Qu’est-ce que la politique de Songun ?
par Jean-Marie SABLÉ
La République populaire démocratique de Corée (RPDC) est certes un pays relativement connu, si l’on en croit l’attention que lui portent les médias, mais cette attention est inversement proportionnelle à la capacité à analyser la philosophie politique de ce pays. Les analyses se limitent à parler de communisme ou de stalinisme, ce qui reste extrêmement limité et, certainement réducteur. Le journalisme a peut-être vocation à rapporter des faits, mais de là à faire de la science politique sérieuse, on ne peut qu’avouer son scepticisme. Il faut parler de philosophie politique, car plusieurs articles de la Constitution nord-coréenne mentionnent ces idées qui guident la RPDC. L’article 3 de la Constitution de 1972 affirme, dans sa version modifiée en 2009, que « la République populaire démocratique de Corée se guide dans ses activités sur les idées du Juche, les idées du Songun ». Il existe donc une philosophie politique officielle en RPDC en raison de ces principes et axiomes que l’on retrouve dans sa norme suprême, même si nous ne sommes pas dans le registre de la philosophie ou un principe métaphysique puisque ces principes et axiomes ont des aspects et des finalités pratiques
La politique de Songun ou l'armée d'abord : une adaptation du socialisme à la coréenne
Outre les références constitutionnelles au Songun (art. 3 préc, mais également art. 59[1] et 109[2]), il existe plusieurs discours officiels à faire usage de ce terme. Songeons notamment à deux récents discours de Kim Jong-Un prononcés en 2012, dont l’un date précisément du 15 avril 2012 et qui a pour intitulé : « Luttons ferme pour la victoire finale en portant encore plus haut l’étendard du Songun »[3]. Il a été justement prononcé à l’occasion de la naissance du Président Kim Il-Sung. Les dirigeants nord-coréens assument donc clairement cette expression, laquelle fait donc partie d’une doctrine officielle.
Il faut bien tenter une définition, aussi imparfaite soit-elle. De façon sommaire, le Songun désigne cette priorité donnée aux affaires militaires dans la politique de la RPDC. À ce titre, étymologiquement, en coréen, seon gun signifiee « l’armée d’abord ».
Il existe quelques définitions, dont l’une issue du site internet Naenara : « en un mot, elles consistent à accorder une priorité absolue à l’accroissement du potentiel militaire du pays comme l’exige le principe de la primauté des affaires militaires et à faire de l’armée révolutionnaire la force principale, le pilier de la révolution pour faire avancer l’œuvre socialiste. » Ce même site internet donne une autre définition, un peu plus récente, mais toujours centrée sur la notion de priorité donnée aux affaires militaires : « la politique de Songun est un mode de gouvernement socialiste fondamental consistant à donner la priorité à l’aspect militaire dans les affaires de l’État et à prendre l’Armée populaire pour élite et force principale pour renforcer la force motrice de la révolution et faire progresser victorieusement l’œuvre socialiste. C’est un mode de gouvernement à la manière de Kim Jong Il. »[4].On pourra donc retenir trois aspects de cette doctrine :
- Elle a avant tout un caractère pratique, puisque on parle de « mode de gouvernement » ; c’est d’ailleurs pour cette raison que l’on parle de « politique de Songun » : doctrine et politique, c’est tout un dans le Songun ;
- Elle donne un rôle central à l’armée (elle est même qualifiée d’« élite ») ;
- Enfin, cette doctrine a aussi une finalité : elle vise à renforcer la révolution et de faire progresser l’œuvre socialiste. Cette doctrine a aussi un caractère fonctionnel : ce n’est pas une fin en soi. Le même site parle aussi de « l’édification d’une puissance socialiste prospère ». On notera que cette définition reprend un entretien de KIM Jong Il qui, déjà, en 2003 parlait de « force principale » et décrivait l’armée comme étant l’élite.
Sans difficultés, pour privilégier l’élément le plus consensuel, on retiendra au moins l’idée d’une priorité donnée aux affaires militaires. Cette priorité ayant des aspects concrets, tant au niveau de la politique que de la symbolique ou de la sémantique.
