Le lundi 13 septembre 2010, Peter Burchett, philosophe, vidéaste, est intervenu à la Maison des associations du 16ème arrondissement de Paris, à l'invitation du comité régional Ile-de-France de l'AAFC. Devant un public attentif qui souhaitait mieux connaître le conflit oublié qu'a été la guerre de Corée, il a montré comment la présentation par le président Truman de la guerre de Corée comme une opération de police s'inscrit dans une filiation de la diplomatie américaine progressivement établie depuis l'élaboration de la doctrine Monroe.
1823, 1904, 1950 : trois dates, trois discours de présidents américains qui ont jeté les bases d'un nouveau concept ayant conduit les Etats-Unis à ne plus considérer qu'ils sont en guerre contre un pays ennemi, mais qu'ils conduisent des opérations de police contre des "voyous". Finalisé lors de la guerre de Corée (1950-1953) par le président Truman, le concept d'opération de police s'est avéré fécond, ayant été repris dans les conflits où ont été engagées des troupes américaines depuis la deuxième moitié du vingtième siècle.
En 1823, la doctrine Monroe a érigé les Etats-Unis en gardiens de la paix sur le continent américain, devant être exempt de toute présence coloniale européenne. En contrepartie, les Etats-Unis s'abstiennent d'intervenir sur le continent européen. Monroe établit pour la première fois une démarcation géopolitique entre "l'hémisphère occidental" - l'Amérique républicaine - et "l'hémisphère oriental" - Europe et l'Asie - aire de régimes despotiques. Cette frontière évoluera au cours de l'histoire pour discriminer à partir de l'après-guerre les "démocraties" des "totalitarismes".
1904 : Theodore Roosevelt énonce la politique du "gros bâton" ("big stick"), corollaire à la doctrine Monroe, précisant les conditions où l'intervention d'une force de police devient nécessaire. Les Etats-Unis sont responsables du maintien de la paix et de l'ordre, "en parlant doucement et en maniant un gros bâton", lorsque "des transgressions répétées du droit ou une impuissance flagrante résultant d'une dissolution des institutions propres à une nation civilisée" rendent nécessaires l'intervention d'une force de police internationale" (an international police power) - fonction qu'ils sont les seuls à pouvoir remplir.
Corée, 1950 : le président Truman déclare : "nous ne sommes pas en guerre". Il s'agit d'intervenir, sous l'égide des Nations Unies en l'absence du représentant soviétique au Conseil de sécurité, pour soutenir la République de Corée "attaquée illégitimement par une bande de bandits qui sont voisins de la Corée du Nord" - formule ambiguë qui peut viser la République populaire de Chine, proclamée moins d'un an plus tôt. Le concept d'opération de police était finalisé, le président Truman ayant justifié l'intervention américaine sur la base du chapitre 7 de la Charte des Nations Unies qui précise notamment les conditions dans lesquelles doivent s'exercer les missions de maintien de la paix, en cas de mise en cause de la paix internationale. Là encore, le texte de la Charte des Nations Unies ne parle pas de guerre.
Peter Burchett a ensuite rappelé le contexte international ayant conduit à la division de la Corée, puis à la guerre ayant entériné la partition. La Corée avait été négligée lors des conférences entre alliés : la conférence du Caire, où n'avait pas participé de représentant soviétique, évoquait seulement la possibilité que la Corée accède à l'indépendance "en temps utile", après la défaite du Japon, pour la plus grande déception des résistants coréens. Le 38ème parallèle n'était à l'origine qu'une ligne de démarcation entre les zones d'occupation américaine et soviétique pour la reddition des troupes japonaises. Elle fut décidée arbitrairement par deux jeunes officiers américains, totalement ignorants des réalités coréennes, l'état major américain leur avait donné une demi-heure pour trouver une solution.* Cette délimitation présentait l'avantage de dessiner deux zones de superficies à peu près identiques et de laisser la capitale, Séoul, dans la zone américaine. Après l'élimination, au Sud, des comités populaires constitués par les résistants dans l'ensemble de la péninsule dès la Libération, le premier président sud-coréen Syngman Rhee avait été choisi à l'issue d'élections présentant de nombreux manquements. Enfin, les multiples incidents frontaliers le long du 38ème parallèle ont dégénéré en conflit ouvert qui ne serait resté qu'une guerre civile sans la décision américaine d'intervenir et de lui donner une dimension internationale.
La notion d'opération de police a des implications militaires, mais également économiques : intégrée dans le corpus de la politique étrangère américaine, elle justifiera, le moment venu, des interventions tant militaires qu'économiques qui ne nécessiteront plus l'aval du Conseil de sécurité des Nations Unies, ou de l'Assemblée générale des Nations Unies, où les pays issus de la décolonisation sont devenus majoritaires. A la Libération, l'opération de police en Corée trouve son pendant sur le continent européen avec la constitution de l'OTAN et de l'OCDE.
L'exposé de Peter Burchett a été suivi par une large discussion avec le public, déplorant la présentation unilatérale de la guerre qui avait été faite en Occident, dès le déclenchement du conflit, en en imputant la seule responsabilité à la Corée du Nord, ainsi que le rôle joué par le général MacArthur, qui avait pavé le chemin pour une provocation du Nord avant de réclamer l'emploi de l'arme nucléaire en Corée. La perception par la diplomatie américaine de la Corée du Nord, à la fois partenaire dans des négociations internationales (comme dans les pourparlers à six) et "Etat voyou", trouve ses racines dans les origines mêmes de la guerre de Corée.
* L'un d'entre-eux, Dean Rusk, sera l'un des principaux artisans de la guerre du Vietnam. Il servit, entre 1961 et 1969, comme secrétaire d'État sous la présidence de John F. Kennedy puis celle de Lyndon B. Johnson.
Photos Alain Noguès