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10 mars 2010 3 10 /03 /mars /2010 23:30
Après la création de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) en Afrique du Sud, destinée à faire face à l’héritage de l’apartheid et du colonialisme, d’autres commissions de ce type ont vu le jour dans de nombreux pays cherchant à affronter les séquelles douloureuses du colonialisme, de la guerre ou de conflits intérieurs. Des pays victimes de tels traumatismes, aussi divers que le Chili, l’Argentine, le Timor Oriental et le Sierra Leone, on établi des CVR. Peu de ces commissions ont toutefois eu l'engagement de la Commission Vérité et Réconciliation instituée en Corée du Sud afin d’exhumer les fantômes associés à la division du pays, à la guerre et à des décennies de dictature. Etablie en 2005, et aujourd’hui sur le point d’être démantelée suite aux décisions du président sud-coréen Lee Myung-bak, la CVR sud-coréenne mérite qu’on porte une attention particulière à ses tentatives pour guérir les blessures du passé et bâtir un avenir commun dans une nation qui reste politiquement divisée, entre le Nord et le Sud et au sein même de la société sud-coréenne.

Rapport_CVR.jpgLa Commission Vérité et Réconciliation sud-coréenne achèvera en avril 2010 ses travaux à l’issue du mandat de quatre ans qui lui avait été initialement confié. Les mandats de deux ans de l’ancien président de la Commission et d’un autre commissaire permanent, tous les deux nommés par le président Roh Moo-hyun, expiraient en décembre 2009. En conséquence, le président Lee Myung-bak a désigné un nouveau président et un nouveau commissaire permanent, et les membres actuels de la Commission ont décidé de prolonger leurs travaux jusqu’en juin 2010 seulement, ce qui signifie que beaucoup d’affaires en instance ne seront pas résolues. Avec la nomination d’un nouveau président et des commissaires permanents hostiles à l’esprit de la Commission, à l’instar du président Lee Myung-bak lui-même, la publication de la version anglaise du rapport de synthèse 2009 a même été interdite (sur les circonstances de cette censure, lire notammment « La Censure de retour en Corée? », sur le site Agoravox)

Un article qui vient de paraître dans The Asia-Pacific Journal présente ce rapport censuré accompagné d’un entretien avec Kim Dong-choon, membre permanent qui a récemment quitté la Commission où il était plus particulièrement chargé d'enquêter sur les massacres de la Guerre de Corée (1950-1953). Voici le texte de cet entretien.

Mark Selden - Quels sont les problèmes auxquels doit faire face la CVR suite à la fin de son mandat de quatre ans et au renouvellement de sa direction en décembre 2009 ?

Kim Dong-choon - La direction actuelle, y compris l’ancien commissaire permanent Lee Young-jo qui est le nouveau président, a une opinion différente et même contraire à la nôtre sur la nécessité de la CVR. Alors que nous insistons sur l’importance de conclure les travaux de la commission au moment opportun, avec beaucoup de travail restant à accomplir, la direction actuelle cherche à mettre fin prématurément à ses activités. Par exemple, si on a mené à terme plus de 75% des dossiers sur la répression des civils coréens par la dictature et les militaires de Corée du Sud, beaucoup d’autres restent à boucler. En particulier, il faut encore enquêter et résoudre les affaires concernant les bombardements américains de civils et d’autres atrocités. Je crois comprendre, par exemple, que le nouveau commissaire permanent qui me remplace soutient la légitimité des bombardements aveugles effectués par les Etats-Unis pendant la Guerre de Corée. Il se peut que la question la plus importante concerne l’élaboration du rapport final de la Commission. Le gouvernement Lee voulant mettre fin à la CVR en juin prochain, plutôt que de prolonger de deux ans son mandat comme nous le proposons, je crains que le rapport final ne rende pas clairement compte d’une part essentielle de la vérité validée à ce jour. Il se peut que le rapport final infirme bon nombre des conclusions les plus importantes de la Commission.

Une autre difficulté qui se pose à la CVR en Corée [du Sud] est le manque de soutien et de coopération de la part des institutions gouvernementales. Sous l’actuel gouvernement Lee Myung-bak, la police et le Service national de renseignement se montrent peu coopératifs, à la différence de ce qui se passait quand nous travaillions avec eux pendant le précédent gouvernement de Roh Moo-hyun. L’ancien gouvernement accordait beaucoup d’importance à la Commission et la considérait comme une grande réalisation. Il exigeait en conséquence que les agences et autres institutions gouvernementales coopèrent avec la Commission. Et dans un dossier important concernant un massacre de civils durant la guerre, le président Roh s’est rendu sur l’île de Cheju [ou Jeju] pour présenter directement des regrets. La non-coopération de la police, de l’armée et du renseignement ne fait pas qu’entraver notre capacité d’enquêter, elle compromet aussi les tentatives de réconcilier les victimes grâce à des cérémonies publiques de réhabilitation.

