"Docteur en études nord-coréennes" de l'Université allemande de Tubingen, l'Américain Brian Reynolds Myers dirige le département d'études internationales de l'Université Dongseo, en Corée du Sud. En 2010, il a été l'auteur d'un ouvrage, traduit en français et publié par les éditions Saint-Simon sous le titre La race des purs. Comment les Nord-Coréens se voient, qui cherche à s'imposer comme une lecture raciste ou racialiste de l'idéologie nord-coréenne. Si l'hypothèse est moins audacieuse qu'elle n'y paraît à première vue (B.R. Myers ne réinvente-t-il pas la vieille lune de l'amalgame communisme-nazisme, théorisé sous le vocable de totalitarisme ?), elle apparaît surtout très mal étayée, faute d'une étude approfondie des textes fondamentaux nord-coréens et, plus encore, elle se fonde entièrement sur un parti pris que l'auteur a cherché à étayer coûte que coûte, plutôt que d'étudier différentes hypothèses qui auraient pris en compte les spécificités historiques et culturelles de la Corée, nation qui n'est pas née avec l'avènement de la République populaire démocratique de Corée en 1948. Au final, la démarche de B.R. Myers relève plus de la propagande que de l'analyse sérieuse du chercheur, et elle souffre durement de la comparaison avec les travaux de recherche d'auteurs américains comme Bruce Cumings et Charles K. Armstrong. qui, eux, ont étudié des masses considérables de documents nord-coréens suivant une méthode universitaire.
En englobant l'ensemble des sources nord-coréennes auxquelles il a eu accès sous le vocable du "Texte", comme s'il existait une bible de l'idéologie de la RPD de Corée (cf. préface p. 17), B.R. Myers avoue d'emblée qu'il n'a pas conduit un travail de chercheur qui s'efforcerait de mener une analyse critique des nombreux documents qu'il dit avoir compulsés, mais qu'il ne cite que de manière très lacunaire. S'érigeant en exégète des écrits théoriques de la RPD de Corée (avec cette question à laquelle il évite de répondre : à quel titre ?), docteur d'une université peu connue internationalement pour ses études nord-coréennes, B.R. Myers a écrit un court ouvrage en petit format de 184 pages, dépouvu de toute bibliographie ou d'analyse des sources, qui quitte le champ strict des recherches universitaires pour entrer dans celui du pamphlet, lequel constitue un genre littéraire en soi qui mérite de retenir notre attention.
La race des purs développe une seule et unique idée, obsessionnelle dans la démarche de B.R. Myers, qui croit avoir reçu la révélation ayant échappé avant lui à tous les chercheurs sur la Corée du Nord : "Ce livre entend expliquer l'idéologie dominante de la Corée du Nord ou sa conception du monde - j'utilise indifféremment l'une ou l'autre expression - et de démontrer à quel point elle est étrangère au communisme, au confucianisme, et à la doctrine-vitrine qu'est le juche. Bien plus complexe que tout ceci, on peut la résumer ainsi : de sang trop pur, le peuple coréen est par conséquent trop vertueux pour survivre dans un monde malfaisant sans un Grand Guide familial. S'il fallait situer cette conception raciale du monde sur une échelle gauche droite, elle trouverait plus logiquement sa place à l'extrême droite qu'à l''extrême gauche du spectre. La ressemblance avec le fascisme japonais est en effet frappante" (préface, p. 13).
D'emblée, de manière intellectuellement étroite, B.R. Myers exclut ainsi toute hypothèse selon laquelle les écrits théoriques de la Corée du Nord ne correspondraient pas nécessairement à la politique de la RPD de Corée, ou encore que les Nord-Coréens pourraient avoir une conception du monde qui ne recoupe pas point par point les textes officiels. Certes, contrairement à l'auteur de cet article, B.R. Myers n'a jamais fréquenté de près ou de loin d'autres Nord-Coréens que les transfuges passés au Sud, dont une partie sont devenus le fer de lance des mouvements anti-RPDC en Corée du Sud, étant instrumentalisés comme tels par l'extrême-droite sud-coréenne. Mais pourquoi avoir par principe ignoré un roman comme Des amis, où il n'aurait pas trouvé un seul exemple à l'appui de sa théorie racialiste de la Corée du Nord ? Un des vices fondamentaux du pamphlet de B.R. Myers est d'avoir ainsi sélectionné les sources en fonction de la conclusion qu'il a voulu démontrer : la filiation entre le Japon militariste et racialiste et la RPD de Corée depuis 1948 (figée d'ailleurs dans une époque indéterminée).
