Ayant travaillé sur des sources tant américaines que nord-coréennes, l'historien Bruce Cumings a proposé une lecture nouvelle de la guerre de Corée qui fait référence dans les milieux universitaires. Dans un de ses ouvrages les plus récents, The Korean War. A History, publié en 2010 par la maison d'édition américaine Modern Library, Bruce Cuming revient notamment sur la couverture de la guerre par les journalistes occidentaux. Nous publions ci-après une traduction des premières pages de son chapitre "Culture of repression" ("Une culture de la repression") qui souligne l'ignorance, mais aussi le racisme, qui ont entouré et continuent de marquer le souvenir de la guerre de Corée en Occident. Des témoignages nous ont été rapportés d'anciens combattants français qui, surtout en groupe, continuent d'utiliser les mêmes expressions négatives pour désigner les Coréens, soixante ans plus tard, signe que les clichés et l'inculture ont la vie dure et jouent un rôle important dans l'incompréhension actuelle de la question coréenne en Occident.
"La guerre de Corée est une guerre oubliée car elle a eu lieu au plus fort de l'ère McCarthy (Julius et Ethel Rosenberg ont été mis en accusation quand la guerre a commencé et exécutés juste avant qu'elle ne prenne fin), rendant improbable la conduite d'une enquête ouverte ou l'expression d'une opinion dissidente. Le front intérieur était un endroit non seulement marqué par la répression mais également fascinant, avec les films d'Hollywood qui replaçaient en Corée le scénario de la Seconde guerre mondiale, des hebdomadaires comportant des articles et des photos qui rendaient compte d'un type de guerre nouveau et différent (anticipant le Vietnam) et des histoires atroces qui effrayaient et inquiétaient tous les Américains (comme après le 11 septembre) : la menace d'un bloc communiste unifié, de Berlin à Canton, des défaites écrasantes et incompréhensibles sur les champs de bataille, le "lavage de cerveau" diabolique et la stupéfiante défection dans le monde communiste de vingt-et-un Américains à la fin de la guerre (tous finirent en Chine, et presque tous retournèrent finalement aux Etats-Unis).
La guerre de Corée telle qu'elle a été connue et observée correspond aux six premiers mois du conflit, lorsque quelque 270 journalistes de dix-neuf pays suivirent les troupes au fur et à mesure de l'évolution des lignes de front, et envoyèrent à leurs éditeurs des comptes rendus pour l'essentiel non censurés [1]. Ils comprirent immédiatement qu'il s'agissait d'une guerre très différente de la conflagration mondiale qui avait pris fin cinq ans plus tôt - et que la plupart d'entre eux avaient déjà couverte. C'était manifestement une guerre plus réduite et plus restreinte (on l'appelait "la guerre limitée" avant que n'advienne la guerre du Vietnam), mais c'était aussi quelque chose de nouveau : une guerre civile, une guerre populaire. Le meilleur reporter était Reginald Thompson, un journaliste britannique aguerri qui avait jusqu'alors rendu compte de tous les conflits majeurs du vingtième siècle et qui a couvert la Corée avant que ne commence la censure. Honnête, curieux, faisant un travail d'investigation, croyant à la vérité vue de ses yeux vues, disant ce qu'il pensait, il était ce qu'on attendait d'un correspondant de guerre. Cry Korea (Pleurer la Corée) de Thompson est le seul ouvrage occidental de la guerre de Corée que l'on puisse comparer aux classiques de la guerre civile chinoise comme Two kinds of time de Graham Peck ou China shakes the world de Jack Belden. Mais un autre témoignage est presque aussi intéressant : le général William F. Dean a erré dans les collines près de Taejon pendant plus d'un mois après sa défaite au champ de bataille, et a ensuite passé trois ans dans un camp de prisonniers nord-coréen. Ses observations sincères et profondes apportent peu d'eau au moulin de la Guerre froide opposant l'enfer communiste et les libertés du monde libre. L'un et l'autre ouvrent une fenêtre sur des témoignages sincères.
La couverture du début de la guerre est fascinante et riche d'enseignements, révélant sa nature fondamentale de guerre civile ; la guerre a ravagé toute la péninsule pendant six mois, permettant de tout voir. Puis, pendant deux ans, elle a été une guerre de position le long de la DMZ, et les Occidentaux n'eurent que peu de contacts avec les Coréens, sinon, comme ennemis, soldats, domestiques ou prostituées. Thompson a été consterné par le racisme ordinaire omniprésent des Américains, du soldat au général, et leur époustouflante ignorance de la Corée. Les Américains utilisaient le mot "Guk" pour désigner tous les Coréens, du Nord comme du Sud, mais plus particulièrement les Nord-Coréens, le mot "chink" étant réservé aux Chinois. Des décennies plus tard, beaucoup continuent d'utiliser ce terme dans leurs récits oraux [2]. Cette insinuation raciste est apparue d'abord aux Philippines, a ensuite traversé les rives du Pacifique pendant la guerre, puis gagné la Corée et le Vietnam. Ben Anderson y voit une expression de la "boue sans nom" que représente l'ennemi, et pourrait traduire l'anonymat des Coréens, aux yeux des Américains, qui étaient en face d'eux et tels qu'ils les voient encore aujourd'hui. Les volumineuses histoires orales de Donald Knox, par exemple, désignent rarement, sinon jamais, les Coréens. Mais les soldats américains commentent ce paradoxe que "leurs guk" combattent comme des diables alors que "nos guks" sont peureux, se cachent et ne sont pas fiables. (Le général Dean relèvent le fort ressentiment dont sont animés tous les Coréens, Nord comme Sud, lorsqu'ils sont appelés "guk") [3]. Il ne venait pas à l'idée de la plupart des Américains que des combattants anticoloniaux pouvaient combattre pour quelque chose."
Notes de l'auteur
[1] Knightly, Phillip (1975). The First Casualty : From the Crimea to Vietnam - The War Correspondent as Hero, Propagandist and Myth Maker. New York : Harcourt Brace Jovanovich. Citation p 338. Il s'agit d'un remarquable reportage rendant compte de la guerre de Corée.
[2] Knox, Donald (1985), The Korean War : Pusan to Chosin - An Oral History. New York : Harcourt Brace Jovanovich. Citations p. 6, 67, 116 sq.
[3] Dean, William F. (1954), General Dean's Story, tel que raconté à William L. Worden. New York : The Viking Press. Citation p. 163.