Les tensions ont continué de croître en Corée dans la crise ouverte par les mesures de rétorsion décidées par la Corée du Sud, avec le soutien des Etats-Unis, à l'encontre de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) accusée d'avoir torpillé la corvette Cheonan le 26 mars dernier en mer de l'Ouest. En réponse aux sanctions annoncées par Séoul, la RPDC - qui nie toute implication dans le naufrage - a mis fin le 27 mai 2010 à un accord militaire avec la Corée du Sud sur la prévention des conflits maritimes, après avoir annoncé la rupture des relations intercoréennes deux jours plus tôt. Au cours du « dialogue stratégique et économique » sino-américain qui a eu lieu les 24 et 25 mai à Pékin, la secrétaire d'Etat américaine Hillary Clinton n'a pas réussi à obtenir de la Chine qu'elle condamne la RPDC. En effet, la Chine entend faire sa propre évaluation de la situation. Les deux parties se sont donc seulement déclarées préoccupées de l'évolution de la situation dans la péninsule et ont estimé qu'il fallait tout faire pour assurer la stabilité dans cette région. Le plus petit dénominateur commun. Parce qu'elle est la principale alliée de la RPDC, la prudence de la Chine dans l'affaire du Cheonan a eu tendance à occulter la réaction d'un autre acteur important en Asie du Nord-Est : la Russie.
La Fédération de Russie est un acteur incontournable sur la scène mondiale et, a fortiori, en Asie du Nord-Est. La Russie est un des partenaires des pourparlers à six pays sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne et est membre permanent du Conseil de sécurité des Nations Unies. Précisément, suite aux conclusions rendues le 20 mai par une commission d'enquête internationale composée d'experts sud-coréens, américains, britanniques, canadiens, australiens et suédois, le gouvernement de Séoul a annoncé son intention de saisir le Conseil de sécurité pour qu'il durcisse les sanctions à l'encontre de la RPD de Corée accusée d'avoir torpillé la corvette Cheonan. Ce que nie la RPDC.
La Russie a exprimé ses condoléances aux familles des 46 marins qui ont péri dans le naufrage du Cheonan, mais elle se méfie suffisamment des preuves avancées contre la Corée du Nord pour vouloir envoyer ses propres experts en Corée du Sud afin examiner directement les éléments de l'enquête sur le naufrage, une faveur que les autorités de Séoul ont jusqu'ici refusée à la RPDC.
L'envoi de ces experts a été décidé le 26 mai par le président russe Dmitri Medvedev. Un porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères avait auparavant confirmé que la Russie ne souhaitait pas discuter de l'affaire devant le Conseil de sécurité des Nations Unies avant de posséder « des preuves garanties à 100 % que la République populaire démocratique de Corée est impliquée de quelque manière que ce soit dans le naufrage de ce navire. »
Quand un diplomate russe déclare « nous devons établir nos conclusions par nous-mêmes, alors tout dépendra de ces preuves », les preuves avancées par la commission internationale d'enquête sur le naufrage du Cheonan sont-elles aussi « irréfutables » que l'affirmait le président sud-coréen Lee Myung-bak dans son discours du 24 mai ?
La Fédération de Russie partage seulement 19 kilomètres de frontière avec la République populaire démocratique de Corée mais ces deux pays ont d'importants projets en commun dans les domaines des transports et de l'énergie. La crise ouverte par les mesures de rétorsion sud-coréennes à l'encontre de la RPDC pourrait porter un coup fatal à ces projets.
Mais, outre des considérations économiques, les autorités russes ont semblé aussi soucieuses d'éviter une mauvaise application du droit international qui provoquerait une escalade des tensions. Déjà, en mars 2009, alors que le Japon menaçait d'abattre la fusée spatiale Unha-2 que les Nord-Coréens s'apprêtaient à lancer, Anatoli Nogovitsyne, chef adjoint de l'état-major général des forces armées russes, mettait en garde contre le « deux poids et deux mesures ». « Quand il est dit que le lancement d'une fusée nord-coréenne représente une menace pour la sécurité d'un pays en particulier, cela ressemble beaucoup à des doubles standards », avertissait en 2009 le général Nogovitsyne.