La sélection partisane des sources aurait pu être comblée par la confrontation de plusieurs hypothèses. Là encore, B.R. Myers se garde bien de toute démarche de recherche critique. Un des principes cardinaux du confucianisme n'est-il pas le respect de l'autorité - de l'Etat, des pères et des maris - qui prédisposerait en soi à un modèle social patriarcal, tel qu'il le dénonce comme apparenté au militarisme japonais ? Ces principes très ancrés dans la culture coréenne n'ont-ils pas conduit à une imitation, revendiquée cette fois, du Japon de l'entre-deux-guerres par certains éléments de la junte militaire qui a exercé le pouvoir à Séoul pendant un quart de siècle, mais en Corée du Sud cette fois ? De tout cela, B.R. Myers ne souffle mot ; il suffit que le lecteur, qui n'a souvent qu'une connaissance superficielle de la Corée du Nord, croie B.R. Myers quand il affirme, péremptoirement, que la Corée du Nord ne peut être comprise sous le double angle du confucianisme ou de la coréanité, en évacuant d'emblée toute histoire de la Corée avant l'occupation et la colonisation japonaise, dont on ne sait plus très bien quand elle commence (1905 ? 1910 ?) à lire les premières pages de l'ouvrage.
Et là commence une entreprise systématique de révisionnisme historique, au sens propre du terme : réviser l'histoire coréenne telle qu'elle est admise non seulement par les chercheurs nord-coréens, mais aussi par les universitaires sud-coréens et des auteurs précités comme Bruce Cumings que B.R. Myers accuse de collusion intellectuelle avec la gauche sud-coréenne, sans s'interroger lui-même sur ses troublantes convergences avec les militants anti-RPDC par ses références à des sources comme DailyNK, site riche en témoignages souvent spectaculaires, mais généralement invérifiables.
Tout d'abord, B.R. Myers dresse le portrait mythique d'une Corée qui aurait collaboré avec ardeur avec le Japon. Cette image d'Epinal n'est pas propre à la Corée : on la retrouve dans le portrait d'une certaine France sous Vichy, à en croire des historiens révisionnistes... Dans l'histoire coréenne ainsi revue par B.R. Myers, le lecteur ne sait donc pas que les bases révolutionnaires établies par les guérillas coréennes en Mandchourie préfiguraient la mise en oeuvre des réformes qualifiées de démocratiques, conduites en 1946 au Nord de la péninsule, ainsi que l'a démontré dans un travail exhaustif Charles K. Armstrong. Pour le besoin de sa thèse, B.R. Myers a en effet eu besoin de gommer la légitimité historique de la RPD de Corée fondée sur la résistance du Président Kim Il-sung à l'occupation japonaise. C'est pourtant l'acquis essentiel des travaux de Charles K. Armstrong : comme la Chine ou le Vietnam, la RPD de Corée est issue de la résistance à une occupation étrangère.
De manière plus pernicieuse, à défaut de remettre en cause le passé de résistant de Kim Il-sung (comme l'a fait, pendant des décennies, l'appareil de renseignement du régime militaire sud-coréen), B.R. Myers invente l'idée que les responsables de la culture et de la propagande en Corée du Nord auraient tous été d'anciens collaborateurs. Pourquoi cacher le rôle fondamental des écrivains et des cinéastes, authentiques résistants, notamment ceux de la Korea Artista Proleta Federacio (KAPF), dans la mise en place des nouvelles institutions culturelles de la RPD de Corée ? Il est vrai que le nom même de la KAPF est espérantiste, renvoyant à l'espérance d'un dépassement des égoïsmes nationaux, et qu'une telle référence ferait singulièrement tache dans l'assertion péremptoire de B.R. Myers que la Corée du Nord est un dérivé du militarisme fasciste japonais... Doit-on y voir une ignorance de B.R. Myers, ou une omission volontaire ?
