En apparence, tout va bien : de nouvelles rencontres de familles séparées sont prévues fin août, des événements sportifs sont organisés en commun, et les échanges culturels ne sont pas en reste - des films nord-coréens étant par exemple à l'affiche du Festival international du film fantastique de Bucheon... Mais les signes concrets de reprise des échanges inter-coréens ne signifient pas pour autant que d'intenses - et complexes - négociations ne se mènent pas en coulisses, bien au contraire. Dans ce contexte, rendre public son mécontentement ou ses attentes est une tactique de négociation classique, consistant à prendre à partie la (les) opinion(s) publique(s). C'est ce que les deux gouvernements coréens ont fait récemment et quasi-simultanément, ouvertement et sans fards en ce qui concerne l'agence officielle sud-coréenne Yonhap, et pour le Nord plus discrètement (il n'y a pas de changement de ton actuellement vis-à-vis des autorités sud-coréennes dans les dépêches de l'agence officielle nord-coréenne KCNA) mais dans un article au ton incisif du Rodong Sinmun, qui est l'organe officiel du Parti du travail de Corée.
La ministre des Affaires étrangères sud-coréenne Kang Kyung-wha et le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo, à New York le 20 juillet 2018
Tempête à la Maison Bleue, siège de la présidence sud-coréenne - le Rodong Sinmun, organe officiel s'il en est des autorités nord-coréennes, a critiqué - certes, sans le nommer - le Président Moon Jae-in, ce dont a rendu compte l'agence sud-coréenne Yonhap dans une dépêche suffisamment importante pour que nous la reproduisons ci-après dans son intégralité :
Le quotidien nord-coréen Rodong Sinmun a attaqué ce vendredi le président Moon Jae-in dans ce qui semble illustrer un mécontentement croissant face à la lenteur des progrès dans les relations et la coopération intercoréennes.
L’organe de presse officiel du Parti du travail a qualifié dans un éditorial d'«insolents» et d'«inutiles» les propos que Moon a tenus récemment sur le sommet Corée du Nord-Etats-Unis du 12 juin.
Bien que le quotidien n'ait pas mentionné directement Moon, il faisait référence à la conférence donnée la semaine dernière par Moon à Singapour au cours de laquelle il a appelé Pyongyang et Washington à mettre en œuvre ce que leurs dirigeants ont décidé en juin, tout en les mettant en garde contre le jugement grave du monde s’ils ne parvenaient pas à le faire.
Le journal a également souligné que des questions «importantes» que les deux Corées doivent aborder restaient en suspens pour une durée indéterminée, critiquant le Sud pour avoir sapé la coopération intercoréenne en citant les sanctions imposées contre la Corée du Nord comme prétexte.
Il était rare que le média nord-coréen s’en prenne au président sud-coréen depuis le sommet intercoréen du 27 avril à l’issue duquel les dirigeants se sont mis d’accord pour mettre fin aux actes d’hostilité l’un contre l’autre.
Pour apprécier quelle est effectivement la portée des critiques des autorités de la République populaire démocratique de Corée (RPDC, Corée du Nord) à l'égard de la République de Corée (Corée du Sud), nous avons consulté les versions anglophones de deux médias nord-coréens à la date du 22 juillet 2018. Tout d'abord, nous n'avons alors noté aucun changement de ton concernant l'agence de presse KCNA (à la différence de Yonhap, qui s'interroge soudain sur la mention par la RPDC de la "crise économique" en Corée du Sud, alors que la couverture par les médias nord-coréens des manifestations de mécontentement social au Sud est un thème récurrent), les obstacles aux progrès dans les relations Nord-Sud étant mis sur le compte des forces anti-réunification (au premier rang desquelles l'opposition conservatrice). En revanche, dans la rubrique "relations inter-coréennes" de la version anglophone en ligne du Rodong Sinmun, une sévère critique des autorités sud-coréennes est formulée dans un article daté du 21 juillet 2018, signé de Kim Chun Sun (la précision est importante, puisqu'il ne s'agit donc pas du point de vue officiel d'un des organismes de pouvoir nord-coréens). L'argumentaire est conduit selon trois axes principaux : le manque de progrès dans les relations inter-coréennes imputé aux autorités sud-coréennes (ce que met justement en avant l'article de l'agence Yonhap, en estimant que le changement de ton à Pyongyang traduit des attentes nord-coréennes quant au développement des relations Nord-Sud) ; les velléités de la Corée du Sud de se présenter comme la force motrice dans les relations Nord-Sud, voire dans les relations Etats-Unis - Corée du Nord (ce qui serait humiliant pour le Nord, ravalé au rang de suiveur de politiques décidées ailleurs qu'à Pyongyang) ; la dépendance de la Corée du Sud vis-à-vis de ses "maîtres" américains. Selon Kim Chun Sun,
Les autorités sud-coréennes font grand bruit pour la mise en oeuvre de la déclaration de Panmunjom dans leurs discussions avec nous. Mais elles n'ont pas encore pris de mesures pratiques pour une amélioration fondamentale des relations Nord-Sud, en lisant sur le visage de leurs maîtres américains, et laissent par conséquent pendantes, de manière permanente, d'importantes questions entre le Nord et le Sud.
