Responsable du Département de Corée et de Mongolie à l’Institut d’Extrême-Orient de l’Académie des Sciences de la Fédération de Russie, le chercheur Alexandre Vorontsov a rendu compte des évolutions diplomatiques autour de la péninsule coréenne dans un article publié le 12 octobre 2018 sur le site du club Valdaï, intitulé « La diplomatie des sommets - le nouveau visage de la péninsule coréenne aujourd'hui ». En effet, les rencontres au plus haut niveau deviennent une caractéristique majeure du nouveau cours diplomatique autour de la Corée - ce qui, en contrepoint, peut être perçu comme une mise en cause de l'influence des administrations, de fait souvent peu enclines à adapter leurs grilles d'analyse. Nous publions ci-après une traduction en français de cet article russe, qui met en exergue le rôle d'autres acteurs (Corée du Sud, Russie et Chine) pour comprendre l'inflexion - mais aussi les contradictions - de la position américaine, entre dialogue et pression maximale sur Pyongyang, tout en soulignant la portée exceptionnelle - largement ignorée dans les médias occidentaux - de la déclaration du 19 septembre 2018.
Les leaders de la République populaire démocratique de Corée, de la République de Corée et des États-Unis se sont employés avec énergie et ardeur dans un dialogue personnel direct pour amener la péninsule coréenne du seuil de la guerre où elle est demeurée pendant plusieurs décennies, à un état de paix durable, et à sa complète dénucléarisation. En cas de réussite dans les tâches ainsi mentionnées apparaîtront les conditions et une base de départ pour la formation d’une structure radicalement nouvelle des relations internationales dans la péninsule coréenne et dans la région de l'Asie du Nord-Est.
L'assaut diplomatique
Comme on le sait, depuis le début de cette année et à la surprise de beaucoup d’hommes politiques et d’analystes, la situation militaire et politique dans la péninsule coréenne s'est retournée rapidement - d'une situation de guerre à une perspective de paix - et elle connaît une dynamique sous un format qui est déjà politico-diplomatique.
La « diplomatie des sommets » est devenue la carte de visite caractérisant l'état des affaires dans la péninsule coréenne aujourd'hui. Ont déjà eu lieu trois sommets entre les leaders des deux Corée, trois rencontres entre Kim Jong-un et Xi Jinping, et un sommet entre le président des États-Unis Donald Trump et le « chef suprême » de la RPDC Kim Jong-un le 12 juin à Singapour qui peut réellement être considéré comme historique. Il y a des raisons de s'attendre dans peu de temps à une nouvelle rencontre des chefs des États-Unis et de la RPDC. Figure à l'ordre du jour et, visiblement, déjà au niveau des services du protocole des deux pays, une organisation de la rencontre de Kim Jong-un et de Vladimir Poutine. Le tableau décrit ci-dessus représente un phénomène sans précédent. Dans la pratique mondiale on aura probablement du mal à trouver des exemples analogues à ces si puissants accélérateurs de l'activité diplomatique, opérés au niveau le plus élevé.
Cette tâche dans la recherche de la paix est réellement globale, grandiose et unique, et digne des appréciations les plus flatteuses et les plus enthousiastes.
Ce n’est pas un hasard si les journalistes ont souvent demandé à l'auteur de cet article qui pourrait être lauréat du prix Nobel de la paix, Kim Jong-un, Donald Trump ou Moon Jae-in.
La percée inter-coréenne
Au cours de la visite triomphale à Pyongyang du président de la Corée du Sud Moon Jae-in a été signée la « déclaration commune de septembre 2018 » comprenant beaucoup d'accords significatifs dans divers domaines, et même, ce qui est extrêmement important, dans le domaine militaire. Plus que tout, le fait que le thème de la solidarité inter-coréenne ait retenti beaucoup plus fortement que par le passé a sauté aux yeux des analystes spécialistes de la Corée. Séoul et Pyongyang, de façon plus décisive que jamais, ont accentué la priorité donnée à l'indépendance et à l'autodétermination de la nation coréenne, ainsi que l'aspiration et la volonté de résoudre leurs affaires et leurs problèmes nationaux par leurs propres forces.