Exhumation_CVR.JPG
Travaux d'exhumation menés en Corée du Sud par la Commission Vérité et Réconciliation

M. S. - Selon vous, quels sont les réussites et les défauts de la Commission ?

K. D.-C. - J’ai commencé à travailler sur les sujets liés à la rectification historique il y a plus de dix ans avec des organisations de la société civile, puis j’ai été nommé commissaire permanent en 2005. L’objectif de la Commission était de créer des conditions favorables pour parvenir à une justice dans les domaines historique, politique et juridique en faisant éclater  des vérités longtemps refoulées. Comme toutes les autres commissions sur la vérité existant dans le monde, notre commission n’a pas recherché la justice à travers le système juridique. En particulier, les atrocités commises pendant la guerre ne peuvent pas être réglées exclusivement par des procédures juridiques. Compte tenu du nombre énorme de victimes dans la population coréenne pendant la Guerre de Corée, laquelle a coûté la vie à plus de deux millions de personnes, il était impossible de résoudre devant les tribunaux les questions liées à ces victimes civiles. Nous avons plutôt cherché à donner naissance à un contre-récit en donnant la parole aux victimes longtemps réduites au silence, en explorant les archives officielles du gouvernement et de l’armée et non officielles telles que la presse, et surtout en faisant témoigner les citoyens. C’était particulièrement difficile dans une société encore en guerre (il n’y a pas eu de traité de paix entre le Nord et le Sud, ni engageant les Etats-Unis ou les Nations Unies) et dans laquelle l’anticommunisme reste profondément ancré. Il est permis de penser que la diffusion de réclamations de citoyens relatives à la Guerre de Corée constitue une forme de démocratisation par le bas, une nouvelle étape dans l’accomplissement des droits de l’homme au sein de la société coréenne.

M. S. - Certains ne pourraient-ils pas dire que c'est une approche favorisant la vérité par rapport à la justice, dans le sens où elle n’a pas mis en avant l’indemnisation des victimes ?

K. D.-C. - Dès le début de nos activités législatives, nous avons choisi de ne pas mettre l’accent sur l’indemnisation des victimes ou la punition des coupables (qu’ils soient Sud-Coréens, Nord-Coréens ou Américains). C’était en partie dû à notre expérience des tentatives du gouvernement d’affronter le passé après la fin du régime militaire en 1987. On peut aussi voir cela comme le reflet de sérieuses divisions entre le gouvernement et la société en Corée et au sein même du gouvernement et de la société. Dans ces conditions, j’ai pensé que la première chose à faire était d'explorer les faits sans référence à une indemnisation ou à une punition judiciaire. En diffusant la vérité sur la Guerre de Corée, en déterminant ce qui s'était réellement passé et qui étaient les coupables et les victimes, j'espérais que la société pourrait mieux prendre conscience des massacres et atrocités commis pendant la Guerre de Corée. Cela permettrait à la fois de garantir une sorte de punition sociale pour les coupables, que leur nom soit rendu public ou pas, et de redonner une légitimité aux victimes.

M. S. - Qu'en est-il des mesures prises par le gouvernement pour indemniser les victimes?

K. D.-C. - La Commission a officiellement recommandé au gouvernement de promulguer une loi spéciale pour l'indemnisation des victimes, par exemple pour le paiement des factures médicales dans un cas avéré de persécutions massives. Mais, à mon avis, l'instauration de la vérité et la réhabilitation de la réputation des victimes constituaient les premières tâches à accomplir et les bases d'une réconciliation.

Dans les années 1990, nous avons connu les victimes de Kwangju qui demandaient réparation. Le résultat a été de diviser les victimes entre elles – l'argent devenait plus important qu'établir la vérité – et les questions d'indemnisation ont éclipsé les tâches visant justement à reconstituer toute la vérité et à punir les coupables.

