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6 juin 2023 2 06 /06 /juin /2023 10:48

En lisant la presse du jour, Georges Gerfaut apprit qu' "un Esquimau avait été abattu comme il tentait de détourner un Boeing 747 sur la Corée du Nord", mais aussi que "les chars et l'aviation étaient intervenus contre six mille paysans boliviens insurgés" et qu' "une centenaire venait d'avoir cent ans et proclamait son intention de voter à gauche". Breaking news ? Non, des informations inventées de toutes pièces mais qui reflètent l'esprit - désabusé, mais terriblement juste - de Jean-Patrick Manchette dans son roman noir Le Petit Bleu de la côte ouest, publié en 1976 par Gallimard et adapté en BD par Jacques Tardi (les cinéphiles penseront à Trois hommes à abattre de Jacques Deray avec Alain Delon dans le rôle de Gerfaut, mais le film s'éloigne davantage du roman que ne le fait Tardi).  Des informations qui reflètent également l'esprit d'une époque. Décryptage. 

Vignette extraite du "Petit Bleu de la côté ouest" de Manchette et Tardi

Vignette extraite du "Petit Bleu de la côté ouest" de Manchette et Tardi

Passons sur l'appellation "Esquimau" plutôt qu' "Inuit", le terme par lequel se désigne désormais ce peuple autochtone de l'Arctique (même s'il inclut aussi les Yupiks) - le mot "Esquimau" étant aujourd'hui perçu comme discriminatoire.  Car le roman de Jean-Patrick Manchette a été publié en 1976, et une telle remarque relèverait de l'anachronisme. 

Dans son style bref, incisif, en énonçant qu'un Inuit aurait été abattu en tentant de détourner un Boeing 747 sur la Corée du Nord, Jean-Patrick Manchette fait coup double : d'une part, il rappelle que les mouvements de libération nationale, dans les années 1970, ont été à l'origine de faits divers spectaculaires - y compris des détournements d'avion -, et d'autre part que la Corée du Nord apparaissait alors - non sans raisons - comme l'un des centres de la révolution mondiale.  Mais (et transperce alors l'humour noir de Manchette) aucun révolutionnaire inuit n'a à notre connaissance jamais détourné d'avion, et encore moins vers la Corée du Nord... Pourtant, un tel scoop aurait été du plus bel effet sensationnaliste. En rassemblant des éléments épars, l'auteur de polars nous fabrique une sorte de cadavre exquis, tout en moquant implicitement la société de l'information, sous-bassement de ce que d'aucuns ont qualifié de société du spectacle. 

Revenons toutefois sur les éléments du puzzle qui, eux, font écho à des événements bien réels. Tout d'abord, sur les mouvements d'affirmation des Inuits (qu'il vaudrait d'ailleurs mieux écrire "Inuit", "Inuit" - signifiant "les hommes" étant le pluriel d'Inuk : un Inuk, des Inuit) dans les années 1970.  C'est en 1976 (la même année où paraît Le Petit bleu de la côte ouest) qu'est fondé Inuit Ataqatigiit, le parti indépendantiste groenlandais aujourd'hui au pouvoir dans la grande île danoise qui bénéficie d'un régime d'autonomie élargie. Auparavant, l'affirmation de l'identité groenlandaise avait impliqué notamment une défense de la langue et de la culture. C'est aussi en 1976 que des négociations s'engagent pour donner un gouvernement autonome aux Inuits du Canada - aboutissant à la création du Nunavut en 1999.

S'agissant de la Corée du Nord, le soutien aux mouvements de décolonisation est plus connu. Il a toujours une résonance actuelle en ce qui concerne la Palestine et le Sahara occidental. Un autre épisode a été le détournement d'un avion de la Japan Airlines sur la Corée du Nord en 1970, par des membres de l'Armée rouge japonaise. Une initiative dont Pyongyang n'était certainement pas à l'origine, mais qui servira à l'instruction de son dossier comme Etat soutenant le terrorisme - et est à l'origine d'un contentieux encore d'actualité avec le Japon, qui exige toujours l'extradition des auteurs du détournement d'avion qui se sont réfugiés à Pyongyang.

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