietnamienne.
C) Les relations Vietnam-Corée du Nord depuis 1992 : au-delà de la fraternité des anciens compagnons d'armes, quelles coopérations concrètes ?
Comme l'observe notamment Nate Fischler dans un article de Asia Times publié le 30 juillet 2017, le terme d' “amitié” perdure.
Entre 1957 et 2002, ce sont ainsi 135 accord bilatéraux conclus qui ont été recensés. Il reste des symboles de la période d'essor des échanges de la deuxième moitié des années 1960 : le jardin d'enfants de Hanoï, créé à l'origine avec des fonds nord-coréens, et dont le nombre d'enfants a fortement augmenté depuis sa création (de 120 à 880), est aujourd'hui l'un des plus réputés (et aussi l'un des plus sélectifs) de la capitale. Il a reçu de multiples récompenses, tant du côté nord-coréen que de celui vietnamien, comme l'a montré Pham Thi Thu Thyu dans un article publié par NK News en août 2017 “The colourful history of North Korea – Vietnam relations”.
Le retrait vietnamien du Cambodge, et l'attente d'investissements étrangers au Vietnam, ont d'abord favorisé les échanges économiques : en 1993, un investissement conjoint nord-coréano-vietnamien à Hai Duong a porté sur la production de soie. Mais les difficultés économiques de la RPDC l'ont ensuite conduite à revendre ses parts au Vietnam en 2001.
Des incidents financiers ont aussi affecté les relations bilatérales : selon les Vietnamiens, les Nord-Coréens n'auraient pas honoré, en 1996, le paiement de 20 000 tonnes de riz vietnamien, pour une valeur estimée à 18 millions de dollars. La RPDC aurait cependant réglé sa facture en livrant deux sous-marins de la classe Yugo, qui seraient d'ailleurs toujours utilisés par l'armée vietnamienne pour ses entraînements.
S'agissant des échanges économiques, c'est aujourd'hui plus la Corée du Nord qui s'intéresse au Vietnam que l'inverse : alors que des zones économiques spéciales ont été créées en RPDC, des experts nord-coréens se rendent régulièrement au Vietnam pour étudier ses réformes économiques, vues de Pyongyang comme offrant un modèle de développement socialement plus stable que la voie chinoise vers le socialisme de marché.
La question des réfugiés nord-coréens passant par le Vietnam, notamment pour rejoindre la Corée du Sud (alors que la frontière sino-vietnamienne est plutôt facile d'accès, étant peu montagneuse), a été une pomme de discorde entre les deux pays. Initialement, les autorités vietnamiennes ont fait le choix de tolérer le départ des Nord-Coréens vers la Corée du Sud depuis quatre centres d'accueil gérés par la Corée du Sud au Vietnam. Cette situation a changé avec l'annonce, en juillet 2004, que 468 réfugiés nord-coréens avaient gagné la Corée du Sud depuis le Vietnam. Dès lors, les autorités vietnamiennes ont renforcé le contrôle aux frontières des Nord-Coréens, et expulsé les Sud-Coréens gérant les centres de réfugiés nord-coréens sur leur territoire.
La fin des années 2000 a été marquée par un regain des échanges politiques bilatéraux : des visites nord-coréennes au Vietnam de haut niveau ont eu lieu en 2010, 2012 (avec la visite du Président Kim Yong Nam du 5 au 7 août) et 2015 (Pak Yong Sik, ministre nord-coréen des Forces armées, a été reçu par le Président Truong Tan Sang) ; pour sa part, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien (PCV) Nong Duc Manh a visité Pyongyang en octobre 2007 – c'était la première visite à ce niveau d'un responsable du PCV depuis l'accueil de Ho Chi Minh à Pyonyang en 1957.
La place du Vietnam parmi les amis de la RPDC doit cependant être relativisée : dans les réponses du Maréchal Kim Jong Un aux messages de félicitations des dirigeants et chefs de parti étrangers en mai 2014, le Vietnam n'apparaît qu'en huitième position – après la Chine, Cuba, le Népal, le Laos, Myanmar, la Mongolie et le Cambodge, avant le Congo démocratique et l'Angola.
D) La question coréenne, opportunité pour le Vietnam de s'affirmer comme médiateur sur la scène internationale ?