La matérialisation d’une nouvelle disposition d'esprit et les réalités pratiques des relations entre Pyongyang et Séoul ont conduit le président sud-coréen à placer au premier plan les intérêts et les objectifs inter-coréens. Fait sans précédent, Séoul n'a pas informé à l’avance les États-Unis de l'accord militaire en préparation avec Pyongyang, à la suite de quoi le commandant en chef des forces armées américaines en Corée du Sud n'a appris qu'a posteriori ce fait très important pour la sécurité de la péninsule coréenne.
Nous avons eu l'occasion de visiter Pyongyang à la fin de septembre dernier et d’examiner avec les politologues locaux les perspectives des relations inter-coréennes à la lumière de la troisième rencontre qui venait de s’achever entre Kim Jong-un et Moon Jae-in.
Il est nécessaire de souligner que nos interlocuteurs avaient une très haute appréciation de cet événement et envisageaient l’avenir avec un optimisme évident. En commentant les accords concrets, insérés dans la Déclaration de Pyongyang sur la reprise de la coopération inter-coréenne économique, très problématique de notre point de vue, dans les conditions rigides imposées par les Américains, y compris les sanctions secondaires, ils mettaient en exergue le point suivant.
Malgré la résistance active du côté américain faisant largement appel aux sanctions, Séoul a quand même ouvert déjà sur le territoire de la zone industrielle de Kaesong, fermée par le gouvernement précédent, un bureau de liaison équipé de tout le nécessaire à un travail normal, y compris l'électricité et l'eau en provenance du territoire de la Corée du Sud. Le début du fonctionnement de cette institution est extrêmement important pour le lancement et la réalisation d’autres projets de coopération inter-coréens et de collaboration réciproque, inscrits dans le document signé à Pyongyang.
En ce qui concerne les programmes très ambitieux fixés par la Déclaration étaient affichées les affirmations suivantes.
Dans le cadre de la restauration du trafic ferroviaire entre les deux Corée prévue avant la fin de cette année sera entamé un travail sur l'itinéraire « occidental » le long de la côte de la mer Jaune comportant une liaison avec la Chine. Selon les estimations des experts nord-coréens, deux ans d’activité en commun seront nécessaires pour l'organisation d’un trafic régulier sur cet itinéraire. Puis commencera le travail sur l'« itinéraire oriental » avec liaison avec la Fédération de Russie.
En premier lieu seront entrepris des efforts pour la restauration du « tourisme dans les monts Kumgang » et les travaux dans la zone industrielle commune à Kaesong.
En ce qui concerne les plans de création d’une zone spéciale économique le long de la côte occidentale, il y accord réciproque. Ont commencé les consultations pour étudier la mise en œuvre. En ce qui concerne une zone spéciale économique touristique sur la côte orientale, il s’agit d’un accord de principe. L’assurance a été donnée que, pour la première fois, le 11e anniversaire de la déclaration du 4 octobre (le « deuxième sommet inter-coréen », suivant une idée constamment soutenue par Pyongyang, mais non par Séoul) et le 100e anniversaire du mouvement du Premier mars 1919 (événement, qui traditionnellement est fêté largement au Sud, mais qui en RPDC était ignoré jusqu’ici) seront solennellement commémorés. Un espoir sérieux est né de voir que la présidence actuelle de Moon Jae-in permette de maintenir sous contrôle son opposition de droite, et de moderniser les relations américano-sud-coréennes vers la garantie d’une plus grande indépendance de la République de Corée.
Chez nous il n’y a aucun doute sur le fait que les résultats fructueux du troisième sommet inter-coréen à Pyongyang ont surpassé les attentes, probablement, de beaucoup d’hommes politiques dans le monde. De plus il s’est créé une impression d’attentes surévaluées et d’appréciations excessivement optimistes chez nos interlocuteurs.
La réaction de Donald Trump
Il est naturel que les résultats du sommet à Pyongyang aient beaucoup inquiété Washington. Les occupants de la maison Blanche ont ressenti encore plus vivement qu’ils deviennent des outsiders à la traîne dans le processus de plus en plus bouillonnant et dynamique de réconciliation inter-coréenne et de règlement du problème coréen.
