Depuis plusieurs semaines, le Parti progressiste unifié (gauche), qui a obtenu plus de 10 % des suffrages exprimés et 13 sièges aux dernières élections législatives en Corée du Sud, est en crise, des représentants de la majorité étant accusés d'avoir truqué les votes internes. De tels faits, s'ils se confirment, sont évidemment inacceptables, alors que la gauche a été historiquement à la pointe du combat pour la démocratie et contre la corruption. Cependant, la droite au pouvoir du parti Saenuri (Nouvelle Frontière), avec l'appui des médias qui lui sont proches, a profité de cette situation pour appeler à la destitution de deux députés mis en cause, en raison de leurs opinions supposées pro-Corée du Nord - alors même que la dirigeante du parti Saenuri, Park Geun-hye, est la fille de l'ancien général Park Chung-hee qui a gouverné la Corée du Sud d'une poigne de fer jusqu'à son assassinat en 1979. Un tel paradoxe - comment un parti héritier du régime des généraux peut-il donner des leçons de démocratie sans soulever un tollé dans l'opinion ? - serait inimaginable dans les démocraties occidentales, qui assument parfaitement le caractère autoritaire des régimes des colonels grecs, de Franco ou de Salazar, dont on n'imagine pas les enfants en passe d'arriver au pouvoir en Espagne ou au Portugal, comme c'est au contraire le cas pour Park Geun-gye en Corée du Sud. Mais cette situation n'est pas le fruit du hasard : en bridant la liberté de recherche historique, en maintenant en application la loi de sécurité nationale établie par les régimes autoritaires, la Corée du Sud ne permet toujours pas à ses citoyens de se forger leur propre opinion politique en toute indépendance.
Comme le précise le site de l'Assemblée nationale française, les députés bénéficient d'une immunité définie en ces termes : "l’irresponsabilité protège [...] les parlementaires contre toute action judiciaire, pénale ou civile, motivée par des actes qui, accomplis hors du cadre d’un mandat parlementaire, seraient pénalement sanctionables ou susceptibles d’engager la responsabilité civile de leur auteur". Ce principe de base, commun à l'ensemble des démocraties parlementaires, découle du principe de séparation des pouvoirs et assure la protection des parlementaires contre les atteintes aux libertés qui pourraient être commises par le pouvoir exécutif et les juges.
Ces principes démocratiques sont ignorés par le président sud-coréen Lee Myung-bak (photo à droite, source Yonhap) et les conservateurs au pouvoir à Séoul, lorsqu'ils plaident pour expulser du Parlement des députés de gauche qui auraient été, par le passé, favorables à la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord). Pour établir une comparaison, c'est comme si en France Patrick Devedjian et Alain Madelin étaient destitués de leur mandat parlementaire pour avoir milité pendant leur jeunesse dans des organisations d'extrême-droite qui ont été interdites... Mais il est vrai que la Corée du Sud a une conception très particulière de l'histoire, les symboles nazis étant volontiers considérés comme chics et portés avec ostentation.
Le Comité pacifique pour la réunification de la Corée, à Pyongyang, a vivement dénoncé la répression contre les deux députés accusés d'opinions favorables au Nord, comme le signe d'une politique fasciste.
Accueillant dans ses rangs les héritiers du régime des généraux, le gouvernement conservateur avait rendu l'enseignement de l'histoire facultatif au lycée, avant de revenir sur cette décision. Et quand l'histoire de la Corée est présentée, c'est de manière biaisée : un chercheur américain indépendant, comme Bruce Cumings, est par exemple systématiquement écarté des travaux sur la guerre de Corée, car il a montré - sur la base d'un travail d'historien objectif, fondé sur l'analyse des archives - que les responsabilités de l'administration Syngman Rhee ne pouvaient pas être ignorées dans le déclenchement du conflit, point d'aboutissement de tensions croissantes entre les deux Etats coréens - alors que la doxa sud-coréenne est d'imputer l'entière responsabilité du conflit à la Corée du Nord. Cette vision unilatérale de l'histoire, destinée à légitimer un régime politique (en l'occurrence, celui de la Corée du Sud, nullement démocratique, de Syngman Rhee), a au contraire disparu depuis des décennies en Europe occidentale. Par exemple, en Europe, tous les élèves apprennent que la première Guerre mondiale n'est pas le fruit d'une attaque allemande, mais d'abord la conséquence d'un jeu d'alliances militaires et d'un climat de tensions.
Or la Corée du Sud a connu pendant des décennies des régimes ultra-autoritaires, dont des dirigeants admiraient sans embages le militarisme japonais. Après la démocratisation de la Corée du Sud, le parti Saenuri aujourd'hui au pouvoir reste dirigé par la fille du général Park Chung-hee, et la présidence de l'Assemblée nationale vient d'échoir à un député élu pour la première fois en 1980, Kang Chang-hee - entré au Parlement après avoir pris sa retraite de l'armée, dans la foulée du coup d'Etat de 1979 et de la sanglante répression de Kwangju en 1980.
L'ignorance des Sud-Coréens de ce qu'était le régime allemand nazi, comme l'acceptation par nombre d'entre eux de confier leur destin à des héritiers directs du régime des généraux, est la conséquence de choix délibérés en matière d'éducation et de recherche historique.
A l'instar de centaines d'historiens coréens et étrangers, Bruce Cumings n'avait ainsi pu que constater, dès l'arrivée au pouvoir du Président Lee Myung-bak en 2008, les reculs dans l'enseignement de l'histoire et la liberté de recherche historique en Corée du Sud : "après dix années vraiment nouvelles et différentes dans l'histoire de la Corée d'après-guerre, l'administration Lee essaie de revenir en arrière, et de s'opposer aux progrès énormes accomplis depuis 1997 sous Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun". Or, comme l'observait encore Bruce Cumings, "la légitimité n'est pas une chose conférée par les manuels dominants ou par la fabrication une ligne historique", en soulignant l'inefficacité de cette démarche : "les étudiants recherchent la vérité et, bien qu'ils souhaitent également être fiers de leur pays, ils méprisent profondément les autorités qui leur interdiraient d'accéder à la meilleure information et connaissance historique. Que quelqu'un tente de le faire, comme en République de Corée pendant des décennies, et les jeunes pensent que tout ce qu'ils entendent de la part des autorités est un paquet de mensonges - et là ils ne sont plus fiers de leurs dirigeants et de leur pays".
L'enjeu de l'élection présidentielle du 19 décembre 2012 en Corée du Sud dépasse la seule question de l'alternance politique, en posant la question des libertés d'opinion et d'expression.
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