Une réponse à la crise des années 1990
Il est donc question d’une priorité donnée aux affaires militaires. Or on ne peut comprendre cette priorité sans justement prendre en compte le nouveau contexte des années 1990, marqué par la Chute du Mur de Berlin, la disparition des démocraties populaires dans le Bloc de l’Est, puis par la fin de l’URSS. Tous ces événements vont avoir des conséquences profondes sur la RPDC. Malgré une spécificité idéologique, caractérisée notamment par le Juche[5], la RPDC a fait les mêmes choix économiques que les démocraties populaires : rôle de l’industrie lourde, planification, etc. Une décision aura une conséquence direct : la remise en cause par Gorbatchev des accords commerciaux avec la RPDC fondés sur le troc. Jusqu’au début des années 1990, la RPDC recevait, en effet, de l’URSS des « intrants », comme les engrais, le matériel agricole ou le carburant. À la demande des américains – dont on devine l’intérêt à isoler la RPDC en fragilisant son régime politique et son économie -, cet approvisionnement s’arrête, au sens littéral, du jour au lendemain.
Le résultat est que la RPDC va subir des privations. En effet, son agriculture ne peut nourrir de façon satisfaisante la population dans la mesure où la priorité avait été donnée à l’industrie lourde. Or ce robinet est coupé avec les conséquences que l’on peut imaginer. C’est la « dure marche », dont l’existence n’est pas niée dans les écrits officiels nord-coréens. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, il n’y a jamais eu de voile pudique sur ces affaires.
Dans ce contexte, marqué notamment par la prédominance du Parti du travail de Corée (PTC), la cohésion devient une affaire délicate. Dans la vie administrative et quotidienne, le PTC ne peut concourir, à lui seul, à la marche des affaires courantes. Pour cela, on comprendra aisément pourquoi l’armée jouera un rôle supplémentaire. Après tout, même dans les pays occidentaux, l’armée peut intervenir en matière de catastrophes naturelles[6]. Elle bénéficie de capacités logistiques facilement mobilisables.
Mais l’armée permet aussi au pays de défendre son indépendance dans un contexte d’effondrement du bloc soviétique. (Au passage, c’est au cours de cette même période que la question du nucléaire militaire nord-coréen est mise sur le tapis et que Washington entame un bras de fer avec Pyongyang pour éviter que la RPDC se dote de cette arme.) En tout état de cause, il faut préserver l’indépendance du pays quitte à recourir à une rhétorique et même à une imagerie faisant davantage appel aux démonstrations militaires.
Outre des conséquences pratiques et militaires, on comprend l’insuffisance du Juche à répondre adéquatement au nouveau contexte. Au fond, le Juche ne peut se comprendre que dans un cadre où la RPDC doit affirmer sa spécificité par rapport aux non-alignés et aux démocraties populaires. La RPDC doit ainsi prendre ses distances par rapport au communisme, du moins tel qu’il est professé en URSS, mais aussi en Chine populaire. La différenciation idéologique doit permettre une affirmation de son indépendance. Cependant, il ne s’agit pas d’un contexte d’isolement à proprement parler. Or, dans les années 1990, ce contexte est différent. On comprend mieux la nécessité d’un approfondissement de la doctrine officielle. Certes, le Juche affirme bien l’autonomie, mais il faut approfondir ce qui permet cette autonomie en développant ainsi son aspect militaire.
Ce constat pourrait constituer une objection, mais, en soi, toute doctrine est par définition contextualisée ; cela n’a rien de péjoratif. Les idées, les concepts s’insèrent toujours dans des contextes donnés. La doctrine officielle nucléaire française, par exemple, ne peut se comprendre sans la prise en compte d’un pays qui a connu deux guerres et qui a réussi à être dans le camp des vainqueurs de 1945.
