Si l'anarchisme ne joue plus aujourd'hui qu'un rôle extrêmement mineur dans la politique sud-coréenne, il a été une importante force politique jusqu'à la guerre de Corée (1950-1953). Nous présentons brièvement ses origines (liées plus globalement à la découverte des idées socialistes par les Coréens en Chine et en Japon, ainsi qu'à la volonté de lutter contre la colonisation japonaise renforcée par le Mouvement du 1er mars 1919, même si les anarchistes coréens font généralement remonter leur inspiration au mouvement Tonghak et à la guerre paysanne de 1894) et son développement, entravé par la répression politique au Sud de la péninsule, où il représentait pourtant, à l'origine, une alternative de gauche au communisme de type soviétique.
Deux événements ont marqué en 1923 l'irruption de l'anarchisme sur la scène politique coréenne, contre la colonisation japonaise de la Corée, la même année où des milliers de Coréens furent massacrés après le tremblement de terre de Tokyo. Ayant souligné l'importance de la notion de minjok (le peuple coréen) et d'autonomie (juche), l'écrivain et journaliste Shin Chae-ho publie ainsi en 1923 le Manifeste de la révolution coréenne, où il appelle à lutter - de manière violente et non violente - non seulement contre l'oppression japonaise et son système de pillage des ressources de la Corée, mais aussi contre toute forme d'exploitation par les classes possédantes, en appelant à une révolution directe, du "peuple" lui-même, qui devient la force agissante révolutionnaire - s'inscrivant ainsi dans la filiation du communisme libertaire. Toujours en 1923, Pak Yol (qui avait participé au Mouvement du 1er Mars) et d'autres patriotes coréens furent mis en cause dans le tremblement de terre de Tokyo et accusés de complot contre l'empereur ; Pak Yol passa ainsi 22 ans de prison (où sa compagne japonaise, Kaneko Fumiko, mourut en 1926), jusqu'à sa libération en 1945.
Tandis que Shin Chae-ho a été l'un des fondateurs de la Fédération anarchiste coréenne en Chine en avril 1924, qui publiera notamment le Bulletin de la justice (renommé ensuite la Conquête), au Japon un groupe d'anarchistes coréens et japonais avait déjà fondé, en 1922, un groupe appelé la Révolte, dont faisait partie Pak Yol, et lié au mouvement ouvrier - les anarchistes coréens étant souvent des étudiants qui travaillaient parallèlement pour financer leurs études. Les anarchistes japonais avaient déjà été victimes de la répression - comme Kotoku Shusui, exécuté en 1910, après s'être opposé à la guerre russo-japonaise de 1904-1905 et avoir dénoncé l'invasion de la Corée par le Japon.
Ayant une forte coloration nationaliste, l'anarchisme coréen n'en insiste pas moins sur la solidarité internationale : en 1928, à l'initiative de la Fédération anarchiste coréenne basée en Chine se constitue la Fédération anarchiste orientale, formée notamment de camarades coréens, chinois, japonais, taïwanais et vietnamiens, dont le programme est le Manifeste de Shin Chae-ho. La contrefaçon de monnaies étrangères constituant un moyen de se procurer des ressources pour le mouvement, c'est ce motif qui justifiera son arrestation par la police japonaise en mai 1928 et sa condamnation à dix ans de prison. Il est mort d'une hémorragie cérébrale en prison le 21 février 1936.
En Corée même, des groupes anarchistes se constituèrent, notamment à Séoul, Taegu, Pyongyang, Wonsan et dans l'île de Jeju, à l'initiative notamment d'anciens camarades de Pak Yol (dont Hong Jin-yu et Seo Sang-kyeong, à l'origine de la Ligue du drapeau noir, poursuivie dès sa création en décembre 1924), et se confédérèrent en novembre 1929 dans la Fédération anarcho-communiste coréenne (dotée également de branches au Japon et en Mandchourie). Le journal Dong-a Ilbo, alors de sensibilité indépendantiste et progressiste, a rendu compte des actions menées par des groupes anarchistes dans la péninsule coréenne elle-même - comme la diffusion en janvier 1936 d'un Manifeste du parti nihiliste - et de la répression policière systématique dont ils ont été l'objet, y compris lorsque les anarchistes faisaient partie de sociétés artistiques, comme la Société du mouvement des artistes de Chungju (dont les membres ont été condamnés à des peines de prison en mars 1930).
A la même période (1928-1931), au Japon, une douzaine de groupes anarchistes étaient actifs seulement à Tokyo, regroupant plus de 600 membres, le plus important étant - de loin (avec 250 à 300 membres) - l'Union syndicale Dong Heong, fondée le 10 septembre 1926.