Le tour de passe-passe suivant consiste à identifier un discours sur les vertus, qu'on retrouve dans tout système de valeurs (qu'il soit religieux ou confucéen), à des valeurs racistes. Mais pourquoi la Corée du Nord, comme du reste la Corée du Sud, ethniquement homogènes à la Libération en 1945, devraient-elles être nécessairement vues comme enclines à un racisme d'exclusion ? La RPD de Corée a au contraire été un des premiers Etats décolonisés à soutenir les mouvements de Libération du Tiers Monde, du FLN algérien aux combattants contre l'apartheid en Afrique du Sud, en Namibie et en Rhodésie, sans oublier la résistance palestinienne. Des étudiants africains ou nord-vietnamiens ont été accueillis très tôt dans les universités nord-coréennes dès la fin des années 1950. Pourtant, seuls des incidents racistes ont la primeure de notre auteur (p. 43). N'en déplaise à B.R. Myers, il y a un authentique internationalisme prolétarien dans la politique et la diplomatie de la RPD de Corée qui a condamné fermement les politiques basées sur la racisme, et la fierté des Coréens de leur culture nationale est celle qu'on retrouve parmi de nombreux peuples du Tiers Monde ayant accédé à l'indépendance, avec cette différence avec une partie des nouveaux Etats que l'Etat coréen a une existence historique avérée plurimillénaire.
Le "culte de la personnalité" est évidemment mobilisé pour les besoins de la thèse fasciste de B.R. Myers (p. 35 sq). Là encore, nouveau mensonge par ignorance ou omission : le culte des fondateurs (de l'Etat, de la famille ou des chaebols sud-coréens) renvoie à un trait asiatique étranger aux conceptions occidentales du pouvoir, mais profondément ancré dans une culture coréenne et confucianiste que B.R. Myers refuse d'envisager.
La révision de l'histoire continue avec la guerre de Corée (1950-1953, p. 40 sq). B.R. Myers croit déceler une profonde hostilité vis-à-vis des Chinois dès cette époque, que contredit pourtant le fait que les Chinois sont aujourd'hui les seuls étrangers à pouvoir entrer et sortir comme ils le veulent de Corée du Nord, en reconnaissance du rôle joué il y a 60 ans, ou encore la célébration à Pyongyang du rôle joué par les volontaires chinois lors du conflit. De même, la lourde insistance sur les atrocités xénophobes commises par les Nord-Coréens est la remise en cause, sommaire, avec quelques maigres références, d'un travail bien plus approfondi conduit par Bruce Cumings sur la guerre de Corée, à partir d'archives d'époque et non plus des sources de seconde main éparses utilisées par B.R. Myers. Bruce Cumings est catégorique : si des atrocités ont été commises dans les deux camps, les troupes onusiennes sous commandement américain ont un plus lourd passif... De même, B.R. Myers semble n'avoir jamais lu la propagande lourdement raciste anti-asiatique des Américains entre 1950 et 1953, ni même entendu les faits de guerre des soldats occidentaux qui ont participé à cette guerre. Les référence racistes, dans leur désignation même de tous les Coréens (y compris du Sud) sous le terme péjoratif de guk, sont pourtant légion. Qui étaient donc les racistes ?
L'histoire de la RPD de Corée que nous livre B.R. Myers sur plusieurs dizaines de pages est trop souvent un catalogue d'anecdotes tirées de divers services de renseignement ou d'auteurs anticommunistes. Pour fonder son analyse d'un Etat raciste, l'auteur a alors curieusement oublié le plus souvent les sources nord-coréennes qu'il prétend être sa base première. L'impression donnée est celle de la plaidoirie à charge d'un avocat, qui mêle faits avérés et récits invérifiables, dans une lecture revisitée de l'histoire nord-coréenne qui n'a pas d'équivalent à notre connaissance. Comme l'a résumé Dwight Gamer dans son commentaire de l'ouvrage pour The New York Times : "provocateur". A la manière d'un pamphlet, qui révèle clairement les positions néoconservatrices de son auteur lorsqu'il critique la politique du rayon de soleil des présidents démocrates Kim Dae-jung et Roh Moo-hyun comme un simple anti-américanisme (p. 63), et dont il ne cherche même pas à comprendre les causes ni le bien-fondé, ou lorsqu'il moque le sommet intercoréen de 2007 (p. 68) selon une lecture revisée de l'histoire qui n'a rien à envier à celle de l'extrême-droite sud-coréenne, mais dont on ne trouvera nulle trace dans les textes nord-coréens.