Les bonnes relations qu'entretient le Vietnam avec les deux États coréens en font un possible médiateur sur la question coréenne, d'autant plus qu'il manifeste des ambitions diplomatiques pour renforcer sa stature internationale, y compris au sein de l'ASEAN, comme puissance responsable cherchant à régler les conflits.
Les autorités vietnamiennes expriment des positions équilibrées, les mêmes acteurs pouvant tenir un discours cohérent vis-à-vis tant de la Corée du Sud que de la Corée du Nord : le secrétaire général du PCV Nong Duc Manh, qui était à Pyongyang en octobre 2007, se trouvait à Séoul fin 2017, où il prônait la dénucléarisation, la paix et la réunification de la péninsule.
Cet appel constant au dialogue et à la dénucléarisation va cependant de pair avec le soutien de Hanoï aux positions américaines (et chinoises) pour que Pyongyang respecte ses engagements internationaux, notamment les résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies sanctionnant la poursuite de ses programmes nucléaires militaires et balistiques par la RPDC. En juillet 2016, en application des sanctions internationales, le Vietnam a interdit d'entrée sur son territoire douze ressortissants nord-coréens.
Néanmoins, dans des périodes de crise (comme le naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan le 26 mars 2010, ayant causé 46 morts, imputée à la Corée du Nord par Séoul et Washington selon une thèse battue en brèche par de nombreux experts), Hanoï a appelé, comme du reste la Chine et la Russie, au dialogue et à la retenue de toutes les parties, en évitant les condamnations de la seule Corée du Nord. Ces positions gouvernementales divergent en revanche de celles des médias sociaux qui, comme en Chine, sont souvent plus critiques vis-à-vis de la RPDC.
Plusieurs exemples montrent cependant que le rôle de médiateur du Vietnam sur la question coréenne reste à développer :
- le Vietnam a accueilli des pourparlers intercoréens comme des pourparlers Japon – RPDC, mais ces discussions n'ont souvent pas permis des avancées décisives , et surtout ne se sont pas inscrites dans une politique diplomatique continue ;
- le Vietnam pourrait favoriser des discussions entre les États-Unis et la RPDC (comme l'ont fait la Yougoslavie du Maréchal Tito ou la Roumanie de Nicolas Ceaucescu pendant la guerre froide), mais là encore la volonté et la persévérance manquent encore trop souvent côté vietnamien ;
- plus prometteurs, les forums régionaux de l'ASEAN plus trois (Chine, Japon, Corée du Sud) offrent un cadre approprié, qui pourrait du reste répondre aux ambitions de la Corée du Sud de s'affirmer comme une puissance régionale.
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En conclusion, quelles sont les perspectives d'évolution des relations Vietnam-Corée, et dans quelle mesure la réunification vietnamienne puis son ouverture économique pourraient-elles constituer un cas d'école pour la Corée ?
Sur le premier point, si les élites vietnamiennes tendent à se répartir entre une tendance plus traditionnelle (qui pourrait manifester une sympathie politique vis-à-vis de la Corée du Nord) et une tendance plus moderniste et plus nationaliste, davantage attirée par la Corée du Sud, les tendances lourdes sont au renforcement des échanges économiques, et donc à faire pencher la balance vers la République de Corée.
Concernant la deuxième question, la réunification vietnamienne à l'issue d'une guerre civile internationalisée est un modèle peu attractif et surtout daté ; le principal intérêt de l'organisation politique du Vietnam est peut-être aujourd'hui l'équilibre régional des postes de direction politique (qui n'est d'ailleurs pas propre au Vietnam : on peut également citer les équilibres ethnico-religieux du Liban), qui pourrait inspirer des institutions de type confédérale en Corée. Par ailleurs, l'ouverture économique du Vietnam intéresse non seulement les Nord-Coréens, mais aussi des spécialistes sud-coréens qui, à l'instar de l'ancien diplomate Park Joon-woo en mars 2012, voyait dans l'évolution économique du Vietnam “l'un des meilleurs modèles” pour la Corée du Nord. Assurément, la réunification de la Corée, qui sera l'oeuvre des Coréens eux-mêmes, prendra probablement des formes originales, qui ne seront pas la répétition de situations politiques advenues en d'autres temps et d'autres lieux.
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