Quant à l'envoyé spécial du ministère russe des Affaires étrangères pour les problème relatifs à la péninsule coréenne, Grigori Logvinov, il demandait de « soigneusement peser toutes les circonstances du lancement [...] et de s'abstenir d'attiser la panique, d'autant que la résolution 1718 du Conseil sécurité des Nations Unies à laquelle la presse fait souvent référence ne manque pas d'ambiguïté. »
Un an plus tard, l'implication de la Corée du Nord dans la destruction du Cheonan suscite des doutes parmi les responsables russes. Ainsi, Konstantin Poulikovski, conseiller du président du Conseil de la Fédération (sénat russe) ne croit pas que la Corée du Nord a torpillé le Cheonan. « Pourquoi l'aurait-elle fait? A quelle fin? Cette démarche manque totalement de logique », a-t-il déclaré à l'agence de presse RIA Novosti.
Ancien représentant plénipotentiaire du président russe dans la Région fédérale d'Extrême-Orient, Konstantin Poulikovski est un des meilleurs experts de la Corée du Nord en Russie. Il considère que le conflit - actuellement latent - risque de dégénérer en affrontement armé. « Cette possibilité n'est pas à exclure. Inutile de dire qu'une telle tournure des événements serait indésirable », a affirmé Poulikovski. Et d'ajouter: « Les parties les plus fortes du conflit ne cachent pas leur désir de contraindre 'la partie la plus faible' à se plier à leur volonté. Or, la mission du plus fort consiste à aider le plus faible et non pas à l'anéantir. »
D'après Poulikovski, la RPDC veut faire comprendre au monde entier qu'il sera difficile de lui infliger une défaite militaire. « Connaissant bien les dirigeants, le peuple et les forces armées de ce pays, je peux dire que toute tentative de les défaire par les armes conventionnelles serait vouée à l'échec », a-t-il dit.
En conclusion, Konstantin Poulikovski est persuadé que la Russie doit intensifier ses efforts parmi les six pays négociateurs sur la dénucléarisation de la péninsule coréenne (Corée du Nord, Corée du Sud, Etats-Unis, Chine, Russie et Japon).
Après la prudence affichée par la Chine, les doutes émis par les responsables russes quant à la version officielle sur le naufrage du Cheonan ont mis un peu plus Séoul – et Washington – dans l'embarras.
C'est alors que la presse sud-coréenne a relevé des différences significatives dans les comptes rendus publiés à Séoul et Moscou de l'entretien téléphonique du 25 mai entre le président sud-coréen Lee Myung-bak et son homologue russe Dmitri Medvedev au sujet du naufrage du Cheonan. Ces considérations seraient plutôt anecdotiques si les autorités sud-coréennes n'avaient pas été soupçonnées de dissimuler et manipuler des éléments de l'enquête après l'incident du 26 mars.
Ainsi, le communiqué de la présidence de Corée du Sud évoque une promesse de Dmitri Medvedev d'oeuvrer afin d'envoyer le signal approprié à Pyongyang, la partie sud-coréenne affirmant que le président Medvedev a bien compris les mesures envisagées par Séoul à l'encontre de la Corée du Nord, telles qu'exposées par Lee Myung-bak pendant la conversation, y compris le projet de saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Cependant, rien de tout ça ne figure dans le communiqué de la présidence de la Fédération de Russie, qui fait plutôt état de l'espoir exprimé par Dmitri Medvedev que, en faisant preuve de retenue, il n'y aurait pas d'escalade des tensions dans la péninsule coréenne. Le communiqué russe affirme aussi que les deux présidents ont exprimé leurs regrets que d'importants projets économiques et commerciaux inter-coréens, décidés il y a plusieurs années avec la participation de la Russie, n'aient pas été mis en pratique, alors que la situation de la région a dégénéré en confrontation.
Les deux comptes rendus ont donc des tons significativement différents. Le gouvernement sud-coréen laisse entendre que la Russie acceptera de coopérer à des mesures contre la Corée du Nord, alors que la Russie insiste pour que les tensions n'augmentent pas dans la péninsule coréenne et pour que les deux Corée fassent preuve de retenue.
Mise dans une situation embarrassante, la présidence de Corée du Sud a répondu qu'elle ne rendrait pas public le contenu intégral de l'entretien des deux dirigeants, et elle a expliqué avoir rendu compte de l'entretien en tant que partie dans le naufrage du Cheonan, alors que la Russie l'a fait en considérant son rôle sur la scène internationale... La présidence de Corée du Sud a également expliqué qu'il n'y avait pas de contradiction entre le communiqué russe s'opposant à une escalade des tensions dans la péninsule coréenne, et le communiqué sud-coréen parlant de garantir la paix et la sécurité dans la péninsule.