Organisée par Kim Jong-jin et Kim Jwa-jin, la Fédération coréenne anarchiste en Mandchourie, fondée en juillet 1929, projeta de mettre en place une société de type anarchiste, dans une région où vivaient alors 2 millions de Coréens, fondée notamment sur des coopératives agricoles, un cursus complet d'éducation, la libre administration des villages et l'auto-organisation militaire. Toutefois, la mort de plusieurs dirigeants du mouvement de janvier 1930 à l'été 1931, dans les combats tant avec les communistes que les Japonais, mit un terme à cette expérience politique.
Le cas de la Fédération coréenne anarchiste de Mandchourie illustre la transition de la lutte politique sur le terrain de la guérilla, alors qu'en septembre 1931 la Mandchourie est envahie par le Japon, et que la répression s'intensifie contre les différents mouvements indépendantistes coréens (y compris les anarchistes), avant de franchir un nouveau cap en 1937 avec le déclenchement de la guerre sino-japonaise qui contraignit les militants anarchistes à entrer dans la clandestinité. Mais dès 1929, un soulèvement étudiant à Kwangju (auquel participait notamment Ha Ki-rak) avait entraîné de nombreuses arrestations, pour activités anti-japonaises et pacifistes, tandis que les anarchistes inspiraient dès 1931-1932 différents mouvements ouvriers (comme à Pyongyang, dans l'usine de caoutchouc Pyeongwon) pour saboter la production des industries de guerre.
C'est toutefois en Chine que la lutte armée anti-japonaise fut la plus active. En octobre 1931, à l'initiative de membres de la Fédération de la jeunesse coréenne du Sud de la Chine, 7 anarchistes coréens et 7 anarchistes chinois formèrent, dans la concession française de Shanghaï, la Fédération anti-japonaise et pour le salut national qui s'engagea sur le terrain de la lutte armée (au nom du Groupe de la Terreur Noire), sous forme d'actions menées par petits groupes (pose de bombes ou assassinats, contre des Japonais et des collaborateurs pro-japonais). Des unités de guérilla, sino-coréennes, se mirent en place après le début de la Seconde guerre mondiale en 1939, à l'initiative de la Fédération de la jeunesse coréenne du Sud de la Chine et de la Fédération anti-japonaise et pour le salut national, au sein de l'Unité opérationnelle coréenne en temps de guerre, alors dirigée par Na Wol-hwan, qui devint en 1941 le cinquième détachement de l'Armée de libération de la Corée (plus tard requalifié en second détachement de l'Armée de libération de la Corée, avec à sa tête Lee Beom-seok). En conséquence, les anarchistes devinrent, avec les nationalistes et des communistes, l'une des composantes du gouvernement provisoire coréen : 2 des 57 sièges du Parlement provisoire étaient occupés par des anarchistes, à savoir Yu Ja-myeong (de la Fédération révolutionnaire coréenne) et Yu Rim (de la Fédération anarchiste coréenne), qui devait ensuite devenir un membre du gouvernement provisoire.
Après la libération de la Corée en août 1945, les groupes anarchistes coréens fondèrent la Fédération des bâtisseurs d'une société libre (FBSL), lors d'une réunion à Séoul le 29 septembre 1945. Le message introductif fut lu par Lee Eul-kyu, co-fondateur de la Fédération des anarchistes en Chine, et Ha Ki-rak prononça un discours introductif où il dénonça les risques de division du pays en une zone pro-américaine et une zone pro-soviétique. Le programme suivant en quatre points fut adopté :
1. Nous voulons construire une nouvelle société dans laquelle tous les hommes sont égaux.
2. Nous voulons construire une nouvelle société dans laquelle les paysans possèdent eux-mêmes la terre et les ouvriers leurs industries.
3. Nous rejetons toute forme de gouvernement oppressif, dans lequel un peuple gouverne un autre peuple.
4. Nous rejetons toute guerre d'agression. Toute guerre autre que d'auto-défense doit disparaître.
La FBSL organisa également une Fédération autonome des paysans et une Fédération autonome des travailleurs. Libéré de prison le 27 octobre 1945, le vétéran de la lutte anarchiste Pak Yol appela à la constitution d'une société indépendante membre de la société internationale et contribuant à la paix internationale, rejetant "le nationalisme exclusif". Yu Rim, ancien membre du gouvernement provisoire, devint pour sa part secrétaire de la Fédération générale anarchiste coréenne (FGAC). Les deux organisations (FBSL et FGAC) organisèrent conjointement une Convention nationale anarchiste, réunie à Anui du 20 au 23 avril 1946. Enfin, le 7 juillet 1946 un nouveau rassemblement conduisit à la fondation du Parti indépendant des paysans et des travailleurs (PIPT), dont Yu Rim fut élu président, et qui réunit 300 délégués lors de sa première convention nationale, du 5 au 7 mai 1947. La nouvelle organisation refusa tant les élections séparées dans la seule partie sud de la péninsule (5 membres du PIPT, élus députés après avoir concouru comme indépendants ou membres d'une autre organisation sociale, furent exclus), que de participer à la rencontre au nord avec le dirigeant Kim Il-sung (critiquant même vivement la tenue de la conférence de Pyongyang avec Kim Ku et Kim Kyu-sik). Yu Rim participa en octobre 1949 à la Conférence mondiale anarchiste s'étant tenue à Paris. Très affaibli par la guerre de Corée, le PIPT se maintint en tant qu'organisation jusqu'à la révolution d'avril 1960, durant laquelle Ha Ki-rak, un des dirigeants du parti, fut l'un des professeurs qui soutint le mouvement étudiant. La parenthèse démocratique qui s'ouvrit fut de courte durée : un mois après la disparition de Yu Rim le 1er avril 1961, le coup d'Etat militaire de Park Chung-hee jeta en prison les dirigeants du PIPT et entraîna sa dissolution en mai 1962.