J'ai découvert que, pendant la Guerre de Corée, plus de la moitié de ceux qui avait combattu pour l'indépendance avant 1945 ont été tués, principalement par ceux qui avaient collaboré avec les Japonais avant d'arriver à des postes de responsabilité avec l'aide des Américains après 1945. L'occupation de la Corée par les Etats-Unis en 1945 et la Guerre de Corée peuvent être vues comme la poursuite du colonialisme dans la mesure où ce sont les Etats-Unis qui ont créé et soutenu le gouvernement de Syngman Rhee. Comme ses prédécesseurs sous la domination japonaise, le régime de Rhee était soutenu par des troupes étrangères. Les exécutions de masse de Coréens peuvent se comprendre comme un post-scriptum du colonialisme. Dans ce cas, identifier les coupables avec précision n'aurait pas beaucoup de sens. De toute façon, l'ampleur de leurs crimes et le passage du temps rendent quasiment impossible de punir les auteurs, lesquels sont presque tous décédés depuis longtemps. Ce qu'on peut faire, c'est rétablir la réputation et la dignité de familles qui avaient longtemps souffert de l'injustice.

Si un massacre fait des victimes directes, nous pouvons également considérer que les survivants et les membres des familles des victimes deviennent aussi des victimes. La plupart de leurs souffrances ont été provoquées par le traitement discriminatoire qu'elles ont ressenti en tant que citoyens de seconde zone. Dans certains cas, des biens ont été confisqués ou des possibilités d'étudier ont été bloquées, tandis que des personnes étaient ostracisées car désignées comme « rouges ». Pendant trente ou quarante ans, des survivants et parents ont ainsi souffert.

Non seulement les familles, mais aussi la société tout entière s’est sentie victime. En d'autres termes, les massacres ont eu de profondes répercussions sociales. La stigmatisation de tous les membres d'une même famille considérés comme des « citoyens de seconde zone » ou des « intouchables » servait d'exemple pour les autres, les avertissant de ce qui arrive quand on agit contre le gouvernement. Cette situation révèle la brutalité inhérente à la société coréenne sous la dictature soutenue par les Etats-Unis.

Bien qu'il soit important que les membres de la famille retrouvent leur dignité, il est aussi impératif de porter cette histoire à la connaissance des citoyens coréens afin de commencer à guérir les maux de notre société. Etant donné la gravité des maux dont souffre la société, il est impératif de révéler les fautes du passé pour montrer que tout méfait sera finalement dévoilé. L'impact potentiel d'une telle leçon serait puissant.

Le plus important, à mon avis, est la punition sociale. Pour ce qui concerne les rapports de la Commission, les noms des individus auteurs de crimes ont tous été retirés. Ceci était prévu dans la loi initiale ayant instauré la CVR. C’était le fruit d’un compromis entre les différents partis à l'époque. La Commission devait exposer les procédés et mettre à jour les événements, mais pas constituer de dossiers pour poursuivre des individus dont les crimes avaient, pour la plupart, eu lieu plus d'un demi-siècle auparavant. Dans une affaire, lorsque la Commission a révélé par inadvertance le nom d’un auteur, des anciens combattants ont lancé des poursuites contre le président de la Commission et les commissaires permanents. Le procès a finalement été suspendu sans qu’une peine soit prononcée. Dans cette affaire, les médias étrangers ayant fourni les noms, ceux-ci étaient dans le domaine public.

M. S. : Comment les médias ont-ils couvert les travaux de la Commission ?

K. D.-C. - Nous avons dû composer avec le fait que les plus grand journaux coréens ont ignoré ou dissimulé l'importance de nos résultats et décisions. La presse conservatrice ne parvient pas à reconnaître la relation qui existe entre les torts du passé et les injustices du présent quand elle s’adresse à de nombreux citoyens de Corée et d’autres pays. Elle manque de sensibilité ou de la conscience historique des caractéristiques communes des interventions américaines pendant la Guerre de Corée et dans les guerres actuelles en Irak et en Afghanistan, en termes de victimes civiles. Ce sont surtout les trois grands journaux Chosun Ilbo, Donga Ilbo et Jungang Ilbo qui ont uniformément fait preuve d’hostilité et peu couvert les travaux de la Commission sauf pour en pointer les erreurs. Ils sont toujours restés fidèles à cette ligne de conduite. Mais les chaînes de télévision, notamment KBS et MBC qui étaient d’abord favorables à la Commission sous la présidence de Roh Moo-hyun, ont changé après l’élection de Lee Myung-bak et ont cessé de couvrir nos travaux. Seuls le Hankyoreh et le Kyunghyang Daily, les médias progressistes, ont régulièrement suivi nos travaux.

M. S. - Peut-on dire que l'évolution des connaissances historiques et de la conscience sociale est un résultat des travaux de la Commission?