Les deux pays ont aussi donné des versions différentes de l'initiative de cette conversation téléphonique entre les présidents Lee et Medvedev. Séoul a affirmé que c'est la Russie qui a appelé la première, alors que Moscou a dit que l'appel a eu lieu sur proposition de la Corée du Sud. L'administration sud-coréenne a fini par admettre que l'appel avait bien eu lieu à son initiative.
« Même s'il est d'usage pour chaque pays de livrer son propre compte rendu, il est très problématique que les comptes rendus s'opposent sur des faits élémentaires, en ne mentionnant pas des déclarations que l'autre pays juge importantes, et en n'étant pas d'accord sur les conditions dans lesquelles l'appel téléphonique a eu lieu », a déclaré un spécialiste de politique étrangère interrogé par le quotidien sud-coréen Hankyoreh au sujet de ces divergences entre Moscou et Séoul.
En affirmant sa volonté de faire toute la lumière sur le naufrage du Cheonan, en appelant à la retenue toutes les parties, la Fédération de Russie se montre digne de son statut de grande puissance à la fois européenne et asiatique. On ne peut que regretter qu'un pays comme la France ne suive pas cet exemple et, se rangeant derrière les conclusions de l'enquête - notoirement insuffisante - menée par une commission d'experts venus de pays alliés des Etats-Unis, appelle, sans autre forme de procès, à sanctionner la RPDC au Conseil de sécurité des Nations Unies. Ce faisant, notre pays renie son attitude de février 2003 quand, devant ce même Conseil de sécurité, le ministre français des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, avait tenu tête au secrétaire d'Etat américain Colin Powell exhibant de fausses preuves de la présence d'armes de destruction massive en Irak. En 2003, tels les cobayes de l'expérience de Milgram, les pays qui ont cru à la démonstration de Colin Powell se sont soumis à l'autorité de la superpuissance américaine pour infliger à l'Irak le sort que l'on sait. Pourquoi était-il plus juste d'oser s'affranchir de la fameuse « communauté internationale » en 2003 qu'aujourd'hui? Parce que l'occupant de la Maison Blanche s'appelait George W. Bush et pas Barack Obama? La France, forte d'une tradition d'indépendance et de ses territoires d'outre-mer qui lui confèrent un statut de puissance dans la zone Asie-Pacifique, pourrait et devrait jouer un rôle positif en Corée au lieu d'adopter une désolante attitude suiviste dans la crise du Cheonan. A l'heure où de nombreux pays craignent de ne pas avoir les moyens de leur politique, le drame de la France serait plutôt de ne plus avoir la volonté de suivre la politique que lui permettent - encore - ses moyens.
Principales sources :
Radio Chine Internationale, « La Chine et les Etats-Unis font connaître au reste du monde leur détermination à promouvoir la construction des relations globales de coopération positive pendant le 21ème siècle », 26 mai 2010
Radio Chine Internationale, « Pyongyang va mettre fin à un accord militaire avec Séoul (KCNA) », 27 mai 2010
Xinhua, « La Russie enverra une équipe d'experts pour enquêter sur l' accident d'un navire de guerre sud-coréen », 27 mai 2010
RIA-Novosti, « Naufrage du Cheonan: la responsabilité de Pyongyang mise en doute (expert) », 27 mai 2010
Présidence de la Fédération de Russie, "Dmitry Medvedev had a telephone conversation with President of South Korea Lee Myung-bak", communiqué, 25 mai 2010
Présidence de la Fédération de Russie, "Statement on Korea Peninsula situation", communiqué, 26 mai 2010
Hankyoreh, "Divergent briefings raise questions about Lee-Medvedev telephone conversation", 27 mai 2010
Yonhap, « La France réaffirme sa volonté de punir la Corée du Nord avec la communauté internationale », 27 mai 2010
Autres articles de l'AAFC sur le naufrage du Cheonan :
« Le naufrage du Cheonan et le "vent du Nord », 27 mai 2010
« Enquête sur le Cheonan : des interrogations sans réponse », 22 mai 2010
« Naufrage du Cheonan : Séoul accuse Pyongyang, qui dénonce un résultat d'enquête 'falsifié' », 21 mai 2010
« Le gouvernement sud-coréen veut-il couler la vérité sur le naufrage du Cheonan? », 26 avril 2010
« Naufrage du Cheonan : la Corée du Nord, bouc émissaire idéal pour les conservateurs sud-coréens », 2 avril 2010
« Naufrage d'un patrouilleur sud-coréen : un drame sur fond de désinformation », 28 mars 2010
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