L'AAFC publie le troisième et dernier volet de son entretien avec Laurent Nucera, de la librairie Apo(k)lyps, spécialiste du Manhwa coréen. Après une présentation de ce genre littéraire et de ses spécificités coréennes, puis de deux livres - Couleur de peau : Miel, de Jung, qui sera dédicacée le 13 septembre 2008, et Le Visiteur du Sud, qui aborde le thème de la réunification, l'adaptation d'oeuvres littéraires et les manifestations autour du Manhwa ont fait l'objet du présent échange.
Beaucoup de Manhwas ont aussi adapté des œuvres littéraires, faisant de la bande dessinée un genre artistique à part entière. Pourriez-vous nous parler de Feux de Oh Se-young, dont plusieurs nouvelles reprennent les récits d’auteurs passés au Nord ?
Laurent Nucera. – Feux rassemble treize nouvelles du coréen Oh Se-young, publiées entre 1988 et 1993. Trois d’entre elles sont adaptées d’œuvres littéraires d’auteurs passés en Corée du Nord (Coq de combat et Cheval de Ahn Whae-Nam, Un Mauvais Investissement de Lee Tae-Jun).
Les récits, imprégnés de quotidiens, abordent des thèmes variés aux tons tantôt humoristiques tantôt mélancoliques, mais c’est une ambiance généralement triste qui s’en dégage. Oh Se-Young y porte un regard assez pessimiste sur la société coréenne de la fin des années 1980, soulignant certaines déviances du système ou spécificités. Il mène également une réflexion approfondie et chargée de gravité sur le poids de l’histoire et de la guerre de Corée pour ses concitoyens et son pays. Chroniques rurales, conte et fable sociaux, critique politique sous forme de drame, histoire de famille : il brosse un tableau sans concession ni aménité et se présente comme un auteur engagé. Engagement largement expliqué et analysé en postface par Han Chang-wan, un professeur en animation et BD, ce qui permet au lecteur d’avoir une meilleure approche de ce recueil.
Il s'agit de récits empruntant au réalisme, voire au réalisme social...
L.N. - Oui, l’utilisation de la narration à la troisième personne, le ton même et les sujets abordés fait de cet album un témoignage intéressant, parfois poignant, mais souvent difficile à saisir et à apprécier pleinement. Par ailleurs, l’auteur dénonçant sans jamais évoquer de solutions ni de réponses aux problèmes soulevés et ciblés, on se sent un peu perdu, désorienté tout en étant interpelé. Les dénouements brusques, voire dérangeants, de certaines histoires accentuent encore cet aspect, comme dans L’Evasion. Le réalisme des récits se retrouve dans celui du graphisme soigné et classique de Oh Se-Young qui souligne particularités physiques et de caractère.
Ces récits révèlent un univers d’une puissance et d’une épaisseur extraordinaires, parvenant à raconter l’histoire de la Corée à travers une poignée de destins pourtant insignifiants. Violentes ou absurdes, poignantes ou cruelles, amusantes ou métaphoriques, ces intrigues, portées par un dessin magnifique, permettent enfin au lecteur français d’approcher le talent de l’auteur. A travers cette douzaine de nouvelles, il retrace, en arrière-plan, l’histoire de la Corée, de l’occupation japonaise à la séparation Nord / Sud. Le but de ces histoires était de donner un point de vue sur ce siècle tourmenté.
Toutes ces courtes histoires se concentrent sur le petit peuple. Ce sentant proche d’eux, l’auteur c’est consacré à l’écriture d’histoire simples sur une classe sociale qui, jusqu’aux années 1980, souffrait encore beaucoup. Il s’agissait de gens modestes, constamment opprimés. Ces récits sont des petites scènes qui racontent leur vie quotidienne. En tant qu’auteur, il c’est senti porté par ça, ayant besoin de mettre le doigt là-dessus. Quelques-unes des histoires sont des adaptations, notamment des adaptations d’auteurs nord-coréens. Ce choix n’est sûrement pas un hasard...
L’auteur ne voulait pas se cantonner à ce qui se passe seulement en Corée du Sud. Son rôle est de parler de tout, la bd lui donne cette liberté alors il l’utilise. Le dessin a en plus la faculté de transmettre des émotions ou des impressions que n’est sans doute pas capable de transmettre l’écriture, qui est beaucoup trop précise. Pour un mode d’emploi de téléphone, il faut 200 pages, alors qu’un simple dessin peut tout expliquer tout seul. De la même manière, le rôle du dessinateur, c’est d’avoir cette capacité de représenter les choses. Pour ce faire, il ne faut surtout pas qu’il y ait de barrière, il faut être ouvert aux influences, ouvert à la nouveauté. Oh Se-Young ne redoute rien de plus que l’interdiction d’aller quelque part, de parler de tel ou tel sujet, comme ça a pu se passer par le passé en Corée du Sud. Le dessinateur doit faire valoir ce rôle de média de la bande dessinée, comme le fait le cinéma.
Feux est un recueil apportant une bonne idée du talent et de l’engagement de son auteur.
Quelles sont les principales manifestations autour du Manhwa, en Corée du Sud et à l’étranger ? Et permettent-elles d’identifier des tendances dans l’évolution des manhwas ?
LN. – Comme la plupart des pays d’Asie, la Corée du Sud organise de gigantesques manifestations, dénommés conventions, plus pour permettre aux amateurs de ce retrouver que de donner vraiment une tendance de ce qui sera le futur de la bd coréenne.
Pour l’instant on peut dire que deux lignes apparaissent clairement, un Manwha de grande consommation, sur le modèle économique japonais, tout en préservant une thématique typiquement coréenne (comme l’infiltration d’un lycée sud-coréen par un agent secret venu du Nord), et une autre qui me paraît plus intéressante, une bd qui rappelle le travail des maisons d’éditions alternatives occidentales. Avec une approche plus axée sur les problèmes quotidiens des auteurs et aussi de leurs lecteurs.
Les principales conventions sont celles de Séoul, celle de Bucheon et la Dong-a / LG international festival.
Pour ce qui est de l’étranger, je ne sais pas encore, car les autres pays ont la mauvaise tendance à coller mettre l’Asie dans le même sac.
Merci, Laurent Nucera.
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