De retour de République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord), où il a séjourné en avril 2008, le photographe Eric Lafforgue a confirmé son goût pour les terres d'ailleurs... du point de vue d'un Occidental. L'AAFC a souhaité vous faire partager un regard esthétique sur la Corée du Nord, en cherchant à savoir quel rôle pouvait jouer la photographie pour mieux faire connaître la RPDC.
Quel rapport entre les Papous et les Nord-Coréens ? Apparemment aucun... mais les uns et les autres ont été immortalisés par Eric Lafforgue, ancien directeur général adjoint d'une compagnie de téléphonie mobile devenu un photographe reconnu, ayant fait le pari de faire connaître les "terres étrangères" (du point de vue ethnocentriste des Européens !).
Le pari, audacieux, a de quoi séduire : sortir des regards conventionnels sur la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) pour faire connaître un autre peuple, une autre culture... Mais le pari n'est pas nouveau. Car, au fond, ne s'agit-il pas du principe même du journalisme de témoignage ? Il reste à savoir ce que l'auteur choisit de montrer, et quel est son message - pour reprendre les critères d'analyse de Roland Barthes.
Ses très belles photos, accessibles sur le site flickr, témoignent d'une plastique réussie, dans la continuité du parti-pris esthétique choisi par d'autres photographes, en particulier Charlie Crane et Philippe Chancel. Il y a un indéniable charme dans ces portraits individuels ou collectifs. Mais dans quelle mesure Eric Lafforgue a-t-il aussi réussi à saisir la vie quotidienne des Coréens ?
Car, dès les premiers clichés, ceux qui connaissent aussi la Corée du Nord ressentent un certain malaise. Peut-être est-ce dû à la confrontation entre ses photographies et des commentaires qui montrent la pesanteur des préjugés sur la Corée du Nord : un intérêt appuyé pour la "propagande", un goût continu pour les photos de groupe où l'individu cède le pas sur la collectif. S'agissant d'un portait de jeune fille, il nous est ainsi expliqué qu'elle aurait accepté de poser car il s'agirait d'une ferme modèle visitée par les touristes... mais alors, pourquoi avoir montré ce groupe de deux enfants devant une maison rurale dont l'auteur souligne le dénuement ? S'il est évident que les Coréens montrent ce qu'ils ont envie de faire connaître au reste du monde, il faut aussi leur reconnaître une certaine transparence - comme dans le cas de la photographie de ces deux enfants.
On peut aussi regretter des lacunes dans la documentation. Abordant par exemple la question du cinéma, Eric Lafforgue affirme que de nombreux films sont produits en RPDC et qu'il y aurait selon une "sorte du festival de Cannes" nord-coréen où seraient également montrés des films étrangers (sans que ce point ne soit tranché). Mais la consultation du blog de l'AAFC aurait apporté des corrections utiles : la production cinématographique nord-coréenne tourne au ralenti depuis quinze ans, en raison des difficultés économiques, et les sélections du festival international du film de Pyongyang comprennent bien des films étrangers.
La culture coréenne, en général, aurait aussi gagné à être mieux expliquée, pas seulement dans les réactions - non modérées - des visiteurs. Ainsi, lorsqu'il est montré cet enfant d'un an ayant un "nouveau chapeau", on ne peut que regretter que n'ait pas été mentionnée la cérémonie du premier anniversaire, laquelle constitue l'un des grands événements de la vie en Corée, tant au Nord qu'au Sud de la péninsule. De manière générale, le caractère coréen de la culture de la RPDC n'est pas ou peu explicité, alors qu'il est l'une des pierres angulaires du travail, par exemple, de Juliette Morillot et Marc Vérin dans leur ouvrage "Corée, la Terre des esprits".
Eric Lafforgue souligne à force clichés ce qu'il appelle la "propagande", notamment anti-américaine : mais il n'y a aucune allusion à l'embargo américain, et seulement de rares références au classement de la RPDC sur la liste des pays de l' "Axe du mal"... Ce choix tend à conforter l'illusion d'un pays qui se serait créé un ennemi imaginaire, comme aiment à le faire croire certains médias. A contrario l'inclusion de la Corée du Nord dans la liste des pays de l' "Axe du mal" est le premier point que souligne le très balancé guide de tourisme britannique sur la Corée du Nord de Robert Willoughby, aux éditions Bradt Travel Guides.
Si nous faisons la comparaison avec un photographe britannique comme Charlie Crane, nous constatons que ce dernier fait confiance à l'intelligence de chacun pour interpréter. De même, les films documentaires de Daniel Gordon sur la Corée du Nord évitent les jugements de valeur. On ne peut que regretter qu''Eric Lafforgue sorte d'une telle position de neutralité, contraire au principe du documentaire. Pourquoi ainsi souligner, dans le texte, le contraste entre les affiches flambant neufs et les bâtiments décrépits ? Nous reprendrons la réponse d'un responsable nord-coréen sur ce sujet : le jour où la Corée du Nord repeindra ses anciens bâtiments, cela signifiera que tous les autres problèmes auront été résolus... Et les bâtiments dégradés interdisent-ils tout autre effort d'embellissement, indéniablement plus à la portée financière des Nord-Coréens ?
Autre exemple : la photo d'un ensemble d'ouvrages... dont le témoignage d'un réfugié ayant fui la Corée du Sud. Là encore, en évitant toute précision (date du passage au Nord ? allusion au régime militaire qui a prévalu au sud pendant des décennies ?) il est escamoté le fait que la Corée du Sud des généraux a sévèrement réprimé ses opposants (quand elle les enlevait pas pour tenter de les assassiner, à l'instar de Kim Dae-jung), et que certains choisirent alors de rejoindre le Nord.
Le choix des photographies n'est jamais innocent. Montrer une affiche vantant les progrès industriels technologiques en évitant toute allusion aux industries informatiques de pointe, qu'a su également développer la RPDC, relève de l'omission regrettable, dont on peut espérer qu'elle ne traduit qu'une méconnaissance de la Corée. Dans ce contexte, les commentaires des visiteurs confirment que, bien souvent, les photographies d'Eric Lafforgue ont conforté les préjugés des Occidentaux, trop prompts à voir dans la Corée du Nord de quoi conforter leurs propres certitudes.
Un dernier cliché, en fin d'album. "Je suis revenu sur Terre". Qu'apporte cette énième comparaison, éculée, pour la compréhension de la Corée du Nord ?
Au final, quelle appréciation globale porter d'un travail esthétiquement réussi, montrant de nombreux visages émouvants, mais qui tend trop souvent à conforter les clichés habituels sur la Corée du Nord ? A son retour, selon la radio sud-coréenne KBS, Eric Lafforgue aurait donné un entretien à Radio Free Asia, l'équivalent de Radio Free Europe, financée par la CIA. Faute d'avoir eu accès à cette interview, l'AAFC s'en tient à une attitude prudente et réservée, dans l'attente de la suite des travaux d'Eric Lafforgue sur la Corée du Nord. En étant plus que jamais ouverte à un débat contradictoire.