Le 7 décembre 2024, la motion de destitution contre le Président Yoon Seok-yeol, qui avait tenté quelques jours plus tôt d'abolir la démocratie en décrétant la loi martiale, n'a pas été adoptée par l'Assemblée nationale de la République de Corée (Rdc, Corée du Sud). En effet, en raison du refus de siéger de la quasi-totalité des députés du parti présidentiel (Parti du pouvoir au peuple, PPP, conservateur), le quorum des deux tiers des sièges (soit 200 sur 300) n'a pas été atteint : aux 192 députés de l'opposition, signataires de la motion de destitution, ne s'étaient joints que 3 députés du PPP.
En présentant publiquement ses excuses quelques heures avant le vote crucial de l'Assemblée nationale sur la motion de destitution, le Président Yoon Seok-yeol a alors remis son destin entre les mains du PPP, dirigé par l'un de ses adversaires, Han Dong-hoon. Le lendemain du rejet de la motion de destitution, Han Dong-hoon et le Premier ministre Han Duck-soo (qui exercerait les fonctions de chef de l'Etat par intérim en cas de départ de Yoon Seok-yeol) se sont prononcés pour "un départ anticipé et de manière ordonnée" du Président Yoon Seok-yeol, selon eux pour prévenir le "chaos". En d'autres termes, le chef de l'Etat démissionnerait - sans qu'aucune date ne soit fixée. La priorité pour le PPP semble manifestement l'adoption d'un budget 2025 conforme à leurs attentes, alors que la majorité démocrate au Parlement - confirmée par les élections législatives d'avril dernier - ne permettait déjà plus au Président Yoon de réellement gouverner, ce qui l'avait conduit à décréter la loi martiale pour reprendre la main - par l'abolition de la vie politique et de la liberté des médias.
L'opposition a vivement dénoncé des manoeuvres du camp présidentiel pour tenter de conserver le pouvoir. Dirigeant le Parti démocrate, principale force d'opposition, Lee Jae-myung a ainsi réagi aux déclarations de Han Dong-hoon et Han Duck-soo :
Le chef du parti au pouvoir et le Premier ministre sont en train de détruire de nouveau l'ordre constitutionnel (...) [Le plan de Han Dong-hoon et Han Duck-soo consiste à] maintenir une situation d'insurrection en plaçant sur les devants de la scène une force complice dans cette insurrection, et avec Yoon continuant secrètement de tirer les ficelles.
Lee Jae-myung est le favori des sondages en cas d'élection présidentielle, après avoir été l'adversaire malheureux de Yoon Seok-yeol au scrutin de 2022. Fin 2023, il avait engagé une grève de la faim après des poursuites judiciaires qu'il avait dénoncées comme téléguidées par l'exécutif, après la levée surprise de son immunité à la suite du vote de députés de son propre parti (appartenant à une faction concurrente de la sienne) : la proximité partisane des juges sud-coréens avec les conservateurs - selon l'opposition démocrate - est l'un des défis majeurs de la démocratie sud-coréenne, ce qui interroge sur l'issue de poursuites judiciaires auxquelles reste exposé Yoon Seok-yeol après l'échec de la motion de destitution, et que réclament l'opposition et les manifestants. Son immunité comme chef d'Etat ne couvre pas les chefs d'accusation de rébellion et de trahison : dans le cas présent, la rébellion apparaît de nature à être retenue.
Il est patent que la majorité présidentielle ne veut pas d'élection présidentielle dans un délai trop rapproché car le scrutin signerait probablement la perte par les conservateurs de tous les leviers du pouvoir, comme après la destitution de la présidente Park Geun-hye fin 2016.
Les dirigeants occidentaux, alliés de la République de Corée, se sont divisés. Les Etats-Unis, l'Allemagne, le Japon et le Royaume-Uni ont déploré la tentative de coup d'Etat. D'autres (France, Italie, Israël) ont adopté une posture plus attentiste, ce qui traduit une politique du deux poids deux mesures sur les atteintes aux droits de l'homme selon qu'elle sont commises par un allié ou un adversaire - comme le disait Franklin D. Roosevelt en 1939 à propos du président du Nicaragua Anastasio Somoza Garcia :
C'est peut-être un salaud, mais c'est notre salaud.
C'est probablement également ce que pensent les pontes du PPP. Une telle situation ne peut qu'attiser la colère des Coréens, que le Président Yoon - dont la popularité était déjà en berne à la veille de sa tentative de coup de force - voulait interdire de manifester en proclamant la loi martiale, car ils auraient été soi-disant manipulés par la Corée du Nord... Les immenses manifestations des Coréens - y compris à Paris, ce samedi 7 décembre - exigent le départ du pouvoir d'un homme qui en a déshonoré la pratique.
La crise actuelle en République de Corée montre combien les pouvoirs d'exception, loin d'être une garantie en démocratie en cas de circonstances exceptionnelles, peuvent au contraire servir de prétexte à confisquer le pouvoir par des chefs d'Etat peu soucieux de démocratie. Le choix par le Président Yoon de la loi martiale atteste aussi qu'il considérait un coup d'Etat militaire comme une option acceptable, alors que la République de Corée était encore dirigée par une junte en 1987. Faudra-t-il atteindre la disparition de la génération ayant grandi sous le régime militaire (Yoon est né en 1960) pour qu'une fraction de l'opinion sud-coréenne, obsédée par le péril communiste à laquelle elle assimile l'exercice des libertés politiques et syndicales, arrête de faire arbitrer par un putsch les conflits politiques avec une opposition dirigée par des démocrates - dont les options politiques sont proches de celles de leurs homologues américains, et éloignées même de la social-démocratie européenne ?
Relativement comparable à celui américain (avec cette différence notamment qu'un Premier ministre dirige le gouvernement à Séoul), le système politique sud-coréen est issu d'un compromis après le rétablissement de l'élection du Président de la République au suffrage universel direct en 1987. En cas de discordance entre la majorité présidentielle et la majorité parlementaire, rien n'oblige le chef de l'Etat à une cohabitation. Yoon Seok-yeol n'a jamais eu de majorité parlementaire depuis son accession au pouvoir en 2022, et il a échoué à en obtenir une lors des législatives du printemps dernier. Il n'existe pas aujourd'hui, en République de Corée, de modalités satisfaisantes pour résoudre les conflits de pouvoir entre le législatif et l'exécutif : il est temps d'envisager des procédures de droit ou de fait, comme le principe d'une cohabitation ou la démission du Président de la République en cas d'échec aux élections législatives, la possibilité de mettre fin à l'élection du Président de la République au suffrage universel direct couplée ou non à celle de le cantonner à un rôle d'arbitre (comme en Autriche et en Allemagne), en confiant la direction du pouvoir exécutif à un Premier ministre investi par une majorité de députés. Les Sud-Coréens ont montré leur attachement courageux et déterminé à la démocratie en défendant le Parlement que l'armée tentait d'investir après la proclamation de la loi martiale : nul doute qu'ils sauront instaurer des mécanismes institutionnels et politiques afin d'empêcher que la tentative de coup d'Etat du 4 décembre 2024 ne se reproduise.
Sources :
Excuses de Yoon | AGENCE DE PRESSE YONHAP
Le président Yoon Suk Yeol s'incline durant son allocution adressée à la nation, au bureau...
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