C'est un principe clair tiré de l'histoire passée que la Corée du Sud a échoué à jouer ne serait-ce que le rôle d'un assistant - ne parlons même pas de "force motrice" - alors qu'elle est prise dans un cercle vicieux où elle flatte l'une des parties et est rejetée par une autre partie, où elle voit l'une des parties interférer après qu'elle a fait partager ses vues par l'autre partie.
Faire des "mises en garde" inutiles, se retrouver enserré dans l'absurde "théorie de la force motrice", pourrait porter atteinte au processus de paix dans la péninsule coréenne et avoir des résultats décevants en offrant la possibilité à des forces malhonnêtes de pêcher en eaux troubles.
S'il est évident que les deux parties auxquelles fait allusion l'auteur de cette tribune sont les Etats-Unis et la RPD de Corée, d'autres formulations ont une certaine ambiguïté toute diplomatique - et que ne peut que renforcer le fait que nous avons opéré la traduction en français d'un article déjà traduit du coréen en anglais, la double traduction pouvant entraîner des pertes de sens. En particulier, les "forces malhonnêtes" contre lesquelles il est mis en garde sont-elles à l'intérieur ou à l'extérieur du gouvernement sud-coréen ? S'agit-il de l'opposition conservatrice, d'une partie de l'administration sud-coréenne nommée sous les présidences conservatrices (et dont elle peut partager les vues) ou de sensibilités internes à l'actuel gouvernement sud-coréen, plus réticentes au dialogue ? Les différences de positions vis-à-vis de Pyongyang sont patentes à Washington (John Bolton étant le chef de file de ceux qui ne croient pas au dialogue avec la Corée du Nord). De telles sensibilités existent certainement aussi à Séoul, même si elles sont plus difficiles à identifier avec certitude.
Un point saillant de la critique nord-coréenne - que ne met pas en avant la (courte) dépêche de l'agence Yonhap citée plus haut - est la volonté de Pyongyang de dissocier les relations inter-coréennes des relations Etats-Unis - Corée du Nord, largement centrées sur la question nucléaire. Une telle attente n'est pas nouvelle, et s'est jusqu'à présent heurtée à une fin de non-recevoir de Séoul, qui entend maintenir l'alliance militaire avec Washington et déclare partager totalement la position américaine d'une levée des sanctions seulement après la dénucléarisation complète de la RPD de Corée. Ayant rencontré le secrétaire d'Etat américain Mike Pompeo à New York le 20 juillet 2018, Kang Kyung-wha, ministre des Affaires étrangères de la République de Corée aurait rappelé comme suit la position de Séoul, selon l'agence Yonhap :
La ministre a rappelé aux journalistes présents avant le début de l’entretien [avec Mike Pompeo] que la Corée du Nord a à multiples reprises affiché un «engagement clair» de dénucléarisation complète, notamment au cours du sommet de Singapour le mois dernier, entre Kim et Trump. «Nous espérons qu’ils tiennent cet engagement», a-t-elle poursuivi.
A la presse sud-coréenne, Kang a dit après les réunions qu’un consensus existait entre les membres du Conseil [de sécurité des Nations Unies, également rencontrés à New York] sur le besoin de maintenir les sanctions contre le régime nord-coréen jusqu’à la dénucléarisation totale.
Alors que le dernier cycle de négociations à Pyongyang, avec Mike Pompeo, sur la mise en oeuvre de la dénucléarisation de la RPD de Corée à la suite du sommet de Singapour ne s'est pas déroulé dans les meilleures conditions (comme en a témoigné une dénonciation à Pyongyang des "méthodes de gangster" de Washington), il est évident que le soutien public affiché de Séoul à la ligne de négociations dure des Etats-Unis avec la RPD de Corée n'a pu être reçu qu'avec mécontentement à Pyongyang. Le commentaire de Kim Chun Sun dans le Rodong Sinmun est la réponse du berger à la bergère.
Mais le gouvernement sud-coréen du Président Moon Jae-in, très attaché à la poursuite des échanges Nord-Sud, a parfaitement reçu le message nord-coréen, et une ouverture significative a été faite par Mme Kang Kyung-wha à New York : la possibilité d'un allègement partiel des sanctions sans attendre la fin du processus de dénucléarisation. Ainsi, toujours selon l'agence Yonhap,
[Mme Kang] a souligné qu’il pourrait y avoir un assouplissement des sanctions seulement en cas de progrès vers la dénucléarisation, tout en notant qu’une levée «limitée» pouvait être nécessaire pour conserver le dialogue avec Pyongyang.
La levée des sanctions est vitale pour la République populaire démocratique de Corée. A présent, Pyongyang attend toutefois autre chose que des mots : des gestes concrets de Séoul... et de Washington. Le double processus de négociation (inter-coréen et entre Pyongyang et Washington) est plus que jamais en cours. Mais il n'est pas un long fleuve tranquille.
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