Les raisons sont évidentes. Après le sommet fructueux États-Unis- RPDC à Singapour le 12 juin 2018 une dualité et une contradiction ont commencé à se manifester de plus en plus clairement dans la politique des États-Unis. D'une part, le chef de la Maison Blanche continuait à faire des révérences à l'adresse de Kim Jong-un, et d’autre part les actions des États-Unis se développaient selon le programme intransigeant des forces conservatrices de droite. Restent ainsi en vigueur la politique de maintien intégral des sanctions américaines et de la campagne de pression maximum contre la Corée du Nord jusqu'à la réalisation définitive par celle-ci de sa dénucléarisation complète irréversible et vérifiable, quelles que soient les réductions profondes et graduelles de ses armements par le Nord.
Mais Pyongyang a fait savoir nettement qu'il a l'intention de réaliser la dénucléarisation, aux dires de l'ambassadeur de la RPDC à Moscou, « seulement progressivement et en synchronisation avec les actions en retour de la part de Washington, en approfondissant la confiance mutuelle ». Et Séoul l'a pratiquement soutenu dans une telle approche. Et pas seulement Séoul. Dans les derniers mois et semaines la solitude stratégique et presque l'isolement des États-Unis quant à la poursuite de la ligne de pression maximum contre la RPDC ont commencé à se manifester toujours plus clairement. Non seulement la Russie et la Chine, et maintenant la Corée du Sud, mais aussi une série d’états d’Europe et d’ailleurs parlent de la contradiction entre des sanctions étranglant la Corée du Nord, prises suite aux provocations incessantes de sa part, et les réalités de la situation actuelle, marquée par un changement radical d'attitude de Pyongyang, et une nette amélioration de la situation militaro-politique dans la péninsule coréenne. Ceci s'est manifesté distinctement dans les interventions de plusieurs délégations au cours de la 73e session de l’Assemblée générale de l'ONU en septembre dernier. Autre exemple : la tenue à Moscou le 9 octobre des premières consultations à trois parties entre collaborateurs des ministres des Affaires étrangères de la Fédération de Russie, de la République Populaire de Chine et de la République populaire démocratique de Corée. Il est ainsi souligné dans le communiqué final : « Prenant en compte les importants pas dans la direction de la dénucléarisation accomplis par la RPDC, les parties ont trouvé nécessaire et opportun de procéder à la révision par le Conseil de Sécurité de l'ONU des mesures de sanctions contre la RPDC. Une position commune contre les sanctions unilatérales est affirmée. »
Tout cela constitue assurément l'une des raisons majeures pour lesquelles Donald Trump, après avoir annulé la quatrième visite du secrétaire d'État américain Mike Pompeo à Pyongyang il y a trois semaines, l'a envoyé là-bas cette fois « dans la foulée » de la rencontre entre les chefs du Sud et du Nord. Cette fois Pompeo, arrivé à Pyongyang le 7 octobre, a mené des négociations très fructueuses et a eu une longue conversation avec Kim Jong-un (comme on le sait, pendant la visite précédente en juillet le secrétaire d'État n'avait pas été reçu par le leader de la RPDC). L'information sur le bilan de ces négociations est insuffisante. Mais on sait que les parties se sont mises d'accord pour créer des groupes de travail d’experts en vue de procéder aux actions pratiques de réalisation du processus de dénucléarisation, notamment un accord sur la liste des sites et moyens balistiques et nucléaires de la RPDC.
Il est possible que Trump ait tiré les conclusions nécessaires et ait réussi à « s'obliger » à entendre l'exigence de Pyongyang sur la nécessité de pas réciproques et à modifier précisément une ancienne position extrêmement obstinée, y compris en ce qui concerne l'atténuation graduelle des sanctions.
Si nos hypothèses se confirment, ce peut être le début de la formation d’un nouveau type de relations inter-coréennes, ainsi qu’une mise à jour significative du caractère des relations américano-nord-coréennes et américano-sud-coréennes. Et sur cette base peut apparaître une structure renouvelée des relations internationales dans et autour de la péninsule coréenne, dans laquelle le rôle indépendant du facteur intra-coréen sera beaucoup plus élevé.
Traduit du russe pour l’AAFC par YB.
Article original en russe :
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