La Corée - tant du Nord que du Sud - est à l'honneur dans le numéro 7 (printemps-été 2014) de la revue de journalisme et de photo 6 Mois : le regard porté sur la société coréenne dans son ensemble, à travers deux reportages consacrés à David Guttenfelder (p. 18-25) et Jeon Mong-gag (p. 292-303), permet de mieux en comprendre les structures - notamment l'importance accordée à la famille, à la nation et à l'insertion de l'individu dans des structures collectives, qui constituent autant de traits originaux différents de ceux des sociétés occidentales.
"Bons baisers de Pyongyang"
Responsable photo de l'agence Associated Press (AP) pour l'Asie, installé à Tokyo, l'Américain David Guttenfelder est un spécialiste des zones de conflit, dont le fil Instagram (voir photo ci-dessous, source, qui évoque à certains égards la cité du film "Metropolis" de Fritz Lang) - une plateforme de partage de photos - est suivi par plus de 275.000 abonnés. En République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), où il passe un quart à un tiers de son temps suite à l'ouverture d'un bureau de l'AP à Pyongyang en 2012, David Guttenfelder a choisi de mettre l'accent sur la vie quotidienne, en se démarquant d'un certaine vision esthétisante qui tend à caractériser bon nombre de reportages photos sur la Corée du Nord.
De ses fréquents voyages en RPD de Corée, David Guttenfelder a su nouer une relation de confiance avec ses guides nord-coréens : comme il l'observe dans l'article que lui a consacré la revue 6 Mois, intitulé "Bons baisers de Pyongyang", la "seule condition posée par les autorités [est] l'objectivité. Leur définition du mot n'est pas nécessairement la nôtre, mais ils ne m'ont jamais demandé d'effacer une photo". Il est caractéristique de la société coréenne que, une fois la confiance accordée à une personne, cette confiance ne sera pas retirée, sauf si la personne coréenne juge, à un moment donné, que vous avez trahi sa confiance.
Pour prendre ses clichés, David Guttenfelder utilise son smartphone, plus discret et moins intimidant pour les Nord-Coréens qu'un appareil photo. Les résultats sont intéressants, par l'aperçu inhabituel qu'ils offrent de la société nord-coréenne, loin des clichés basés sur des images à fort contenu politique ou militaire. La figure humaine y occupe généralement une place centrale, dans des compositions d'ensemble (entre plusieurs personnes, ou entre une personne et son décor ou son occupation). Parmi les photos publiées par 6 Mois, nous accorderons une mention spéciale à ce gros plan sur des vétérans de la guerre de Corée, pris le 25 juillet 2013 lors des cérémonies du 60e anniversaire de la fin du conflit, où le sens du devoir s'imprime sur les visages des anciens soldats - en reléguant au second plan les nombreuses décorations, qui constituent une autre figure obligée de la présentation médiatique de la Corée du Nord.
L'album de Yunmi, du berceau au mariage, de Jeon Mong-gag
A priori rien ne prédestinait Jeon Mong-gag (1931-2006), ingénieur devenu professeur puis vice-président de l'Université de Séoul, à publier un album de photos consacré à sa fille - de sa naissance à son mariage - en renouvelant le genre des photos de famille à partir d'un regard intime, empli d'amour, sur ses proches, en saisissant sur le vif des poses, des situations ou des moments d'émotion, qui éveillent insensiblement une nostalgie considérée comme si propre à l'âme coréenne.
La photographie a été une passion contrariée chez Jeon Mong-gag, sa famille décourageant vivement son penchant pour les études artistiques. Yunmi - dont le nom signifie "belle" et "sincère" - est née en 1964 de son union avec Lee Moon-kang, et a été la première de leurs trois enfants (viendront ensuite deux fils, Yunho et Yunseok). Jeon Mong-gang, qui a été orphelin de mère très jeune dans une société coréenne marquée par la dévotion familiale, a photographié sa femme et leurs enfants au quotidien pour, selon ses mots, "garder une trace de l'ambiance de la maison". En 1989, Yunmi se marie et part aux Etats-Unis. Son père lui offre en cadeau L'album de Yunmi.
Parmi les photos qu'a retenus la revue 6 Mois (ci-dessous, "Nous nous amusons avec maman, Yunbo et moi. Nous lui chuchotons des choses à l'oreille", photo exposée au Musée de la photographie de Séoul, source), le jeu de ballon dans une maison plus grande concrétise les jours heureux, le rêve - accompli - de prospérité dans un mouvement saisi sur le vif. Le recueil de photos, publié en 1990 et réédité en 2010, atteint toujours une traduction étrangère, dans ce qui est aussi un témoignage émouvant des décennies où la Corée du Sud a connu une industrialisation accélérée et est devenue un pays développé, tout en subissant de profondes mutations sociales qui ont marqué une société traditionnelle empreinte de confucianisme.