La deuxième partie du livre, qui se veut basée sur les textes nord-coréens, n'est ni plus objective, ni plus exacte. Dans un salimgondis de citations dûment choisies pour les besoins de sa démonstration, l'auteur continue de multiplier les idées reçues en exhibant des textes qui peuvent semblent d'autant plus pertinents à l'expert et au néophyte qu'il s'agit de références rarement utilisées sur la Corée du Nord. Ainsi, selon B.R. Myers, "la pensée du juche (...) a été d'abord conçue à l'intention d'un public étranger" (p. 94). Si tel était vraiment le cas, comment expliquer que les instituts et groupements d'idées du Juche n'aient pratiquement plus reçu d'aides financières pour leurs activités depuis la dure marche des années 1990 ? Au contraire, tout indique que la propagande nord-coréenne - pour reprendre le cadre d'analyse de B.R. Myers - poursuit d'abord des objectifs internes ; si les activités des groupements et idées du Juche sont souvent cités par les médias nord-coréens, c'est bien d'abord dans un objectif interne de communivation vis-à-vis des Nord-Coréens, plus que dans une volonté de diffusion internationale. Une affirmation aussi lourdement erronée de B.R. Myers témoigne d'une bien piètre connaissance de l'idéologie nord-coréenne dont il se veut pourtant l'exégète.
Autre contre-sens, dans le domaine culturel, "on voit très rarement les amants se toucher (...) Là ou le célibat du héros soviétique et chinois exalte sa totale maîtrise de lui-même, celui du héros nord-coréen exprime l'abstinence joyeuse de la race infantile" (p. 96). Un sociologue serait intéressé d'apprendre que l'état d'enfance a un caractère "racial". Les spécialistes de la littérature nord-coréenne seront eux, surpris, d'apprendre que les scènes explicites qu'ils ont lues dans les romans nord-coréens n'étaient qu'une illusion de leurs sens... Quant à Claude Lanzmann, qui a raconté des scènes peu chastes de son séjour en Corée du Nord dans Le lièvre de Patagonie, il a certainement visité un autre pays que celui décrit par B.R. Myers.
Autre affirmation péremptoire : "ces dernières années cependant, on a parfois montré des Japonaises aimables envers les Coréens ou admiratives du Cher Guide" (p. 138). Faux : dès les années 1950, la RPD de Corée a multiplié les témoignages d'étrangers, y compris japonais, favorables à la Corée du Nord. Et après 1959 le rapatriement de dizaines de milliers de Nord-Coréens du Japon s'est accompagné de la venue en RPD de Corée de milliers de leurs conjointes japonaises...
D'autres auteurs, comme l'universitaire Jean-Guillaume Lanuque, ont montré que la grille de lecture psychanalytique utilisée était forcée, indépendamment de l'exactitude ou non des faits à la base de la démonstration.
En conclusion, reconnaissons que B.R. Myers est un remarquable polémiste : en sélectionnant ses exemples, en jouant du bon usage de courtes citations sorties de leur contexte, il a réussi à créer une Corée du Nord imaginaire, à mille lieux d'un pays qu'il n'a jamais visité, et qu'il a façonnée à sa manière. Toute son habilité est d'avoir réussi à se hisser au rang de spécialiste auprès de médias plus crédules que soucieux d'un travail d'investigation qui reste à conduire, suivant l'objectivité scientifique des critères d'une recherche universitaire. Et plutôt que de sous-titrer son pamphlet "comment je vois les Nord-Coréens", il a imposé ce tour de force de faire croire qu'il avait montré "comment les Nord-Coréens se voient".