L'existence précède l'essence
La conceptualisation donnée aux affaires militaires est donc la caractéristique du Songun. Il y eut la chose avant qu’apparaisse le mot. La première référence officielle daterait de juillet 1997 d’après un auteur anglo-saxon écrivant dans une revue sud-coréenne. Le terme se répandra au cours des années 1990 avec la fortune qu’on lui connaît. Il faut attendre l’entretien de Kim Jong-Il du 29 janvier 2003[7]. Cette prise en compte du Songun, au niveau suprême, doit être notée. La consécration constitutionnelle n’est plus très loin puisqu’en 2009, la Constitution est révisée : le terme « Songun » apparaît alors dans trois articles de la norme fondamentale.
Certes, il faut trouver une assise au Songun : on ne peut se fonder officiellement sur les seules circonstances de la « dure marche ». Elles sont la cause directe, mais elles ne constituent pas un événement idéal et, surtout, elles sont à proximité immédiate des années 2000. Il faut, pour cela, s’appuyer sur un événement plus éloigné : l’inspection le 25 juillet 1960 par Kim Jong-Il de la 105ème division de chars. Cette unité avait pris, au cours de la Guerre de Corée, la ville de Séoul. Cet événement n’est pas relaté dans la biographie officielle de Kim Jong-Il de 2005[8]. On pourrait ironiser sur l’existence d’une reconstitution rétroactive.
Certes, on affirme que le Songun provient du Juche et qu’il faut remonter à Kim Il-Sung, mais si l’on examine les démocraties modernes, le choix des dates est tout aussi postérieur à l’événement lui-même, donc nécessairement sélectif. Ainsi, en France, ce n’est que tardivement que le 14 juillet est devenu la fête nationale, et ce non sans hésitations et débats, comme le prouvèrent les débats dans les débuts de la IIIe République. Après tout, la mémoire n’est pas l’histoire. D’autres exemples pourraient être invoqués à l’appui de ce constat empirique.
De même, on pourrait ironiser sur le fait que le Songun soit rattaché à Kim Il-Sung au point de le faire apparaître au cours des années 1930, mais, si l’on examine les discours officiels, on comprend que c’est clairement à l’action de Kim Jong-Il que ce concept est redevable. Certes, on parle bien d’« œuvre révolutionnaire Songun inaugurée par Kim Il-Sung sur la base des idées du Juche », mais l’expression « inaugurée » est en soi assez large[9]. Ainsi, le 6 avril 2012, Kim Jong-Un déclare que Kim Jong-Il « a développé en profondeur l’idée du Président Kim Il-Sung de privilégier les armes pour en tirer les idées révolutionnaires du Songun, la théorie de la politique de Songun… »[10]. Très clairement, l’apport de Kim Jong-Il est souligné, et l’on ne tombe pas non dans la fiction d’un Songun existant originellement. La doctrine est bien rattachée à Kim Jong-Il, à son mode de gouvernement. Parler de poursuite ou d’approfondissement signifie clairement que l’on se rattache précisément à l’un des leaders de la RPDC. Certes, dans le domaine des idées politiques, il n’y a pas de création. En soi, rien ne crée, rien ne se perd.
Enfin, les autres principes et objectifs ne sont pas évacués. Le Songun est clairement une doctrine « insérée », au service d’autres objectifs. Ainsi, l’Armée populaire a vocation « à défendre efficacement par la force des armes la cause du Parti en troupe d’éclaireurs »[11] (p. 9). Non seulement, ce n’est pas un objectif exclusif, mais ce n’est pas une militarisation à proprement parler du régime : l’armée, la force militaire reste un moyen au service d’une fin. Le Parti du travail de Corée n’a pas été oublié, ni délaissé : l’armée lui reste soumis. Dans ce même discours, on remarque également clairement que le Juche s’applique aussi à l’armée : « l’Armée populaire doit appliquer strictement les idées et la ligne militaire Juche de notre Parti dans ses affaires militaires et politiques »[12]. Le Songun n’est donc pas une doctrine ayant un monopole exclusif d’inspiration dans les affaires militaires.