Constatant le déclin continu du PIDT, des anarchistes coréens - conduits par Yi Jeong-gyu et Jeong Hwa-am - avaient fondé une nouvelle organisation, le Parti socialiste démocratique (PSD), dont l'inscription dans le cadre du mouvement anarchiste coréen est cependant discutable (membre du PIDT rival, Ha Ki-rak ne cite pas le PSD dans son histoire de l'anarchisme en Corée). Recherchant une affiliation à l'Internationale socialiste, critiquant le Parti progressiste de Cho Bong-am (alors principal opposant de gauche au régime autoritaire de Syngman Rhee) comme préparant l'avènement du communisme, le PSD apparaît en effet plutôt comme une organisation social-démocrate modérée, n'ayant pas d'ailleurs eu de réelle activité, et les anarchistes ne se distinguent pas dans la dénonciation des procès truqués contre Cho Bong-am et les membres du Parti progressiste.
La modération de Yi Jeong-gyu dans son opposition au régime autoritaire est considérée comme emblématique de la dé-radicalisation de l'anarchisme coréen, comme la qualifie l'auteur Dongyoun Hwang, et qui sera un des facteurs à l'origine de son déclin (un autre étant l'hostilité construite en Corée du Sud par les régimes autoritaires à l'égard de toute forme de socialisme, même social-démocrate). De fait, Yi Jeong-gyu s'est engagé dans un mouvement davantage culturel et économique de défense de l'autonomie des communautés rurales, en partant du principe de transformation individuelle, au succès très relatif, mais ayant eu le mérite de s'opposer à la modernisation forcée des villages, pilotée d'en haut par l'Etat, sous le régime de Park Chung-hee. Les activités pro-communautés rurales de Yi Jeong-gyu ont été menées dans le cadre de l'Institut pour l'étude de la culture nationale, dont il a été l'un des fondateurs, mais regroupant aussi des non-anarchistes (y compris des nationalistes de droite).
Une autre organisation (le Parti démocratique de la réunification) fut créée en avril 1972, à l'initiative de Yang Il-dong, Jeong Hwa-am et Ha Ki-rak, suivant les principes d'autonomie et de réunification, et militant notamment pour une réduction des forces armées à 100 000 hommes au Nord, d'une part, et au Sud, d'autre part. Le parti a été dissous en 1982, selon Ha Ki-rak.
Se revendiquant ouvertement des principes anarchistes, la Fédération anarchiste coréenne (FAC) a été créée dans un temple bouddhiste, à Séoul, le 22 juin 1972 - son nom exact en coréen étant alors "Fédération coréenne des personnes autonomes", sans doute pour ne pas subir les foudres de la répression. Regroupant des vétérans du mouvement anarchiste (Yi Jeong-gyu, Yi Eul-gyu, Jeong Hwa-am et Choe Gap-ryong), la FAC se veut l'héritière du PIPT mais est très vite entrée en hibernation, alors que la proclamation de la constitution Yusin marquait un nouveau tournant toujours plus autoritaire quelques mois plus tard. Le 21 août 1987, après le soulèvement démocratique de juin 1987, 50 anarchistes réunis à Daegu tiennent toutefois une nouvelle convention de la FAC, qui existe toujours mais n'a plus d'activités visibles en 2016 selon Dongyoun Hwang - qui cite toutefois les activités de la Société pour commémorer Yu Rim, animée par un anarchiste de troisième génération (Kim Young-chun) après avoir été créée par d'anciens membres du PIPT, pour maintenir la flamme des idéaux anarchistes.
Sources :
- Ha Ki-rak, A History of Korean Anarchist Movement, Anarchist Publishing Committee, Anarchist Publishers, Taegu, 1986 ;
- Dongyoun Hwang, Anarchism in Korea. Independence, transnationalism and the Question of National Development 1919-1984, Suny Press, New York, 2016.
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