K. D.-C. - Le sujet le plus responsable, le ministère de la Défense, a toujours fermement refusé de reconnaître ses fautes. Mais nous avons senti un petit changement d’attitude chez les Coréens ordinaires. Les résultats les plus importants ont été les changements de regard sur des tragédies historiques au sein de nombreuses communautés locales. C’est en partie parce que les médias locaux ont largement couvert nos travaux. Quand une affaire est résolue, la Commission organise un service commémoratif officiel avec les personnes endeuillées au siège du comté. A ce service, participent le gouverneur, les militaires, la police et d'autres responsables ainsi que les familles des victimes. En outre, un monument est dédié aux victimes. Mais il n'a pas été possible de le faire partout. Dans des régions comme le Cholla, une telle reconnaissance officielle a permis de redonner une dignité aux victimes. Mais dans d'autres régions où les dirigeants locaux sont hostiles à la Commission, cela a été impossible.

M. S. - Comment envisagez-vous l'avenir du mouvement pour la vérité et la réconciliation?

K. D.-C. - Dans un sens, nous en sommes encore au stade initial même si beaucoup de choses ont déjà été accomplies. J'entends par là qu'il est crucial que des groupes civiques, plutôt que le gouvernement, jouent désormais le rôle principal dans le traitement du passé. L'actuel gouvernement conservateur a semblé utiliser tous les moyens pour défaire toutes les réalisations des gouvernements libéraux précédents. Afin de réaliser complètement l’objectif d’un traitement humain du passé, de nouveaux types de mouvements seront nécessaires. Nous devons exiger du gouvernement qu’il mette en œuvre les recommandations de la CVR quant aux mesures suivantes : l’indemnisation, la création d’une fondation, des excuses officielles, le rétablissement des victimes dans leur dignité, la rectification des données gouvernementales, l’éducation aux droits humains, et la réécriture de l’histoire moderne de la Corée.

Le Forum sur la Vérité et la Justice, une association de citoyens nouvellement créée avec le soutien de militants et d'anciens membres de la CVR, vise à perpétuer et à approfondir les travaux de la Commission. Le Forum continuera à enquêter sur les affaires, à rendre publics des documents et à publier des rapports, même s’il n'a pas l'imprimatur officiel de la CVR. Avec la fin prochaine des activités de la CVR, il n'est pas possible pour ses anciens employés d'utiliser les documents mis à jour par la Commission. Pour ce faire, il faudrait engager un procès. Mais une fois que les déclarations des victimes et des auteurs de crimes sont publiées, que ce soit par la CVR ou dans la presse, ces déclarations font partie du domaine public. Il est aussi possible pour les victimes d'agir en justice pour exiger la communication des déclarations recueillies par la CVR. Il y a eu quelques victoires de ce genre devant les tribunaux. En résumé, des efforts sont en cours pour poursuivre les travaux de la Commission Vérité et Réconciliation grâce aux organisations civiques.

KimDongchoon.JPGKim Dong-choon, professeur de sociologie à l’Université Sung Kong Hoe de Séoul, a été membre permanent de la Commission Vérité et Réconciliation de République de Corée (du Sud) de décembre 2005 à décembre 2009. Il est l’auteur de nombreux ouvrages publiés en coréen et en anglais, dont The Unending Korean War: A Social History [La Guerre de Corée ininterrompue : une histoire sociale], traduit en anglais, en allemand et en japonais.



MarkSelden.jpgMark Selden, coordinateur à Japan Focus, est chercheur associé au programme pour l’Asie de l’Est de l’Université Cornell et professeur d’histoire et de sociologie à l’Université Binghamton aux Etats-Unis. Il est spécialiste de l’histoire, de l’économie politique et de la géopolitique modernes et contemporaines de la Chine, du Japon et de la zone Asie-Pacifique. Dans les années 1960, il a été un des membres fondateurs du Committee of Concerned Asian Scholars et fut pendant plus de trente ans un des rédacteurs du Bulletin of Concerned Asian Scholars. Au cours de l’été 2009, il a visité les sites des massacres perpétrés en Corée du Sud sur lesquels a enquêté la CVR.

 

Source : Kim Dong-choon et Mark Selden, "South Korea’s Embattled Truth and Reconciliation Commission," The Asia-Pacific Journal, 9-4-10, March 1, 2010 (traduction : AAFC)

 

Rapport de la Commission Vérité et Réconciliation (en anglais)

Site de la Commission Vérité et Réconciliation de Corée du  Sud (en coréen)

 

 

 

 

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